GUILLAUME MICHEL & JEAN-FRANCOIS MICARD « D-SIDE MAGAZINE »


Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)

Tournant du millénaire, des années 1990 et 2000. Culture industrielle, mouvement gothique, création électronique, modifications corporelles, fétichisme, cinéma et littérature fantastique ? Le mélange des genres fait rage et une nouvelle culture hybride règne dans l'obscurité des marges mondiales.

La Spirale avait interviewé Guillaume Michel, rédacteur en chef de D-Side, bimestriel francophone consacré à la face obscure de la culture contemporaine, et Jean-François Micard, l'un de ses plus ardents collaborateurs, peu de temps après le lancement de leur magazine à l'orée des années 2000.


Propos recueillis par Laurent Courau.



Mouvement gothique, musique industrielle, cultures électroniques. Comment définiriez-vous la ligne éditoriale de D-Side ?

JFM : Pour moi, D-Side est au confluent de plusieurs cultures, c'est en partie ce qui fait sa richesse, et c'est aussi ce qui me motive le plus. Musicalement, par exemple, si nous partons évidemment d'un terreau gothique et électro, on explore aussi des aspects plus radicaux, plus « mutants », ce qui correspond en définitive assez à l'évolution du mouvement en lui même. Aujourd'hui, toutes les sous-chapelles de la musique dont nous parlons se recoupent plus ou moins. Des groupes goth virent au métal-indus, la techno envahit l'électro et l'indus s'infiltre partout.

GM : On ne peut plus parler aujourd'hui de musique ou de culture gothique, tout est à mettre au pluriel, les genres sont si nombreux, le gothic-rock issu des années 80 et le look qui s'y rattache est maintenant un genre parmi d'autres. D-Side est le magazine qui tente de fédérer tout ce qui est sombre, bizarre, hors-normes, certains artistes sont connus, d'autres pas du tout, tous ont une sensibilité ou une démarche qui appartient à un univers underground. Il serait difficile de trouver un dénominateur commun plus précis entre Nine Inch Nails, Cradle of Filth, Dead Can Dance ou Depeche Mode, Cronenberg, Witkin ou Poppy Z Brite, pour ne citer que des noms connus?

Quels furent vos parcours respectifs avant la création de ce magazine ? On sait notamment que vous étiez impliqués dans Elegy.

GM : Nous avons créé Elegy chez CPES éditions en septembre 1998, l'éditrice déléguée de ce groupe de presse m'avait contacté car je lui avait parlé, quelques mois avant, de l'existence de ce genre de magazine à l'étranger et du manque cruel d'un tel support en France. J'ai eu une enfance difficile, mes parents m'ont obligé à écouter de l'indus brutal dés mon plus jeune âge, c'était très dur à la ferme. Et puis, après dix-huit années passées dans les Vosges (ça c'est vrai), je suis venu faire mes études à Paris, j'ai préféré les soirées goth au droit et je suis donc devenu, depuis longtemps maintenant, organisateur de concerts goth/métal/électro/indus et DJ (sous le nom de Sanctuary à la Locomotive/Paris). J'avais donc déjà une bonne connaissance de ce milieu, les contacts nécessaires et des goûts suffisamment éclectiques pour faire que le mag ne soit pas le reflet d'un seul style musical. J'avais déjà rencontré J-F une fois puisque c'est à cet « enf' » qu'on avait donné mon poste de commercial chez le distributeur de disques electro-goth-indus Semantic ! Pas mal pour un premier contact devant mes cartons ? Nous nous amusons beaucoup plus maintenant, car c'est un garçon très sain qui vit à la campagne et fait son pain en écoutant du bruit avec sa femme. Nous avons « presque » les mêmes goûts et le même humour pourri, voilà le secret d'une collaboration réussie !

