ALBAIN LE GARROY « UN ART IRRÉCUPÉRABLE »


Enregistrement : 17/10/2019

Skin (Corps outragés) est un roman écrit par l’États-unienne Kathe Koja paru en 1992. L’auteure fait partie du courant Splatterpunk, surtout connu être celui de Clive Barker, l’écrivain de Hellraiser et des Livres de sang. Ce courant est caractérisé par sa critique sociale et sa rupture avec le fantastique gothique et ses monstres classiques. Ici, les êtres humains sont souvent les vrais monstres, d’autant plus que dans notre roman, contrairement aux autres livres de Koja, il n’y a aucune forme de surnaturel.

Il relate une histoire d’amour contemporaine entre deux artistes, Tess, sculptrice sur métal, et Bibi, danseuse. Cette dernière, au fur et à mesure du livre, se prêtera à des performances de plus en plus violentes : coups et scarifications, que ce soit sur elle ou ses partenaires, et finalement un meurtre sur scène après lequel elle sera internée en hôpital psychiatrique. Pas à un seul moment, elle ne doutera d’elle-même, même après la mort d’un de ses partenaires, Paul, lors d’un accident sur scène. Tess, elle, verra son amie sombrer dans la folie et s’entourer de personnages de plus en plus malades, dont Crane, un artiste vaniteux, ne supportant pas le pouvoir pris par nos deux femmes dans les spectacles mais qui reviendra lorsque Bibi fondera, sans Tess, une deuxième troupe suite à la mort de Paul. A leurs côtés se trouve Michael, un homme sans réel talent, ambigu, à la fois conseiller, amant et manipulateur.

Nous verrons dans notre travail comment un art violent et irrécupérable peut être l’expression d’une classe défavorisée, jugée irrécupérable par la société.


Un essai d'Albain le Garroy, autour du roman Corps outragés de Kathe Koja.



LA PERFORMANCE DANS CORPS OUTRAGÉS DE KATHE KOJA : UN ART IRRÉCUPÉRABLE

Skin (Corps outragés) est un roman écrit par l’États-unienne Kathe Koja paru en 1992. L’auteure fait partie du courant Splatterpunk, surtout connu être celui de Clive Barker, l’écrivain de Hellraiser et des Livres de sang. Ce courant est caractérisé par sa critique sociale et sa rupture avec le fantastique gothique et ses monstres classiques. Ici, les êtres humains sont souvent les vrais monstres, d’autant plus que dans notre roman, contrairement aux autres livres de Koja, il n’y a aucune forme de surnaturel.

Il relate une histoire d’amour contemporaine entre deux artistes, Tess, sculptrice sur métal, et Bibi, danseuse. Cette dernière, au fur et à mesure du livre, se prêtera à des performances de plus en plus violentes : coups et scarifications, que ce soit sur elle ou ses partenaires, et finalement un meurtre sur scène après lequel elle sera internée en hôpital psychiatrique. Pas à un seul moment, elle ne doutera d’elle-même, même après la mort d’un de ses partenaires, Paul, lors d’un accident sur scène. Tess, elle, verra son amie sombrer dans la folie et s’entourer de personnages de plus en plus malades, dont Crane, un artiste vaniteux, ne supportant pas le pouvoir pris par nos deux femmes dans les spectacles mais qui reviendra lorsque Bibi fondera, sans Tess, une deuxième troupe suite à la mort de Paul. A leurs côtés se trouve Michael, un homme sans réel talent, ambigu, à la fois conseiller, amant et manipulateur.

Nous verrons dans notre travail comment un art violent et irrécupérable peut être l’expression d’une classe défavorisée, jugée irrécupérable par la société.

