DAVID DUFRESNE, ALIAS « DAVDUF »


Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)

Nouveau venu dans le bestiaire fantastique de La Spirale, David Dufresne fait partie de ces créatures polymorphes qui enchantent les amateurs de contes fantastiques. A l'instar d'un certain Dr Jekyll, ce rédacteur d'I>Télé, la chaîne d'information en continu de Canal +, délaisse ses oripeaux masse-médiatiques à la nuit tombée pour prendre les commandes de Davduf.net, un brûlot contestataire sur lequel résonnent encore les accords rageurs du punk-rock et les beats enflammés du hip-hop dissident des 80's.

De quoi intriguer une Spirale toujours à la recherche de sensations fortes qui a tenu à revenir en compagnie de l'intéressé sur un parcours agité qui débuta dans les lointaines et néanmoins séminales années 80, avant d'évoquer l'état de décrépitude avancée des médias de masse hexagonaux, l'évolution du concept de zone d'autonomie temporaire, l'utopie du copyleft ou le pessimisme organisé sous forme de révolution permanente entre trotskisme et surréalisme.


Propos recueillis par Laurent Courau.



Peux-tu revenir pour nous sur l'aventure de La Rafale qui fut un des tout premiers webzines francophones entre 1995 et 1996 ?

À dire vrai, La Rafale n'aurait jamais dû exister. Du moins, pas comme ça. À l'origine, nous sommes en 1993-1994? Avec plusieurs amis, nous avions fondé un quotidien sur Paris, Le Jour, journal qui ne durera que quelques mois (mais quelle aventure !). Nous formions la partie "culture". Quand le journal s'est arrêté, certains voulaient poursuivre l'aventure commune. Nous voulions nous lancer dans une série d'actes de sabotage des esprits, des actes plus ou moins anonymes, des tracts mystérieux, des barbouillages d'affiches, etc. ; L'idée était de ne laisser aucun répit à personne, de multiplier les actions, d'agir en... rafale. Hélas, rien de tout ça n'a vu le jour, faute de combattants, d'énergie, etc. Le temps passe. Je travaille désormais à Libération et, un jour d'été 1995, je pousse la porte d'un nouveau service avec un drôle de nom (le "service multimédia") qui parle d'un drôle de truc, un fantasme, entre les Tron et Wargame de mes 10-15 ans : l'Internet. Et, là, tout bascule le temps d'un sandwich. Je découvre tout d'un coup. Gopher, Mosaic, le mail, le www, les forums. Le choc. Absolu, frontal.

Aussi sec, je me mets en chasse. Comment faire un site ? Où l'héberger ? Etc. Pendant quelques semaines, je vais monter un tout petit site de deux pages sur Géocities, une page perso, j'ai l'impression de traverser l'Atlantique à la rame. Douleurs, bonheur. Puis ce sera La Rafale avec l'idée de reprendre les mêmes objectifs qu'on s'était donné à plusieurs, quelques mois plus tôt. Sauf que je serai quasiment seul... Quasiment dix ans plus tard, je suis sincèrement étonné de constater combien le site a marqué certains esprits... D'autant plus que quand je regarde mes archives, j'en pleure de rire tellement c'est archaïque, c'est noir, c'est maladroit. On dirait une démo, du pur lo-fi ! Disons que La Rafale était parmi les tout-tout premiers. Prime à l'antériorité, ils diraient?

Bien avant Internet et La Rafale, tu étais déjà impliqué dans l'auto-publication avec Tant Qu'il Y Aura du Rock. Peux-tu revenir pour nos jeunes lecteurs sur tes activités proto-punks durant les années 80 ? Si je ne m'abuse, tu avais aussi traîné tes baskets dans les bureaux de Bondage Records, le label initié par les Béruriers Noirs avant que leurs relations ne tournent au vinaigre...