JFM : Il oublie de dire qu'il joue avec les escargots quand il vient dans ma campagne ! Plus sérieusement, tout a commencé pour moi par une grande claque, vers le milieu des années 1980, avec la découverte simultanée de Front 242, de Sisters of Mercy et de Bauhaus. Pour moi qui venait du punk, et qui évoluait encore dans une mouvance punk-sombre (Panik, Oberkampf pour les français, Killing Joke, les Damned de l'autre côté de la Manche), ça a été comme une révélation. J'étais encore au lycée, et je me suis mis à chercher de façon boulimique de nouveaux sons. Comme il n'y avait pas, à l'époque, de médias spécialisés dans le domaine, ça a été quatre ou cinq ans d'essais, d'erreurs, de découvertes d'autant plus enthousiasmantes qu'elles étaient inattendues, comme le premier Nox acheté pour sa pochette, ou Norma Loy découvert en première partie de Fields of the Nephilim. Partant de là, tout s'est enchaîné assez logiquement, dans la mesure où j'ai toujours conservé ce même appétit de découverte. Une fac' d'arts plastiques, des expos, quelques soirées organisées alors qu'il n'y en avait pas des tonnes, puis un fanzine, Rhizomes, qui m'a permis d'intégrer l'équipe de Semantic / Ausland sur leurs deux dernières années d'existence à la place de Guillaume qui ne m'en a heureusement pas voulu, puis Prémonition pendant quelques mois, avant de faire partie d'Elegy dès le premier numéro. D-Side est à mes yeux la résultante de toutes ces expériences passées, et d'une envie de continuer à faire partager des découvertes et des coups de coeur, tout en m'amusant avec des blagues nulles qui ne font rire que nous deux.

Qu'est-ce qui vous a poussés à vous impliquer dans ces aventures rédactionnelles ? On pourrait douter qu'il y ait un public pour des magazines aussi pointus en France. Les seules publications étrangères que je connaisse ne dépassent pas le statut de fanzines, aussi luxueux soient-ils.

JFM : Une envie de combler un manque, de permettre au public actuel de bénéficier d'un écho qui nous avait manqué lorsque nous avons commencé à nous intéresser à cette musique. Nous savions qu'il existait un public, car on le voyait dans les soirées, les concerts, mais ce que nous ignorions, c'est si nous pourrions parvenir à fédérer des chapelles éclatées et à faire se rencontrer des milieux pas forcément aussi proches qu'il peut sembler comme les joueurs de jeux de rôles, les goths purs et durs, les amateurs d'art contemporain, les fans d'indus brutal... Les deux ans passés à Elegy m'ont persuadé, par l'accueil de nos lecteurs, que nous avions eu raison de faire ces choix, et de n'en faire qu'à notre tête.

Quelles furent les réactions à la sortie du premier numéro de D-Side, tant en terme de vente que de réactions du public et des médias ?

GM : Spectaculaires, les ventes tournent autour de 12000 exemplaires en France pour le premier numéro, nous n'avons pas à l'heure où je te réponds les chiffres du second, mais on sait que ça a augmenté ce qui est vraiment très bien pour un mag' aussi pointu. Le soutien des lecteurs est formidable, on se défonce toujours plus pour eux et ils nous le rendent bien.

JFM : Nos lecteurs ont été extraordinaires ! Nous avons été soutenus par un public enthousiaste et chaleureux, et l'écho médiatique, s'il n'a pas été énorme, puisque par définition D-Side doit rester un magazine underground, a en tout cas été respectueux de notre démarche. En règle générale, tout le monde nous a suivi dans cette aventure et a continué, dès la sortie du numéro 2, à nous manifester son soutien, ce qui, personnellement, est plus que suffisant pour me pousser à persévérer.

Quelle est l'audience de D-Side aujourd'hui et comment équilibrez-vous vos comptes ? Grâce aux ventes, à la publicité ou à un bénévolat forcené ?

GM : Les ventes et la publicité couvrent les frais de fabrication du magazine qui est très coûteux car luxueux, les droits à verser pour les artistes présents sur le CD sampler et les piges de nos journalistes. Tout le monde est payé, les salaires ne sont évidemment pas énormes, puisque c'est une petite structure qui nous appartient et que les frais sont délirants, mais tant qu'on a de quoi bouffer en se faisant plaisir, on continue l'aventure.

Que savez-vous du lectorat de votre revue ? J'image que vous devez avoir des spécimens de tordus tout à fait intéressants et recevoir un courrier des lecteurs pour le moins surprenant...

JFM : Notre lectorat n'est pas si « freak » que cela, et il est très varié. Pour ce que nous en savons, il va du jeune amateur de soirées qui vient de découvrir le mouvement au vieux routard qui replonge. Je reçois pas mal de mails de trentenaires qui me disent qu'ils avaient laissé tombé le gothique et l'électro depuis plusieurs années, et qu'ils se sont retrouvés dans D-Side au point de se mettre à racheter des disques. Mais en dehors de cela, non, on ne reçoit pas de rats crevés et de tas de boulons.

