DOM GARCIA « PHOTOGRAPHE DE LA LIBERTÉ MONSTRUEUSE »


Enregistrement : 06/12/2019

On peut apercevoir Dom Garcia dans les méandres obscurs des boîtes de nuit, pendant les performances et aux vernissages des artistes marginaux, avec toujours le même profil, chapeau à bords et lunettes, reconnaissable de loin. À la recherche des inconnus qui se cachent derrière les masques éphémères ou des freaks qui se manifestent tels qu'ils sont, Dom Garcia lui-même fait partie des personnages de l'underground parisien. Jamais préméditées, ses photos du tourbillon nocturne parisien sont prises dans la transe enivrante d'une soirée qui vous absorbe et déchaîne ou permet d’être vous-même.

Contrairement aux photos euphoriques de freaks et de personnages grotesques des nuits parisiennes, ses photos de jour sont des témoignages quasi documentaires des artefacts humains figés dans le présent. Archéologue de la culture pop créée par les non-artistes des rues parisiennes, Dom Garcia capte l'instant de modernité qui vit à un rythme accéléré et laisse des traces vouées à devenir un passé immémoré.


Propos recueillis par Alla Chernetska




La fête est un laps de temps où tout est permis, les gens abandonnent leur rôle social et laissent sortir leurs vraies impulsions. Quand, en plus, une personne met un masque, elle cache son visage « social » et, en même temps, elle peut montrer sa vraie personnalité à travers le masque. Comme disait Oscar Wilde, « C'est lorsqu'il parle en son nom que l'Homme est le moins lui-même ; donnez-lui un masque et il vous dira la vérité ». Ainsi le masque dissimule et montre en même temps. On peut aussi en mettre un pour devenir quelqu'un d'autre comme les chamans qui incarnent les divinités en mettant un masque. On voit beaucoup de personnages masqués sur tes photos, souvent lors de fêtes ou de performances artistiques. Certaines personnes, sur tes photos, semblent avoir un masque sur le visage mais en réalité n'en ont pas. Comme photographe, que veux-tu saisir à travers le masque : la vraie personnalité ou l'identité dissimulée, ou bien un moment de dérive où on peut devenir tout ce qu'on veut ? Ou tu as tes propres idées ?

Les trois ! Le masque, effectivement, permet de se lâcher et, dans une société de plus en plus corsetée où tu es surveillé en permanence, c'est toujours bon à prendre ! Comme il cache le visage, on ne voit que les yeux et c'est le regard qui révèle ce que le sujet ressent réellement. Même dans mes autres portraits, ce que tu remarques en premier, c'est leur regard. C'est pourquoi je fais des photos en noir et blanc. En simplifiant, en enlevant la couleur, je concentre ce que la personne renferme à l'intérieur d'elle et ses yeux en sont la porte d'entrée. On peut jouer plein de rôles mais le regard montre ta vraie personnalité et c'est ce que je cherche à capter.

C'est pour moi une manière de capter l'immuable. Celui qui se cache derrière le masque, il est peut-être jeune, vieux, blanc ou noir, être un parfait inconnu ou une star ! Mais c'est avant tout un être humain qui exprime des sentiments universels.



On reconnaît tes photos noir et blanc par les ombres particulières que tu saisis. Parfois les ombres sont tellement en contraste avec la pâleur du visage, qu'on a l'impression que la personne porte un maquillage scénique, ou même une sorte de masque. Est-ce que ces ombres ont une symbolique particulière pour toi, comme le côté obscur de l'âme humaine, ou bien est-ce une recherche esthétique ?

Les deux, l'esthétique des photographies de William Klein, Giacomelli, Moriyama est passé par là. Avec les noirs et les blancs ultra contrastés, tout est exagéré à en devenir limite flippant ! D'ailleurs les femmes me reprochent souvent de les vieillir ! (rire). Elles trouvent que ça accentue leurs défauts ! Mais je ne suis pas d'accord avec elles, je ne leur montrerais pas mes photos si je pensais les enlaidir. Cette noirceur me permet de synthétiser, d'aller vers l'essentiel, et l'essentiel c'est l'aura, l'énergie que chacun de nous dégage. Je sais que c'est très ambitieux, mais c'est ce que je cherche à montrer.

