Ton nouveau livre Punks & Tribes sort prochainement. Pourquoi photographier cette scène ? Est-ce-que tu t'es dit à l'époque que témoigner de cette époque serait d'importance majeure un jour ? Ou est-ce que tu prenais juste des photos personnelles ?
Ni l'un, ni l'autre. J'étais fascinée par l’énergie de cette scène musicale. Quelque chose d'extraordinaire se passait... et je ressentais ce besoin urgent de le capturer. Il y avait un esprit d'ouverture et d'acceptation. Une nouvelle culture pop émergeait. « Kill The Hippies Now ! »
Le punk a produit comme une explosion dans ma tête. Soudainement tout était possible, même pour une autodidacte comme moi.
Comment décrirais-tu cette époque aux jeunes générations, nées dans les années 1980 ou 1990 ?
C'était comme d'attendre que la guerre nucléaire éclate... La guerre froide battait son plein. Des espions de tous les bords... Tchernobyl ! Tu te souviens ? Berlin-Ouest était entouré de militaires russes, leurs missiles pointés sur nous. Une ligne mortelle était instaurée et nous n'avions aucune idée de ce qui se passait de l'autre côté du mur.
La population se composait d'immigrés turcs, de personnes âgées, d'artistes, de punks, de squatteurs, d'une faune alternative et de jeunes de l'Ouest qui voulaient échapper au service militaire. Les loyers étaient ridicules, la vie peu chère, comme les drogues. Ça a créé un terreau favorable aux artistes .
Nos lecteurs français sont plus familiers avec la scène punk anglaise ou celle du Downtown New-York. Raconte-nous la scène de Berlin-Ouest : son pouls, son esprit, ceux qui la composaient, ses bars mythiques, ses artistes... Tu as connu aussi le Paris et le New-York du début des années 1980, en quoi Berlin était-elle différente ?
Berlin-Ouest n'était qu'excès, qu'avant-garde. Et il y avait ce truc sexy dans l'air, difficile à égaler. New-York était peut-être ce qui s'en rapprochait le plus. Les gens faisaient de constants aller-retour entre les deux villes. Tu pouvais vivre comme tu l'entendais. Personne ne te faisait chier. Berlin-Ouest dans les années 70 et 80, c'était ça.
La ville jouissait d'un statut légal spécial et unique, les clubs et les bars étaient ouverts 24h/24. La ville grouillait de jeunes gens.
En plus, je voulais profiter de mon amie, la chanteuse Mona Mur et son groupe de déjantés composé de musiciens de Einstürzende Neubauten, Hacke et FM Heinheit entre autres. Dès que j'arrivais en ville, nous nous laissions emporter par le mouvement et je ne voyais plus la lumière pendant des jours. En gros, je photographiais tout ce que je voyais dans les clubs, dans les bars et dans les squats.
J'aimais cette contre-culture, le style de vie punk, sa beauté et son attitude, ses drogues et ses fêtes. « I Love Chaos » Et tout était CHAOS !
En 1982, tu as été la première à photographier un punk de l'Est, devant la statue de Lénine. Est-ce que tu peux nous parler de cette aventure au-delà du Mur ?
Lors de l'un de mes séjours à Berlin-Ouest, je me suis demandé comment les jeunes vivaient à l'Est et quel genre de musique ils écoutaient. Mon amie Mona (ndlr : Mona Mur) et moi avons soumis l'idée à un canard de gauche de Hambourg, Konkret. En une semaine, on a eu la commande d'un papier sur la culture des jeunes et la vie nocturne de Berlin-Est, ce qui était assez unique à l'époque.
Nous sommes passées à l'Est, le jour où Ronald Reagan était en visite officielle à Berlin-Ouest, de la tourmente à un monde étrangement sombre et silencieux. Sur place, on devait demander un laisser-passer au bureau de « Staatssicherheit ». Et lorsque j'arrête la voiture juste devant une cabine téléphonique, il y avait un punk dedans ! Quelle surprise de voir un punk là !
Bien sûr, je commence à le prendre en photo, mais un « Volkspolizist », en faction juste à côté, s'interfère et confisque mon appareil. Il me demande de le suivre au poste. A sa plus grande surprise, Mona insiste pour se faire arrêter aussi, en mode gonzo.J'ai demandé au jeune punk de nous attendre, ce qu'il a fait. Après un intermède presque comique au commissariat, encore dans le plus pur style gonzo (bien entendu, nous avions une autorisation), nous l'avons retrouvé. C'est comme ça que nous avons rencontré les punks des squats.
Bien sûr, nous avions un observateur officiel qui nous a collé aux basques durant les 5 jours qui ont suivis, mais à force de le charger en vodka Sto Gramm dès le petit déjeuner, nous l'avions rendu assez peu vigilant et inapte à nous surveiller constamment. Débarrassés de lui, nous allions dans les appartements squattés de Prenzlauer Berg pour rencontrer d'autres punks. Graffitis sur les murs, toilettes sales... Juste comme n'importe quel squat de Berlin-Ouest.