UNE MISÈRE SOCIALE

Dès les deux premières phrases, le lecteur connaît l’atmosphère générale du roman : « Poussière. Au-dessus du magasin, ALCOOLS et LOTO, des machines à sous nourries par les plus pauvres d’entre les pauvres avec des pièces noircies dans les poches à force d’être remuées, bruits de machines roques comme une mauvaise toux » (Koja, 1994, p. 9). Tout y est sale, usé et vieux. Il n’y a que peu d’espoir pour cette fraction de la société. Ses membres trouvent des fuites dans l’alcool et le jeu, probablement l’un des rares moyens qu’ils ont trouvés pour espérer gagner un peu d’argent. Ils sont obligés de miser sur la chance et le hasard, sachant pertinemment que leur travail ne pourra jamais leur assurer un avenir sûr. Ce sont les « plus pauvres d’entre les pauvres », le prolétariat en haillons, dirait Marx. Ils sont à l’image des machines qui les entourent, souffrants et malades. Si, comme le pensait Marx et Engels, « les pensées de la classe de la dominante sont, à chaque époque, les pensées dominantes, c’est-à-dire que la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante de celle-ci » (Marx-Engels, 2014, p. 125, 127), ils savent qu’ils ne recevront jamais aucune aide de qui que ce soit.

Le récit se déroule durant les années Reagan et Bush Senior, une période où le néo-libéralisme a le plus sévèrement touché les Etats-Unis. Or, ce courant économique a été inspiré, entre autres, par la philosophe Ayn Rand, l’une des auteurs préférés de Reagan et encore l’une des plus lus aujourd’hui dans ce pays. D’après elle :

Les parasites, les mendiants, les pilleurs, les brutes et les bandits ne peuvent être d’aucune valeur à un être humain, et celui-ci ne peut retirer aucun avantage de vivre dans une société adaptée à leurs besoins et à leurs exigences et établie pour leur protection, une société qui le traite comme un animal sacrificiel et le pénalise pour ses vertus de manière à pouvoir les récompenser pour leurs vices ; bref, une société fondée sur l’éthique de l’altruisme. Aucune société ne peut avoir de valeur pour un homme si le prix à payer est la perte de son droit à la vie.
(Rand, 2008, p. 72)

La classe dominante considère nos personnages comme des « parasites ». Ce sont des marginaux, des exclus et la société ne doit pas, d’après Rand, se soucier d’eux. Puisque la société n’a pas à s’adapter à eux, ils doivent s’adapter à la société. Or, par leur misère extrême, par leur milieu social, ils ne peuvent pas. Ce sont les irrécupérables de cette société. Leur existence même est une transgression des normes. D’après, le sociologue Howard Becker :

Les normes sociales définissent des situations et les modes de comportement appropriés à celles-ci : certaines actions sont prescrites (ce qui est « bien »), d’autres sont interdites (ce qui est « mal »). Quand un individu est supposé avoir transgressé une norme en vigueur, il peut se faire qu’il soit perçu comme un type particulier d’individu, auquel on ne peut faire confiance pour vivre selon les normes sur lesquelles s’accorde le groupe. Cet individu est considéré comme étranger au groupe.
(Becker, 2012, p. 25)

Le simple fait de vivre met nos personnages dans le camp du « mal ». L’on ne peut leur faire confiance. Mais la notion même d’étranger sous-entend autre chose. D’après le philosophe Jean-Luc Nancy :

L’intrus s’introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans droit ni sans avoir été d’abord admis. Il faut qu’il y ait de l’intrus dans l’étranger, sans quoi il perd son statut d’étrangeté. S’il a déjà droit d’entrée et de séjour, s’il est attendu et reçu sans que rien de lui reste hors d’atteinte ni hors d’accueil, il n’est plus l’intrus, mais il n’est plus, non plus, l’étranger.
(Jean-Luc Nancy, 2010, p. 11)

Le lecteur remarque alors l’hypocrisie de l’univers décrit par Koja : la société refuse d’intégrer nos personnages s’ils ne partagent pas les normes de la classe dominante mais la classe dominante les considère comme des intrus, ces derniers ne pouvant alors pas s’intégrer. Ils sont considérés comme des intrus dans leur propre société, voire comme des ennemis à cette dernière, sans espoir d’un quelconque changement.