Avec ce style de contraste, c'est comme si je collais un nouveau masque sur le visage, mais un masque qui a pour but de révéler leur véritable personnalité. Ça ne marche pas à tous les coups, mais c'est le but recherché ! J'essaie d'être honnête avec ceux que je rencontre et qui m'attirent, mais qu'est-ce que l'honnêteté en photographie ? Un jeu de dupes ?

Tu as fait beaucoup de belles photos au Cirque Électrique. Peux-tu raconter ton intérêt pour ce lieu ?

Le Cirque Électrique, c'est un lieu incroyable. Tap Man et toute sa bande ont créé un îlot de liberté qui me fait penser à la République de Kalakuta de Fela. Quand je fais des photos au Cirque Électrique, je ressens une belle énergie communicative. Les artistes du Cirque nous donnent tellement, du barman à l'ouvreuse en passant par les artistes. D'ailleurs ils permutent entre eux les « corvées » à faire ; pas de tour d'ivoire pour les artistes, chacun s'y colle à un moment ou à un autre. C'est vraiment une communauté de gens qui ont la générosité dans le sang et j'ai envie de leur rendre la même chose quand je suis invité chez eux. Ils ne te demandent rien, juste faire des photos. J'aimerais qu'on les apprécie autant que moi je les apprécie. Leurs spectacles sont inoubliables et, quand tu rentres chez toi, tu as de l'énergie pour une semaine !

Tu fais des photos magnifiques là-bas, très esthétiques. Qu'est-ce qui t'attire là-bas sur le plan artistique ?

Ils ont su renouveler le monde du cirque en intégrant le rock 'n' roll et l'érotisme dans leurs spectacles. Ils offrent aussi une visibilité et une tribune à toutes sortes d'associations qui se battent pour défendre les minorités. Au Cirque Électrique, dans le public ou sur la piste, tu rencontres toutes sortes de monstres, mais des monstres bienveillants ! Ils ont tous en commun une qualité d'empathie et de générosité qu'ils savent communiquer. C'est ça que j'aime chez eux.

Freaks. Tu fais des photos très poétiques des freaks, travestis, acteurs burlesques, inconnus énigmatiques. Quand as-tu commencé à prendre des photos de ces personnages de l'underground parisien ?

La première fois, c'était en 1983. J'habitais encore en banlieue sud, à Massy. Il y avait une communauté manouche qui, tous les ans, venait passer l'hiver à Verrières-le-Buisson, là où le TGV passe maintenant, entre Massy et Verrières. Ils avaient un petit bâtiment préfabriqué où ils pouvaient faire leurs fêtes et célébrer la messe. Ils m'ont invité pour le Noël orthodoxe. J'avais fait des portraits au polaroid de tous les clients qui fréquentaient le bar de Bebel à Verrières et, parmi eux, il y avait deux musiciens qui jouaient du jazz manouche. Et c'est grâce à eux que j'ai rencontré cette communauté. Ils m'ont dit : « Viens, viens tu vas faire des portraits de nous tous. »

C'était impressionnant parce que je devais traverser tout le camp dans la nuit noire en plein hiver, il faisait hyper froid. J'ai fini par trouver le préfabriqué où toute la communauté était réunie pour célébrer la fête de Noël. Le grand chef était en train de sermonner deux grands types qui sortaient juste de prison. C'était zarbi ! Une fois la messe finie, ils ont viré les statues de la Vierge et de Jésus, et les packs de Kronenbourg les ont remplacées et la fiesta a commencé. Un des membres de la communauté que j'avais déjà rencontré m'a chopé ! « Hey ! Mon copain ! Prends en photo untel et untel. » C'était flippant mais excitant ! J'étais complètement débordé, j'avais peur d'en oublier quelques-uns, tellement ils étaient nombreux ! Mais ils m'ont adopté direct ! Ils étaient bien intégrés quelque part, enfin non, plutôt acceptés par la mairie. Ils vivaient dans un no man's land incroyable.