Les mecs portaient des tenues vraiment cools, avec des t-shirts en maille, d'ouvriers, bombés de couleurs, créatifs et sexys ! J'étais impressionnée.
Le jour suivant, le rendez-vous fut pris au monument pour Lénine, où j'ai pris les fameuses photos. Le cliché illustrait parfaitement le fait que le mouvement punk était tout aussi vivant à l'Est. On a aussi rencontré des groupes « officiels », vu des concerts, été dans les bars, les parcs. Visuellement, l'Est de la ville semblait s'être figé dans le temps, dans ce temps d'avant le Mur. Son atmosphère bizarre m'attirait étrangement. Il y avait du danger dans l'air ! C'était silencieux, peu de voitures circulaient. Tout le monde épiait tout le monde...
Tu étais où à la chute du Mur ? En quoi cet événement a-t-il changé la culture punk allemande ? Quelles furent les mutations du Berlin, où tu vis aujourd'hui ?
Je dînais à la Brasserie Bofinger à Paris, avec un ami allemand, quand le serveur nous l'a annoncé. J'ai eu la chair de poule et me suis sentie allemande, pour la première fois de ma vie.
Après la chute du Mur, les musiciens et artistes de l'Est et de l'Ouest se sont mélangés. De nouveaux lieux ouvraient dans les espaces les plus improbables, les Berlinois de l'Ouest ont réagi très vite et pris d’assaut des immeubles entiers, les oiseaux de nuit donnaient libre cours à leur folie...
Chaque jour, un nouveau club ouvrait ses portes. Je ne peux pas dire si la scène punk allemande a changé après 1989. L'ère de l'acid-house, des raves et de la Love Parade a pris le relais. Berlin est toujours en pleine mutation aujourd'hui, toujours pleine de jeunes et toujours sexy.
Est-ce que tu as été surprise par la façon dont le punk a été récupéré par l'industrie de la mode et le monde de l'art ? Comment as-tu réagi à cette antinomie ?
Je ne suis pas surprise, parce que le punk et ses incidences avaient vraiment de la gueule. La mode est toujours avide de nouvelles tendances. Tout d'un coup punks, pop-stars et stylistes se sont mis à travailler ensemble, à la création de costumes toujours plus outrageux et excentriques .
En tant que photographe free-lance travaillant aussi pour une presse plus classique (prenant des portraits d'acteurs, écrivains, metteurs en scène, etc...), qu'est-ce que tes collègues pensaient des tes activités additionnelles, à savoir prendre part à des émeutes (celle du concert des Clash au Markthalle de Hambourg), faire la fête avec les plus grands groupes de punk de l'époque, passer de l'autre côté du mur en mode reportage gonzo, etc.?
Certains collègues étaient étrangement jaloux, mais ça ne m'a pas empêché de continuer. Même mon agent ne me soutenait pas vraiment dans cette voie. J'étais la première femme photographe à capturer cette scène sur pellicule et je m'amusais beaucoup. Peut-être un peu trop au goût de certains.
De tous ces artistes mythiques que tu as photographiés, quelle rencontre fut la plus marquante pour toi ? Et pourquoi ?
Au début de ma carrière, j'ai rencontré Frank Zappa au Circus Krone à Munich. C'était en 1978, il tournait un documentaire pour la télé allemande. Je me suis avancée et lui ai juste demandé si je pouvais prendre quelques clichés. Bien sûr, il a gentiment répondu que oui, à la condition qu'il puisse voir les photos. Ce qu'il a fait... Et fait extraordinaire, il en a même achetées quelques unes !
Ça m'a appris qu'il fallait juste oser demander.
Après, quelle rencontre fut la plus folle, la plus surréaliste ?
Sans hésitation, celle de Denis Hopper à Berlin-Ouest , en 1982. J'étais envoyée par le Playboy Magazine allemand pour faire un sujet sur lui et Fritz Müller-Scherz, journaliste et scénariste de L'Ami Américain (ndlr : Wim Wenders, 1977), sur le tournage duquel ils étaient justement devenus amis.
Et c'était parti pour des nuits sans fin, avec Dennis qui harcelait les gens pour trouver de la drogue. Son régime toxique le rendait plutôt agressif, il ne dormait pas, ne mangeait pas. Comme souvent sur les tournages, l'histoire du film se répercute hors caméra en mode paranoïaque et exaltée. Ce fut le cas de ma rencontre avec Dennis. Il insistait pour que je prenne des photos de lui à poil dans un sauna. Bien sûr, c'était impossible et ce, pas que pour d'évidentes raisons techniques. Ça s'est fini aux poings. La Méthode de l'Actors' Studio dans sa plus pure expression ! Il se comportait exactement comme son célèbre personnage de Blue Velvet, Frank Booth (ndlr : David Lynch, 1986), qu'il a joué deux ans plus tard. C'était effrayant, je ne peux pas en dire plus.
Le lendemain, sur le tournage, nous avons trouvé un Dennis Hopper frais comme un gardon et absolument charmant. J'ai appris plus tard qu'il demandait systématiquement aux photographes femmes de Los Angeles de le photographier nu.