Oulah ! Bon, faisons vite. 1982, Poitiers, les premières radios libres. Et mes premières expériences de libre expression. Pendant deux ans, je vais tacher de faire de la radio entre deux cours au collège. Puis, la pub est autorisée sur la bande FM. Trahison ! Trahison ! Je quitte le navire, plein d'idéal, uh uh... Je décide de monter un premier fanzine (Fantastic 60's), vendu à 30 exemplaires à mes copains de classe (comme quoi, le collège a du bon). Puis, ce sera Tant qu'il Y Aura du Rock un fanzine trimestriel, une quinzaine de numéros, avec de la pub dedans (trahison, trahison !), du punk, du garage rock, des futilités, de l'essentiel, trois accords et la peur de ne jamais aller assez vite. Ce sont les joies de la photocopieuse, des offsets de bureau, de la distribution bancale. 1986, je fais la connaissance de Yannick Bourg, bientôt écrivain, futur meilleur ami du monde. Ensemble, nous allons continuer Tant Qu'il Y Aura du Rock, puis l'enterrer, puis monter une revue saisonnière rock & polar : Combo ! (8 numéros sous forme de livre, à une époque où aucun éditeur ne parie un kopeck sur le genre "littérature rock" qui n'existe pas encore dans les esprits marketés qui règnent aujourd'hui?). Nous sommes à la fin des années 80/tournant des années 90. Yannick interviewe Jean-Patrick Manchette, James Ellroy ; j'essaie d'écrire 150 feuillets sur les Modern Lovers de Jonathan Richman ou sur les Plimsouls. Quand, soudain, KRS One déboule. Puis Public Enemy. Puis N.W.A. Je me lance dans un hors-série rap (1991) qui deviendra un bouquin chez Ramsay (Yo! Revolution Rap, dispo gratuitement sur Davduf.net).
Entre temps, oui, il y aura eu ces deux années de foutre punk. Deux ans à Bondage. C'est l'explosion du rock dit "alternatif" en France. La pagaille, les concerts à pas cher, les disques donnés, le refus de passer en prime time à la télé. Un tourbillon formidable, vraiment. Sans doute l'expérience la plus politique de ma vie... Entre temps, il y a eu les étudiants dans la rue, les voltigeurs, Malik Oussekine, les Bérus sur un camion lors des manifs anti-Devaquet, etc. Ensuite, ensuite, il y aura ceux qui iront sur des majors, ceux dont on sera définitivement sans nouvelle, ceux qui ont fini dans le vomi des stages pourris, il y aura des punkettes extraordinaires parties toucher le chômage en Angleterre ; des mensonges, des erreurs, des perditions, des on fait comme on peut...

Sur l'affaire Bondage/Bérus, comment dire ? Ce fut, je pense, un superbe malentendu. Ce fut comme une crise d'adolescence quand les bras s'allongent, quand le corps se transforme, quand les beaux parleurs font leur ronde, que tout va vite, que ça gueule, ça pête, ça pleure... Quoiqu'il en soit, les Bérus avaient pour eux la légitimité - le reste (le business) n'est qu'anecdote (je pense). Sans eux, jamais cette aventure du punk à la Française n'aurait été aussi brûlante. Depuis, ils se sont reformés, les ados se sont précipités à leur concert, des vieux aussi, pas moi, et le monde a changé.

Qu'est-ce qui avait motivé l'arrêt de La Rafale en novembre 1996 ?

Je crois qu'il faut remonter à août 1996. C'est l'époque de Saint Bernard, l'église, occupée par les Sans Papiers. Je "couvrais" les événements pour Libé, avec Dominique Simonnot. Tout le monde connaît l'histoire. L'intensité de l'histoire, avec l'assaut sur l'édifice, les CRS, les manifs monstres et spontanées qui ont suivi, tout ça... Cette irruption du réel, ou plutôt ce retour du réel, a dû en partie jouer dans ma décision d'arrêter La Rafale. Un peu comme un affrontement (stupide mais tenace) écran/réalité ; internet/société. Et puis, bien sûr, il y avait l'isolement, la fatigue (pour les curieux, quelques détails ici).

Il m'arrive régulièrement d'avoir envie de fermer La Spirale. Tu as fait partie des personnes qui ont tenu à m'en dissuader. Je me rappelle notamment d'une conversation durant laquelle tu insistais sur l'importance de la longévité de ce type d'initiative. Peux-tu revenir sur ce point pour les lecteurs de ce site ?