Plus tard, j'ai entendu parler du SDH, le syndicat du hype fondé par Thierry Théolier a.k.a. ThTH, le premier réseau social ayant pour but, entre autres, de « gate-crasher » les soirées parisiennes plus ou moins élitistes. À l'époque, vers 2000, Facebook n'existait pas encore, chaque membre échangeait les infos qu'il avait sur tel ou tel événement. Les organisateurs de soirées détestaient le SDH, ils étaient obligés de se casser la tête et leur porte-monnaie pour faire des cartons d'invitation difficiles à reproduire, uniquement par peur qu'on squatte leur soirée corporate ! (rire). C'est comme cela que j'ai rencontré toute une faune de personnages improbables, en particulier au Cercle Pan ! chez Matthieu Diebler et Mathilde Tixier à Belleville.

Ils organisaient, un dimanche par mois, des événements pluridisciplinaires autour de la littérature. Ce que j'aimais dans leurs fêtes, c'est que toutes les petites chapelles artistiques cohabitaient sans aucun problème, ce qui est plutôt rare à Paris. C'était un mix de hypeux, d'intellos, d'artistes, de squatteurs ou de personnes lambda qui fonctionnait exceptionnellement bien. J'en ai fait un petit livre peu après la destruction du squat. Après, il y a eu la galerie du Chacha de Gwenaël Billaud, l'Art-Boîte ou la Boîte-Art ! Encore une autre aventure.

Sur tes photos, on voit, comme les freaks, des gens rencontrés au hasard, amis ou inconnus, qui prennent une allure intemporelle dans la lumière de la fête, comme les acteurs d'un film d'auteur inconnu qui fixent souvent leur regard sur quelque chose qui se passe au-delà du cadre. Quand ils regardent l'objectif, on a l'impression qu'ils sont en extase et fixent quelque chose qui se passe davantage dans leur tête que dans la réalité. Qu'est-ce qui t'attire chez ces gens, que cherches-tu dans leur regard ?

C'est surtout moi qui suis en extase devant eux ! (rire). Oui, c'est vrai que, dans beaucoup de portraits que je fais, ce sont souvent des regards « intérieurs ». Même quand le sujet me fixe, son regard semble me traverser et aller au-delà, et c'est tant mieux car j'ai tendance à faire des cadrages tellement serrés que c'en est presque étouffant, parfois. Il ne faut pas être claustrophobe quand tu regardes mes photographies (rire), j'ai tendance à enlever les repères d'échelle, de lieu et de temps, dans mes portraits. Il est parfois difficile de situer l'époque, elles pourraient avoir été prises en 1930, 1970 ou en 1980. Quelle que soit leur position sociale, leur notoriété, ce qui va m'attirer en premier chez les sujets, instinctivement, c'est l'aura qu'ils dégagent.

Après, j'essaie de deviner ce qu'il y a derrière leur carapace sociale, celle que nous portons tous par nécessité. Malgré la futilité de ces soirées, je vois des êtres qui racontent au travers d'eux des éléments universels, c'est pour cela que j'attends qu'ils n'aient plus besoin de se protéger de quoi que ce soit, qu'ils me font confiance pour les prendre en photo. Certaines personnes vont m'attirer immédiatement, par contre, pour d'autres, je suis capable de les ignorer complètement, qu'elles soient célèbres ou pas. Je serais un très mauvais photographe people, je n'ai aucune mémoire des noms et je ne lis pas Voici. Ce n'est pas intentionnel de ma part, c'est mon mode de fonctionnement. De toute manière, c'est de la merde quand je me force ! (rire)

Une photo est intéressante quand tu ne donnes pas de clé, quand chacun va trouver sa propre histoire. Il faut laisser vivre la photo. Il faut qu'elle ne t'appartienne plus, que chacun puisse se l'approprier. J'ai une façon instinctive de prendre un cliché. Quand j'appuie sur le déclencheur, c'est mon inconscient qui appuie, je calcule pas et j'utilise jamais de moteur, je ne suis pas quelqu'un qui mitraille et qui sélectionne après quelle image collera le plus à son propos.