Quels sont les médias, tous supports confondus, dont vous vous sentez proches en France et dans le reste du monde ?

GM : Les Belges de Side-Line sont vraiment bons, sinon on a chez nous de très bons fanzines culturels et musicaux qui sont des compléments excellents de D-Side, puisqu'ils peuvent accorder plus de place à certains artistes en particulier. Sinon il existe beaucoup d'émissions de radio spécialisées vraiment actives, rien à la télé ou sur les grosses radios nationales, c'est dommage.

JFM : D'accord pour Side-Line qui est une mine d'informations, mais en France je trouve qu'il y a assez peu de revues qui tiennent le coup sur la distance. Je citerais juste Feardrop, dont l'intelligence et la qualité des articles et des CDs me surprend toujours autant à chaque livraison. C'est une vraie référence, qui ose faire des choix et s'y tenir. Il y a aussi quelques fanzines par ailleurs, mais c'est plus ponctuel. Pour le reste des médias, il est difficile de répondre, dans la mesure où le nivellement qui sévit un peu partout condamne les émissions de radio indépendantes à être reléguées à des plages horaires qui limitent leur écoute. Quant à la télé, c'est le désert complet, car Tracks n'est qu'un pâle succédané de l'excellent Megamix.

Que pensez-vous du de la presse culturelle française et des rares magazines qui traitent des nouvelles cultures urbaines ? Citons Crash, Technikart ou Coda par exemple...

JFM : J'ai un petit faible pour l'aspect visuel de Crash, même si les articles me déçoivent souvent. Coda ou Trax évoluent de façon relativement intelligente, quant à Technikart, j'avoue admirer leur mauvaise foi militante. Le reste de la presse culturelle ne s'attache - hélas - qu'à des aspects mineurs du mouvement gothique, pour stigmatiser Marilyn Manson et se contenter de généralités énormes pour tout le reste, comme l'a fait récemment Télérama par exemple.

Il aura fallu beaucoup de temps pour que les médias de masse s'intéressent à la vague gothique issue du milieu de années 90. Quelles sont selon vous les raisons de ce long silence ?

JFM : Le gothique est en soi un mouvement peu expansif, qui se prête assez peu à un traitement rapide et succinct, et c'est ce que cherchent les médias de masse. Quelques phrases vite emballées, et on passe à autre chose. C'est à cela que l'on doit quelques sursauts plutôt néfastes, en général lors d'affaires sordides de massacres (Littleton) ou de profanations. On se retrouve alors réduits à des silhouettes suicidaires qui arpentent le Père Lachaise en récitant du Lautréamont et font des messes noires à la pleine lune. Trop de sujets de ce type ont finalement poussé le goth à se méfier des médias, car il savait d'instinct que ses propos seraient déformés et serviraient à une lecture partisane du mouvement.

Ce qui, à mon sens, fait que les choses ont changé, c'est, d'une part, que des personnalités comme Jean-Paul Gaultier ou Tim Burton ont affirmé leur attirance pour le gothique, et que des groupes, plus ou moins « affiliés » goth ou électro ont atteint un tel succès populaire qu'il devenait difficile de les ignorer. Marilyn Manson ou Rammstein sont les deux exemples les plus évidents. Mais je ne suis pas sûr qu'on ait d'un seul coup basculé dans un monde parfait sous prétexte que les projecteurs se tournent un peu vers le mouvement gothique.

Une émission telle que Zone Interdite, ou des articles à droite à gauche dans la « grande » presse continuent de marteler des arguments tels que gothique=sataniste=fasciste. J'ai reçu récemment un mail d'une étudiante en sociologie qui m'affirmait que l'un de ses profs citait l'appartenance au mouvement gothique comme l'une des composantes d'un comportement criminel. Si un prof est réellement capable de dire ça, ça veut dire qu'il nous reste beaucoup de travail à faire.

GM : Mince, il a tout dit !

JFM : Et encore, je me suis retenu?

Avez-vous le sentiment d'appartenir à une famille ou à une tribu, voire d'en être les porte-drapeaux ?

GM : A une famille mondiale, ça oui, et c'est vraiment rare de trouver une culture qui dépasse sans problème toutes les frontières, les barrières de langue? le sentiment d'appartenance est très fort et c'est très intéressant de faire un magazine qui s'adresse à des gens d'âges différents qui appartiennent à tous les milieux socio-professionnels et qui pourtant ont quelque chose en commun qui s'exprime dans D-Side.