La meilleure réponse est... ton propre travail. Il suffit de parcourir La Spirale ou, mieux, son anthologie, pour cerner combien la longévité est payante. Tous ces contacts, toutes ces interviews, toute cette belle perversité, ces grandes vérités intimes, ces pensées concassées, ce fatras, comment y aurions-nous accès si tu n'avais pas creusé le sillon, fait de La Spirale ce qu'elle est: une spirale. En fait, cette idée d'éphémère, d'immédiateté, de rapidité, tout ça, tous ces délicieux pièges dans lesquels nous nous dépatouillons tous plus ou moins, tout ça, c'est de la faute au Rock... Vivre-vite-mourir-jeune ! Tu parles ! Bien sûr, en matière de boom-boum-tchak, mieux vaut être Sid Cobain ou Kurt Vicious que Mick McCartney et autres... Mais l'erreur, la mienne en tout cas pendant longtemps, a été de croire que la Lumière Punk pouvait s'adapter à tout, guider le/ton/mon monde... Cette foutue idée d'idéal ! Ou alors, disons que si cela était possible, La Spirale serait un studio, que tu en es son ingénieur du son et que tu déniches de sacrés esprits garage... Mais si tu fermais ton studio, il n'y aurait plus personne pour transmettre tout ça. À l'époque de La Rafale, je t'aurais probablement certifié l'inverse. Mais à l'époque, Hakim Bey tenait la guitare, alors... ,-)

Justement, la déclaration d'intention de La Rafale s'appuyait fortement sur le concept de zone d'autonomie temporaire (TAZ) de Hakim Bey. Où repères-tu la présence de telles zones d'autonomie temporaire aujourd'hui ?

Il est vrai qu'à l'époque où le Web naissait, l'emprise de Bey était assez phénoménale chez les "alternatifs". Sa pensée flibuste sonnait si moderne, tellement en prise avec le monde... Elle offrait le carburant qu'il fallait pour essayer d'apprendre cette drôle de langue qu'on appelle le... HTML... Mais la TAZ, peu à peu, est devenue (à son corps défendant ?) comme une douce tarte à la crème, un peu comme les Guy Deborderies en tout genre. Disons que la TAZ pourrait être une forme branchée (ie : encore un poil underground) de La Société du Spectacle de Debord: tout le monde se l'ait fait sienne, tout le monde a détourné, contourné tout ça... Jusqu'à Karl Zéro dont l'entreprise de télévision s'appelle... La Société du Spectacle. Jusqu'aux providers qui promettent de la rébellion dans tes transmissions, on rêve ! Les nouvelles Zones d'autonomie temporaire sont donc à aller chercher ailleurs. Mes amis me parlent des expériences scientifiques, des mutants; Yannick Bourg croit encore à la littérature ; je pencherai plutôt pour l'open source, la gratuité, l'esprit Wiki. Parce la mondialisation ne peut générer que des antidotes. Partout, sur la planète, des gens de bien inventent de jolis virus culturels, politiques, économiques, informatiques, pour enrayer le monde comme il va (mal)? Et le plus drôle, c'est qu'ils partagent, les bougres, ils partagent ! Certains Blogs MP3 ne font-ils pas de formidables John Peel modernes ?
Mais tout ceci nous ramène à la question précédente: comment concilier temporaire et durée? Sprint et course de fond... À l'époque de La Rafale, nous nous sommes peu à peu retrouvés à plusieurs webmestres. On avait appelé ça le MiniRézo. C'était beau, grandiloquent, plein d'éloquence, on avait même écrit une Déclaration du Web Indépendant que les moins de 20 ans et les plus de 14.000 Bauds ne connaissent pas (et ça n'a rien de grave)... Hé bien, de tout ça, il est resté quelques petites choses, je crois. Une partie du MiniRézo a donné le web Uzine qui a donné, pour des besoins de confection dudit site, Spip, un fabuleux programme open source d'élaboration de sites dynamiques que des milliers de gens, d'associations, de ministères, de collectifs anonymes, utilisent librement et gratuitement... En clair, si le temporaire n'est plus là; l'autonomie, elle, est restée. Et on peut même dire - devant le succès incroyable de Spip - qu'elle a triomphé.

Davduf.net fait très fréquemment référence au mouvement et à la musique punks. Mutations pop et crash culture, l'anthologie de la Spirale, s'ouvre sur une anecdote de tournée de groupes punk hardcore en Allemagne au moment de la chute du mur de Berlin. Lukas Zpira revient sur ses racines punks dans sa dernière interview pour La Spirale. Après la génération des anciens hippies et autres soixante-huitards du Larzac, n'as-tu pas le sentiment que nous constituons la nouvelle génération de vieux cons nostalgiques ? Et si c'est le cas, comment éviter les travers réactionnaires des générations précédentes ?