Est-ce que tu pratiques la mise en scène ou c'est toujours le hasard qui guide ton travail ?

C'est le hasard avant tout, j'adore les rencontres improbables. Je prémédite rien à part prendre mon appareil photo avec moi. Il peut se passer beaucoup de temps avant que l'envie me prenne de faire des photos. C'est un mix alchimique entre mon niveau d'alcoolémie et l'ambiance qui se dégage du lieu. C'est de la mise en scène quand je demande à ceux que j'ai envie de photographier de ne pas seulement me regarder mais de s'amuser à faire ce qui leur passe par la tête, de faire une sorte de performance improvisée ! Mais il n'y a pas de règle, je les photographie sans demander ou je leur demande après avoir fait quelques clichés, tout dépend de la situation et de la personnalité que j'ai en face de moi.

Si je te demande de jouer un rôle, c'est un échange d'égal à égal, j'aime qu'il y ait une réciprocité de service. La confiance que tu me donnes, je te la rends en te montrant le résultat de notre échange sur internet. Quand Facebook n'existait pas, je devais demander à chaque personne photographiée son adresse e-mail, mais c'était un vrai casse-tête pour me rappeler qui était avec qui. Avec des bouts de papier, avec des adresses mail griffonnées à l'arrache, il m'est arrivé de me tromper d'interlocuteur, mais ils étaient très compréhensifs ; ils me répondaient : « Merci Dom, j'adore ta photo mais désolé, ce n'est pas moi qui suis dessus ! » Ah, ah !

On te voit faire des photos pendant plusieurs performances dans le milieu underground parisien. Mais je ne le vois pas comme une documentation de la performance (comme la performance est une œuvre d'art éphémère, il ne nous reste que des traces vidéo ou des photos), mais comme si tu cherchais une matière pour créer une œuvre à part. Que cherches-tu à saisir dans ces instants éphémères ?

Effectivement, ce n'est pas la performance en soi qui m'intéresse, mon but n'est pas de décrire la performance, la vidéo est là pour ça. Ce que je cherche, c'est l'instant fort où l'acteur de la performance se donne à fond. C'est toujours instinctivement que je travaille. Une bonne photographie, c'est prendre un instant subliminal, qui peut sembler au premier abord anecdotique et qui finit par avoir une dimension universelle. C'est la magie de ce médium ! Je ne réfléchis pas.



Si, dans les photos nocturnes, tes photos abondent de gens, de personnages insolites, les photos de jour captent souvent des bâtiments où les gens sont absents, comme si ces bâtiments se trouvaient sur une île déserte. Si les photos de nuit sont plus baroques, les photos de jour sont plus minimalistes, épurées, géométriques. Pourquoi ce contraste ?

Je suis comme ça, à la fois carré et barré, les différentes facettes de mon travail en sont le reflet. J'ai besoin de travailler sur plusieurs séries simultanément, en fonction de l'état d'esprit dans lequel je suis et ça me permet d'avoir autant que possible un regard neuf.