JFM : Je ne nous vois pas comme porte-drapeau, mais plutôt comme porte-voix, entrouvreur de portes. Le but est de faire prendre conscience d'un univers terriblement vaste, de donner des pistes que chacun peut décider de suivre ou non. Un artiste comme Boltanski n'est pas goth, mais nombre d'entre nous peuvent se retrouver dans son travail. En ce sens, peut-être que j'appartiens à une tribu, mais cela va plus loin qu'un simple mimétisme vestimentaire ou capillaire, contrairement au sens couramment admis aujourd'hui de « tribu ». Ce qui est exaltant, et c'est en ce sens que j'estime que D-Side fait office de porte-voix, c'est que nous avons offert un écho à des jeunes groupes, qui sont aujourd'hui signés, que des soirées se montent un peu partout à droite et à gauche et font le plein, parce que l'information passe, de manière un peu plus efficace qu'avant.

Comment envisagez-vous l'avenir de D-Side ? Vous pensez vous ouvrir à l' ensemble des sous-cultures urbaines ou vous préférez vous cantonner aux univers gothiques, industriels et électroniques ?

JFM : Nous ne sommes qu'au tout début de l'exploration des domaines gothiques, indus et électroniques, et je pense qu'il nous faudra déjà longtemps, au train où vont les choses, pour en épuiser les ressources. Ce sont des cultures en perpétuelle mutation qui évoluent, changent, et ne cessent de se redéfinir. Tant que nous conserverons la liberté d'englober des choses très différentes dans un même univers sans être forcés d'intégrer de manière factice une autre « sous-culture » (même si je déteste ce mot), je m'estimerais satisfait.

GM : Je voudrais plus de dinosaures et de femmes nues, mais Jean-François me l'interdit. Je pense que l'avenir de ces musiques est radieux, que la culture dont nous parlons existera toujours et que nous rachèterons Libération et Le Monde avant la fin de l'année pour avoir aussi un mag' totalement électronique et un autre totalement goth.

Comment voyez-vous l'avenir de cette culture informelle qui regroupe la culture gothique, la musique industrielle, le cyberpunk, les nouveaux païens, les modifications corporelles et le fétichisme ? Qu'est-ce que vous imaginez comme évolutions possibles et probables ?

JFM : William Gibson avait raison, et la réalité l'a même pris de vitesse ! Je pense que nous allons assister de plus en plus à une fusion des diverses cultures pour arriver à une sorte d'idéal cyberpunk mélangeant look gothique et fétichiste, modifications corporelles et paganisme, le tout dans un vaste brouet techno-goth-indus porté par Internet. J'attends même cela avec impatience, car ce sera l'aboutissement d'une culture qui pourra enfin s'exprimer dans tous les domaines, sans rester confinée à un simple environnement musical.

Dès lors que les modifications corporelles seront réellement radicales, on risque de se trouver face à une nouvelle forme d'humanité, qui aura pour ceci de fantastique qu'elle se sera créée elle même, par la génétique et la mécanique. Je pense aujourd'hui que tous ces éléments commencent lentement à s'implanter dans la société et qu'il sera difficile de les en déloger. Le risque en revanche, serait que le « mainstream » considère cela comme une simple mode et que l'on se retrouve envahis de Céline Dion percées et de Cyber-Britney Spears !

GM : Vous voyez, je travaille avec un grand visionnaire ! C'est vrai qu'aujourd'hui tout se brouille et se mélange, les mouvements se croisent et s'empruntent leurs marques distinctives. Ces crossovers sont réjouissants, car ils mettent en relation des personnes et des artistes qui appartenaient il y a peu à des mouvements qui se méprisaient les uns les autres ou ne se connaissaient même pas alors qu'il y a tant à partager ; de la techno à l'indus, du métal au gothic-rock, de l'électro à la dark-folk, chacun peut prendre chez l'autre un élément musical ou culturel qui enrichira son monde ou sa démarche. C'est ça « The D-Side of the Force » !


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Titre : GUILLAUME MICHEL & JEAN-FRANCOIS MICARD « D-SIDE MAGAZINE »
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Genre : Interview
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Guillaume Michel & Jean-François Micard - D-Side - Une interview tirée des archives de La Spirale.

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