Tu as entièrement raison (hélas !). Nous devons veiller à ne pas devenir ce que contre qui et quoi, nous nous sommes construits. C'est un risque quasi naturel, et en même temps un jeu avec nous-mêmes qui peut s'avérer amusant... En gros, autorisons nous à être vieux, à être con, parfois nostalgique... MAIS jamais les trois à la fois ! Sinon, c'est une balle dans la tête, tu ne crois pas? Trêve de plaisanteries. Nos 35-40 ans sont là; la pire chose serait de les nier, de faire comme si on avait 20 balais. Certains ont des enfants, des rêves devant, des échecs derrière, d'autres se sont suicidés par les veines ou par leur job, d'autres encore tiennent bon... Se battre contre soi-même est devenu, je crois, notre grand rôle aujourd'hui. Contre nos possibles travers réactionnaires qui pointent, la meilleure réponse pourrait être: soyons en action. Action versus réaction, voila le truc. Quand j'évoque par exemple certains groupes punk au détour de mes brèves, ou la mort du producteur Greg Shaw, je ne pense pas être - et La Spirale non plus - dans la muséification de quoi que soit. Ni dans le rance et moins encore dans la rancoeur. Dans le même temps où les Libertines font remonter des souvenirs, on peut s'intéresser aux logiciels de musique, aux séquenceurs, à la musique répétitive, en boucles, au remix comme art de vivre.
On peut très bien déplorer et faire certains constats (la morale qui a supplanté la politique; les rapports de force devenus tout à fait inégaux; la musique dématérialisée; etc.) sans tomber dans la facile connerie du trentenaire-qui-s'emmerde-avec-son-fric - j'ai d'ailleurs une sacro-sainte horreur de cette camelote qu'on nous vend ici ou là, l'autofiction affligée... Cette branlette attitude des trente ans et plus si affinités. Je connais tout un tas de gens dont les journées sont pleinement remplies; en digital, en DJ, en tout ce que tu veux. Tout n'est pas perdu: Lux Interior avait une quarantaine d'années quand il s'est mis au chant, non ? Mieux vaut tard que se taire, voilà mon nouveau credo, -) Les Wampas ont toujours dit l'inverse de ce qu'ils pensaient, au fond: on peut faire confiance à un ancien punk qui s'est mis à l'électro ,-) Pour le reste, faudrait vraiment avoir de la merde dans les yeux pour croire que nous avions raison et que les 20 ans d'aujourd'hui seraient dans le faux.

Maintenant, docteur, c'est vrai, j'avoue, quand je retourne à Pigalle et que j'assiste à la démolition d'un ancien club rock où j'ai passé mes 18-20 ans à boire toutes les nuits et à hurler quand je ne buvais pas, je ne peux m'empêcher de m'y arrêter un instant, d'en faire un petit papier et puis, après, hop, de tomber sur le Vieux Thorax, l'avenir du rock, et de tenter de le suivre dans sa démarche de home-studiste punk, de rocker à base de boucles, de samples et d'extraits de JT. Mais Dieu Cochran, que c'est dur l'apprentissage de Reason, Ableton Live, Logic Audio !

Après un dizaine d'années passés rue Béranger dans les arcanes du quotidien Libération, tu officies aujourd'hui sur la chaîne i>Télé, la chaîne d'information en continu de Canal +. Peux-tu nous toucher un mot de tes activités au sein de cette structure, en nous expliquant au passage comment un adepte de l'autoproduction et du copyleft se retrouve avec des responsabilités sur une chaîne privée ?