Les photos dont tu parles font partie de ma série Buildings que j'ai commencée en 2002. L'architecture et l'urbanisme m'ont toujours intéressé. Ça vient de mon enfance dans les grands ensembles de Bagneux et de Massy. Quand je fais des photos d'une barre d'immeuble ou d'une tour, je cherche inconsciemment ce que j'ai connu enfant, c'est pourquoi j'enlève le plus possible d'éléments urbains (poteaux, panneaux, arbres), pour retrouver la simplicité du paysage urbain des années 60. Si tu regardes les cartes postales de cette époque, celles que collectionne Martin Parr - par exemple (Boring Postcards, Éditions Phaïdon), tu te rends compte que le paysage urbain était bien moins chargé qu'il ne l'est aujourd'hui. Personnellement, quand j'ai débarqué à Massy en 1967, les rues n'étaient pas goudronnées, les espaces verts étaient des terrains-vagues et les arbres étaient plus petits que moi! (rire). En tout cas, j'en garde un très bon souvenir, j'avais la sensation de vivre dans le futur et c'était pas un futur angoissant, au contraire, je me sentais comme les pionniers du Far West où tout est à inventer. Rien à voir avec ce qu'imagine Ballard dans son livre I.G.H. (rire) « Big Bro' » n'était pas une réalité comme maintenant !

Mes photographies d'immeubles ressemblent à des photos d'architecture à première vue, mais, pour moi, elles sont bien plus qu'une représentation objective et neutre. Ces immeubles sont des personnages, c'est pourquoi j'appelle cette série : Portraits d'immeubles. Ces tours que la plupart de nous ignorons ont chacune leur singularité, surtout celles qui ont une enseigne lumineuse sur leur toit. J'aimerais qu'on reconsidère notre jugement sur cette époque au travers de ces photos, c'est une sorte de tentative de réhabilitation. Ce dont je suis certain, c'est que ceux qui vivent dans ces immeubles y sont très attachés. C'est normal car ces tours représentent, pour beaucoup d'entre eux, la partie la plus importante de leur vie : leur enfance.



Ta série Bitume (Archéologie urbaine, canettes), est-ce que c'est une sorte de memento mori des objets, même s'il y a les cadavres des oiseaux dont le corps mort devient aussi un objet inanimé ? Les objets qui avaient des destinations différentes, les photos des célébrités, y compris celles du studio Harcourt, la canne, les blisters de godemichés, les vêtements, vont tous finir pareil : dans le noir. Une seule photo où les objets ont une pérennité, ce sont les petites plaques d'Auschwitz qui laissent la trace des gens qui sont morts comme des martyrs. On marche sur le sol, on laisse sur le trottoir une trace qui s'efface. J'ai l'impression que les photos de ta série Bitume fixent ces traces qui vont rester dans la mémoire avant que l'objet ne disparaisse définitivement, jouant le rôle d'une plaque funéraire en quelque sorte.

Oui, oui, c'est ça, c'est de l'archéologie urbaine instantanée, je fixe l'objet avant disparition immédiate, je pérennise l'insignifiant, le banal. C'est une métaphore de l'obsolescence programmée à vitesse grand V sur l'immédiatement jetable, sur l'absurdité de produire un déchet au bout de quelques minutes. Il arrive quand même parfois qu'une canette, à force d'être écrabouillée, enfoncée, finisse par être complètement incrustée dans le bitume. Celle-ci, elle aura peut-être une chance d'être découverte dans 100 ou 1000 ans. Ah, ah ! Notre consommation est tellement effrénée que tout devient très rapidement déchet ! Ce que j'aime aussi dans cette série, c'est le côté graphique de l'usure, de l'altération, des effets du temps sur l'objet. Cette entropie qui s'exerce sur l'objet me fascine.

En ce qui concerne les photos des cartes postales du studio Harcourt, je les ai trouvées complètement dispersées sur la chaussée, un passant a dû exploser une poubelle et toutes ces photos de célébrités se sont retrouvées sur le macadam ! Avec la pluie, les voitures et nos chaussures qui leur passaient dessus, elles sont devenues petit à petit les martyrs du caniveau et de l'indifférence. Ces photos de photos d'un studio prestigieux prennent un autre sens quand tu vois toutes ces stars échouées sur le bitume. Ça montre la vanité de l'ego artistique.

Le bitume, c'est une matière souple, comme la peau, elle bouge, elle se transforme avec la chaleur, c'est presque vivant. J'aime bien cette matière qui change d'aspect selon les saisons, elle n'est jamais pareille, elle est la peau de notre civilisation urbaine. Elle passe du blanc au noir en passant par toutes les nuances de gris.

Pour ma série Eau-Gaz-Électricité, quand j'arrive dans une ville pour la première fois, je reste les yeux collés au sol un bon bout de temps avant de les lever, uniquement pour photographier chaque plaque de fonte que je n'ai encore jamais vue. En France comme au Japon, chaque ville a ses plaques de fonte, en particulier Marseille car les réseaux de distribution d'eau étaient privés, du coup chaque société de distribution et de collecte des eaux avait son propre design.

La ville est souvent comparée au corps humain, avec les rues comme artères, le cœur de la ville, les parcs comme les poumons, les couloirs de canalisation comme l’œsophage. Alors on peut prendre les plaques de fonte, dans la série Bitume Acier / Asphalte pour les nombreuses ouvertures qui restent habituellement fermées mais qui s'ouvrent ou… peuvent s'ouvrir : nombrils, anus. Sur tes photos, les plaques de fonte sur le bitume ont l'air d'estampilles qui stigmatisent le sol, leurs ornements et formes variées font penser à des tatouages symboliques, ça donne une dimension mystérieuse à ces ouvertures qui mènent au monde souterrain inaccessible à la plupart des citadins. Enfin c'est ma vision. Peux-tu parler de la tienne, que vois-tu dans les orifices bouchés par ces fermetures scellées ?

Ce sont des ouvertures vers les catacombes modernes, les veines de la ville sous la peau d'asphalte, toute une circulation qu'on ne voit pas, avec juste une ouverture occulte vers le système, c'est ça, oui. Si on n'a plus d'électricité, si on n'a pas d'eau, on est mal, ce sont les éléments essentiels qui sont cachés sous nos pieds, mais qui sont essentiels au fonctionnement de la ville. Ce qui me fascine aussi, c'est cette variété incroyable ; les artisans qui ont fait les dessins de ces plaques, je trouve ça magnifique, il y a un côté musical, rythmique, c'est de l'afrobeat pour moi, tellement elles vibrent. C'est comme un tatouage rythmique de la ville. Et qu'elles soient plaques d’égout, d'électricité ou de gaz, elles représentent les quatre éléments fondamentaux : l'eau, le feu, la terre et l'air !

Dans ta série Dans-Dehors, les SDF sont toujours en train de dormir. Sur presque toutes tes photos, on ne voit pas leurs visages, comme s'ils se cachaient du monde extérieur, de la société. dont ils ne font plus partie. Étonnamment, dans cette série, il n'y a qu'un pigeon qui marche droit vers nous. Partageant la rue avec les clochards, il se sent plus libre qu'eux, le maître de la rue. Peux-tu me parler de ta série Dans-Dehors ?

C'est une série que beaucoup de gens détestent parce qu'ils ont du mal à la regarder, peut-être par peur que ce soit contagieux ! Pourquoi je ne montre pas leurs visages ? Par respect évidemment. Certains me reprochent de ne pas demander leur autorisation, mais je ne vais quand même pas les réveiller... Quelqu'un qui dort, naturellement cache son visage, c'est sa manière de se protéger. Parfois, par provocation, ils se mettent en plein milieu du chemin pour forcer le passant à les prendre en compte. Mon but, c'est de rappeler qu'ils font partie de notre société et que notre société va mal, arrêtons de nous cacher les yeux.



Et ce pigeon, dans cette série, c'est pas pour rien… comme eux, il vit dans la rue, il mange des déchets, mais il se sent comme un roi, il est fier de lui, même si presque tout le monde le déteste.

Non, c'est pas pour rien, leur point commun c'est d'être dérangeants : « Je suis là, j'existe et je t'emmerde. » La différence, c'est qu'un clochard qui vole, c'est mal, il va en prison. Cette série parle aussi de la peur de devenir SDF, on a tous cette angoisse de se retrouver à la rue. C'est pourquoi on peut avoir du mal à regarder ces photos, car on se dit « ça pourrait être moi ».