Mes activités ? Rédacteur en chef, avec cinq autres. Ce qui veut dire... euh... un bien, un peu de tout... Lancer des sujets, en écrire soi-même, chercher des thèmes, etc. i>Télé étant ce qu'elle est, une maison artisanale (et Dieu sait que l'artisanat est une belle chose), nous sommes en fait tous portés à accomplir pas mal de choses. Pour répondre à ta question sur la schizophrénie déguisée qui me guette, je pourrais te donner un nom : Bernard Zekri. C'est lui, directeur de la rédaction de i>Télé, qui, un soir d'été 2002, m'a contacté pour me dire : « viens voir comment ça se passe de l'autre côté de l'écran ». Je sortais de deux années de chronique télé à Libé, à regarder la boîte 15 heures par jour, à l'étriller, à l'aimer, à lui cracher dessus, ou à pleurer devant elle parce qu'elle m'emmenait en Tchétchénie. Bernard, lui, est de ces gens dont leurs actes ont pu compter. À la fin des années 70, exilé à NY, il va traîner avec Afrika Bambaatta, vivre avec Basquiat, enregistrer avec Fab Fred Freddy, écrire des raps. Il sera ensuite l'un des ouvriers de l'importation du Hip Hop en France, avec les premiers concerts, les premières joutes. C'est pas rien, merde ? en tout cas, à mes yeux et à mes oreilles... On se croisera une ou deux fois dans les bureaux d'Actuel, dont il fut l'un des piliers.

Alors, voilà... Quand il m'a proposé de franchir la ligne jaune, je me suis dit qu'avec un tel pedigree, on allait s'amuser et rouler vite... Et puis, des fanzines à la radio, des livres à la presse écrite, du Net à i>Télé, je vois comme une continuité : toujours ce satané besoin de publier, cette envie urgente de toucher à tout, de se balader d'un registre à l'autre, pour échapper à je ne sais quoi (l'ennui, probablement ? hmm)... Parfois, ce que je publie sur davduf.net se retrouve, d'une façon ou d'une autre, sur i>Télé et inversement. Je t'assure... C'est drôle de parler d'unregardmoderne.com en février 2004 et de s'en souvenir un an après pour évoquer le livre du même nom sur i-Télé ; idem avec le dessinateur David Scrima? Et puis, parfois, non. Il est bien évident que les finalités d'un site intime n'ont rien à voir avec les buts d'une chaîne généraliste. Quant à faire la promo du copyleft sur i>Télé, c'est fait l'ami ! Régulièrement, on invite des gens pour parler de Firefox, de Creative Commons ou Michel Rocard sur les brevets logiciels...
Mais je vais te dire, le truc le plus intriguant pour moi est une chose que je n'avais absolument pas vue quand je chroniquais la télé pour Libé : les similitudes entre le direct télé et le rock. C'est étonnant de voir combien la télé est affaire d'énergie. Comme le Rap, comme le rock. Je ne parle pas d'un JT, mais plutôt des émissions. Parfois, je retrouve l'ambiance des salles de concert. On installe le matériel, comme les roadies poussent les amplis. Il y a un ingénieur du son, un autre à la lumière, des régisseurs, une balance et puis... 5-4-3-2-1... Apres, après, c'est comme à l'Elysée Montmartre, c'est comme partout, l'émission est bonne, ou non. Ça accroche, ou non. Et puis, demain, une autre date, une autre émission. Je le confesse encore, cher docteur Spirale : cette dimension me fascine.

Outre Bernard Zekri que tu viens de nommer, les anciens de la tribu Actuel sont nombreux dans les médias français. On peut citer Karl Zéro, Ariel Wizman, Frédéric Taddéï, Frédéric Joignot, etc. Nous étions en droit d'attendre des changements de cette génération. Or tout ça ronronne dans le politiquement correct bourgeois bohème? Il ne se passe pas grand-chose. C'est nombrilliste, ça manque de hargne et de mordant. On est encore une fois dans la représentation de la représentation, dans l'éloignement du réel comme disait Debord. Quitte à déranger, Patrick Le Lay me semble presque plus honnête avec son temps de cerveau vendu à Coca-Cola. Que faudrait-il selon toi pour que s'opère une vraie relève, en évitant la constitution d'une énième aristocratie médiatique qui se regarde le nombril avec complaisance ?