Dans la série Art Pop, on voit la multiplication des têtes, mais pas la répétition de la même tête, comme le faisait Warhol. Ici c'est la multitude des têtes semblables mais toutes différentes qui crée une culture populaire, notamment de la coiffure africaine. Dans cette série, un travail avec une grille qui couvre les déchets est presque un travail de sociologue : on peut y trouver les bouchons de bouteilles de bière, les mégots, les coquilles des pistaches, le verre brisé des bouteilles, des matières hétérogènes mais répétitives, réunies sous la même grille avec de multiples trous. Comme dans le cas des têtes, les déchets des gens laissent un témoignage de la culture populaire : malgré les différences entre les gens, on laisse les mêmes déchets.

Cette série, je l'appelle Art Pop car ce que l'on voit sur ces photos n'est pas fait par des personnes qui se considèrent comme des artistes. C'est la multitude de leurs interventions qui va faire que cela ressemble à une œuvre d'art. Par exemple, pour les Art Pop Métro (les espaces publicitaires inoccupés ou en rénovation), ce sont les tagueurs et ceux qui sont chargés de nettoyer leurs tags qui créent « l’œuvre ». Ce sont toutes ces accumulations d'interventions qui m'intéressent. Il y a un clin d’œil aux Nouveaux Réalistes, c'est une évidence, je décide juste de cadrer le cadre ! C'est une sorte de trompe-l’œil, car il y a déjà un cadre dans la photo. C'est donc une œuvre car elle est encadrée. Je ne fais que montrer ça.

La série Art Pop Haircut m'est venue à force de me promener dans mon quartier de la Goutte d'or, je connaissais le travail du photographe nigérian J. D. Okhai Ojeikere sur les coiffures africaines qui comme pour les tissus wax ont chacune une signification propre et j'ai toujours kiffé les peintures d'enseignes des coiffeurs en Afrique de l'Ouest. Maintenant, le procédé est moderne, c'est fait en offsett, principalement en Afrique du Sud et tu peux voir ces affiches dans toutes les échoppes des coiffeurs afros à Paris. Et ce que j'aime, c'est l'usure du temps qui intervient sur ces affiches à force d'être exposées à la lumière, il ne reste que l'encre magenta et le cyan. Pour moi, l'entropie les rend aussi belles que le noir et blanc des photographies de J. D. Okhai Ojeikere.

Le point commun de toutes ces photographies art pop, c’est qu'elles sont déjà encadrées naturellement, soit par les bords d'une grille, d'une vitrine, ou simplement par les cadres comme ceux en céramique des espaces publicitaires que l'on voit dans le métro.

Tu as une bibliothèque incroyable d'éditions underground, des choses rarissimes qui montrent bien la scène artistique outsider de Paris. Certains fanzines datent de beaucoup d'années. Depuis quand fréquentes-tu ce milieu ? Avec quels artistes est-ce que tu as eu des échanges, des collaborations ?

Effectivement, la première fois que je suis tombé sur un graphzine, vers 1985, j'allais souvent à la librairie Parallèles et au Regard Moderne, qui s'appelait avant Les Yeux fertiles, chez Jacques Noël, et la première fois que j'ai acheté un graphzine, c'était Vertèbres, de Captain Cavern. J'ai complètement flashé et du coup, ça m'a donné vraiment envie d'en faire. Un jour, je lis la rubrique « Images » de Willem, dans Libération et je vois qu'il y a deux artistes qui habitent juste à côté de chez moi, à deux numéros ; Lombardi et Y5P5. Et donc je décide d'aller les rencontrer direct. J'y vais et je tombe sur une punkette super belle, total trash, et je me dis : « À tous les coups, elle doit les connaître. »

Je lui demande : « Vous connaissez Y5P5 ? » Elle me répond : « Oui, pourquoi, qu'est-ce que tu lui veux ? » « Je veux le rencontrer car j'aimerais acheter son livre. » « Ouais, mais tu as pris rendez-vous, hein ? » « Non, non, mais comme je suis voisin... » Elle m'ignore. En fait, elle attendait qu'Y5P5 lui envoie les clés par la fenêtre. Paf ! Les clés arrivent, elle les récupère tout en continuant à m'ignorer et je l'ai suivi jusqu'à chez eux et là je rencontre Y5P5 qui m'a reçu hyper gentiment, c'est comme ça que nous sommes devenus les meilleurs amis du monde.