Parmi les noms que tu cites, il me semble qu'il y a des distinguos à faire. Par exemple entre Karl Zéro et Frédéric Joignot. Entre Vandel et l'équipe de Radio Nova aujourd'hui. Sans oublier Christophe Nick qui fournit un sacré travail en télé (cf. sa récente série sur la violence en France)... Et puis, quoi, Actuel fut une pépinière ; pas une secte ! Tout un tas de gens y est passé et chacun, fort heureusement, a suivi sa trace, sans guide. Je ne suis pas sûr qu'il y ait eu une "communauté d'esprit" tout au long de la longue histoire du journal... Je suis même persuadé du contraire... Il y a eu un paquet de désaccords au sein de l'équipe ; des désaccords qu'on peut encore déceler ici ou là... enfin, on ne peut pas imputer l'état des médias en France à ce qu'ont fait ou pas les ex d'Actuel... Ce serait leur prêter bien du pouvoir... Cela dit, sur ton constat général, tu as raison : ça manque de hargne et de mordant. Et même, tout simplement : de personnalité. Une maladie s'est répandue partout et elle a peu à peu grignoté les esprits des "décideurs". Cette maladie, c'est le marketing. À nous d'essayer d'être l'antidote ? ça va être marrant (mais usant, non ?). Sur l'éloignement du réel, je crois que la télé-réalité nous fournit une terrible explication : chacun semble l'avoir intériorisé, cet éloignement. Il semble que la plupart des gens aient compris comment paraître, comment prendre la lumière, comment répondre à un animateur télé, comment être soi-même l'animateur télé de sa vie et, par là, de s'éloigner du réel... Mais plutôt que de ressasser notre Debord comme un missel, tentons de trouver la parade. De trouver le dépassement à ce dépassement de la réalité (euh, quelqu'un a-t-il une idée dans la salle ?).

De manière plus générale, comment imagines-tu le futur des médias de masse en France et en Europe ?

Les médias dits de masse sont aux abois, semble-t-il, aux Etats-Unis. D'abord, ils se sont regroupés, puis concentrés, puis se sont cannibalisés. La presse gratuite est passée par là ; imprimée en grande partie sur les rotatives de la presse payante. La télé, en se démultipliant, a perdu de son éclat unique, bien fait pour sa superbe (suffisance). Et puis, surtout, il y a le Net. Tout a changé. Ou plutôt, tout va changer. Le rapport à l'information est renversé, inversé. C'est dorénavant du un à un. Les "spécialistes de la spécialité", les "experts" sont sous surveillance ? enfin. Ceux qui n'avaient pas, ou ne voulaient pas passer par les canaux classiques de médiatisation, peuvent désormais faire jeu quasi égal avec les grands networks... D'autres ont si bien cerné le phénomène sur La Spirale qu'il est inutile que j'en dise plus, hein... Je trouve ce big-bang absolument délicieux et délirant à la fois.

Il fut un temps où nous nous gargarisions d'avoir accès à l'information au travers d'Internet. De quel oeil vois-tu maintenant ces utopies autour d'une information libre ? Nous avons eu rapidement l'occasion de discuter du copyleft, un thème sur lequel nos avis divergent quelque peu. Serait-ce pour toi une des pistes possibles pour une information libre et si c'est le cas comment imagines-tu que le copyleft puisse s'appliquer dans les faits ?

Prenons un exemple tout récent assez symptomatique. Il y a quelques semaines, les supermarchés Leclerc ont récupéré l'imagerie de 68 pour vanter leur camelote. Un lecteur de Davduf.net, Hervé le Crosnier, décide de prendre son plus bel Azerty pour dire tout le mal qu'il pense de l'affaire. Dans son texte, provocateur comme il faut, il tire des analogies entre droit d'auteur, Peer 2 Peer, et droit moral. Jusqu'où peut-on télécharger ? Un détournement est-il du piratage, etc. ? Dans le même temps, la campagne des centres Leclerc fait l'objet de quelques critiques ici ou là ; de Raffarin, furieux, au journal Le Monde, plus complaisant. Et voilà qu'un matin, je m'aperçois que quelques visiteurs viennent de... http://www.michel-edouard-leclerc.com, le blog du fauteur ! Qui a l'élégance de citer Hervé, de nous traiter de « grincheux » et de tenter de se justifier... C'est ce genre de petit grain de sable qui donne quelques raisons de croire encore dans les utopies du libre accès, des infos libres, etc...

Concernant le copyleft, il me semble essentiel que la chose reste choisie ; jamais subie. Je veux dire par là que ce n'est pas aux éditeurs ou aux producteurs de l'imposer mais bien aux auteurs eux-mêmes de choisir comment ils veulent que leurs oeuvres soient transmises... Le Net a dégagé une telle énergie mondiale tournée vers la gratuité, le don, l'échange (de savoirs, de compétences) que le copyleft apparaît réellement désormais comme une alternative possible, une véritable société de contribution, qui va du moindre blog aux forums, de La Spirale à Linux...