Plus tard, il m'a présenté Captain Cavern, Olivier Allemane, Pascal Doury, Bruno Richard, tous les artistes de l'époque « graphzine trash ». Après j'ai rencontré la nouvelle génération, Blanquet, Pakito, Pacôme, Poincelet, que du plaisir ! On a sorti pas mal de livres, je m'appelais Dom Tom, mais c'est déjà une autre histoire. En 2000, avec le numérique, j'ai repris la photo et j'ai abandonné le dessin.

La plupart de tes photos sont en noir et blanc, mais quand es-tu passé à la couleur ?

En fait c'est Assia Salinsky qui m'a donné envie d'utiliser un smartphone, elle m'a vraiment convaincu de l'intérêt de faire des photographies avec ce nouveau médium. J'ai retrouvé le plaisir que j'avais quand je faisais des polaroids : l'échange direct grâce à internet. J'utilise l'i-phone uniquement dans un format carré. Je fais des photos noir et blanc avec mon Reflex et des photos couleur avec le i-phone.

À l'instar du polaroid, on voit la photo immédiatement. Quand je faisais des polaroids, je faisais une photo pour moi et une photo pour la personne photographiée. Il y avait une règle avant de faire le polaroid : « Tu prends laquelle des deux photos, la première ou la deuxième ? »

Il y a quelques années, j'ai donné une conférence au Louvre sur le sujet : Îlots de décélération : Utopie contemporaine face à l'accélération du rythme de la vie, où je parlais justement du polaroid, ou quand on fait du cinéma avec les nouvelles technologies mais produisant un effet « à l'ancienne ». En fait, on crée de nouvelles technologies pour revenir aux effets anciens qui étaient produits par des technologies plus primitives.

Oui, c'est ridicule, comme les matières plastiques qui imitent le bois. On ne peut pas s'empêcher que ça ressemble à des choses préexistantes. Après, ça s'émancipe et ça devient un truc à part entière, on ne fait pas la même chose avec un appareil photo classique qu'avec un smartphone, et c'est ça qui est intéressant et complémentaire à mes yeux.

Je me questionne, pourquoi en effet ? Il y a un côté esthétique et un côté technique. Sur le plan esthétique, on a une admiration pour une image ancienne, mais d'autre part, quand on fait ça avec les nouvelles technologies, c'est plus durable sur le plan de la qualité.

Oui, avant c'était très fragile. On laissait les photos dans la lumière, ça disparaissait, ça tenait pas. Mais oui, ça va s'émanciper. Déjà les smartphones sont toujours plus sophistiqués et finissent par dépasser les appareils photo classiques. Par exemple, mes premières photos d'immeubles ont moins de pixels que les photos i-phone. C'est une évolution ultra-rapide de qualité et, dans quatre ou cinq ans, les smartphones seront aussi bons qu'un appareil photo Nikon au niveau qualité.

Et puis on prend les photos d'une autre manière, c'est plus facile, c'est plus discret, mais la facilité c'est un danger : tu fais n'importe quelle merde, elle est belle. C'est pourquoi tout le monde se prend pour un photographe. Autant c'est facile d'appuyer sur un bouton, autant c'est difficile pour que cette photo tienne dans le temps. Ta photo va devenir vite fatigante, inintéressante... Tout devient éphémère et jetable, et ça c'est la difficulté de faire quelque chose d'universel et pas quelque chose qu'on jette comme un McDo merdique.



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