Fournir un cadre pour des échanges basés sur la gratuité est louable et certainement utile dans de nombreux cas. Cependant, n'y a-t-il pas également comme une forme de renoncement dans le copyleft ? N'est-ce pas une manière de baisser les bras en acceptant la mainmise de certaines cliques sur les canaux de distribution ? Pour prendre un exemple concret, choisir de distribuer gratuitement sa musique en ligne ne revient-il pas aussi à accepter et valider qu'une chaîne de magasins comme la FNAC rejette toujours plus les productions indépendantes en maintenant des prix de vente honteusement élevés ?

Non, non, non, l'ami... je vois que nous ne sommes toujours pas d'accord sur le sujet, hé hé... D'abord, je pense que la Fnac a laissé tomber depuis belle lurette son prétendu esprit d'"agitateur depuis le moyen age". Il y a longtemps que les gens du marketing, de la distribution de masse et des supermarchés ont pris ses rênes. Il serait vain de ne pas valider cet état de fait, pour reprendre ton expression. C'est trop tard. Mais tu sais quoi ? Tant pis pour la Fnac. Elle a inventé la distribution de la fin du XXe siècle ; elle ratera celle des années à venir. Pourquoi donc passer par des magasins, ou des lieux de stockage ouverts au public, quand un web peut faire une bien jolie vitrine... Voilà pourquoi je crois en l'échange tous azimuts...

Il se dégage comme un parfum de pessimisme des pages de Davduf.net. Est-ce juste une impression ou réellement le reflet de tes inquiétudes sur ce que le futur nous réserve ?

Si je devais avoir une devise, ce serait cette phrase de Pierre Naville, peintre et compagnon de route des Surréalistes : « il faut organiser le pessimisme ». Le meilleur antidote qui soit contre la résignation, le fatalisme. Nous avions un jour écrit cette déclaration (issue d'une des numéros de la revue La Révolution surréaliste) qui barrait la Une du journal Le Jour. Elle fut ensuite accrochée au fronton de La Rafale. Et, chaque jour, je l'ai en tête, comme une idée fixe, à la façon de Travis Bickle, le personnage de De Niro dans Taxi Driver, qui passe son temps à s'écrire sur un bout de papier : « je dois m'organiser ». S'organiser pour ne pas sombrer, tout est là. Même si la mélancolie guette. Mais s'organiser, coûte que coûte ; se projeter, tenter des expériences, des passerelles.

Pierre Naville fit partie des surréalistes et fut également trotskyste. Tu viens de parler de se projeter, de tenter chaque jour des expériences et de créer de nouvelles passerelles. Ce refus de la résignation et du fatalisme ne constitue-t-il pas finalement une forme de révolution permanente ?

Exact. Refuser nos résignations ; dégager le fatalisme, voilà l'affaire ! La question est : quel est le plus fatigant, le plus dur à tenir ; la Permanence ou la Révolution ?

Merci à toi.


Commentaires
ZaPa_S_187s - 2014-04-26 02:42:33
Mercy pour vos idees j espere toujours lire http://www.laspirale.org/ libre Quel Plaisir un grand bravo a toi et a ton equipe Continue ...............

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A propos de cet article


Titre : DAVID DUFRESNE, alias « DAVDUF »
Auteur(s) :
Genre : Interview
Copyrights : La Spirale.org - 1996-2008
Date de mise en ligne :

Présentation

David Dufresne alias Davduf - Une interview tirée des archives de La Spirale.

A propos de La Spirale : Née au début des années 90 de la découverte de la vague techno-industrielle et du mouvement cyberpunk, une mouvance qui associait déjà les technologies de pointe aux contre-cultures les plus déjantées, cette lettre d'information tirée à 3000 exemplaires, était distribuée gratuitement à travers un réseau de lieux alternatifs francophones. Sa transposition sur le Web s'est faite en 1995 et le site n'a depuis lors cessé de se développer pour réunir plusieurs centaines de pages d'articles, d'interviews et d'expositions consacrées à tout ce qui sévit du côté obscur de la culture populaire contemporaine: guérilla médiatique, art numérique, piratage informatique, cinéma indépendant, littérature fantastique et de science-fiction, photographie fétichiste, musiques électroniques, modifications corporelles et autres conspirations extra-terrestres.

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