Même le confort familial leur est refusé. En effet, après la mort de Paul :

Personne n’a su dire s’il avait de la famille. Classé indigent, la facture de l’incinération envoyée à la municipalité ; les cendres ont été remise à Bibi dans une petite boîte métallique carrée grande comme la moitié d’une boîte de mouchoirs en papier, son nom et la date de son décès inscrits sur une étiquette maculée d’empreintes de doigts et de larmes.
(Koja, 1994, p. 153)

Abandonnés par la société, isolés de leur famille, nos personnages, après leur mort, sont dans des « boîtes » comparées à « des boîtes de mouchoirs en papier », ce qui montre l’estime que leur porte la municipalité, donc l’État. Comme des mouchoirs en papier, ce sont des personnes jetables, sans aucune valeur pour la société. Ils sont réifiés, considérés comme des déchets créés par une société qui ne veut pas s’en occuper. Alors, en tant que déchets, ils ne peuvent vivre que parmi les déchets :

Rivertown, zone au nom charmant, entrepôts vides pour la plupart et le prix du mètre carré meilleur marché que dans tout autre lieu ou presque : trop intrinsèquement minable pour la réhabilitation, marqué à jamais comme une peau brûlée par des effluves industrielles et une puanteur spectrale.
(Koja, 1994, p. 30-31)

L’ironie de Koja montre ici un mécanisme idéologique. Le « nom charmant » neutralise le drame du réel : les mots cachent la réalité. Et la réalité n’est ni plus ni moins une sorte de bidonville sordide « trop intrinsèquement minable pour la réhabilitation », finalement à l’image de toute cette frange de cette société qui, elle aussi, est trop pauvre pour que l’État s’occupe d’elle. Cette frange est donc condamnée à vivre dans les « effluves industrielles », dans les produits polluants, les ordures d’une industrie sur laquelle repose l’économie de la société. L’économie crée ici deux irrécupérables : la pollution et son sous-prolétariat. Cette pollution marque à jamais cette zone, comme la pauvreté marque à jamais cette catégorie sociale. Cette dernière est alors considérée comme déjà morte aux yeux de tous, elle vit dans une « puanteur spectrale ». Ce syntagme, possédant une dimension fantastique et effrayante, rappelle aussi la mort et une odeur de décomposition de chair humaine.

Mais nos héros et nos héroïnes sont des artistes, danseurs et danseuses pour la plupart, sauf Tess. Celle-ci expose ses œuvres au début du roman et le lecteur imagine qu’elle peut vendre son art pour survivre, pour sortir de la misère de son milieu. Or, ce n’est pas le cas : « […] elle sera bientôt à court d’argent, peut-être à la rue, à moins que sa sculpture ne trouve un acheteur lors de l’exposition : L’ART DE L’ACIER. Quelle blague ! Cinq types qui ont un boulot normal la journée et deux profs […] » (Koja, 1994, p. 13).

Le lecteur comprend que la seule alternative pour Tess est soit la vente soit la rue. Mais le discours indirect libre « Quelle blague ! » indique qu’elle n’a aucun espoir : il ne peut y avoir d’acheteur parmi les clients de la galerie. Des « types qui ont un boulot normal la journée et deux profs » n’ont rien de commun avec Tess. Ils sont adaptés à la société et veulent un art adapté à eux. Comme le dit l’actionniste viennois Otto Muehl : « le marché de l’art arrive presque à empêcher l’art ; l’artiste, au lieu de continuer à réaliser des choses pour lui-même, fabrique ce qui a du succès » (Roussel, 2008, p. 35).

Le lecteur comprend alors les raisons du manque de succès de l’art de Tess. Comme elle le répétera tout au long du roman, elle continue à réaliser des choses pour elle-même et non pour être vendues. Elle n’est pas faite pour les galeries d’arts. Ces dernières veulent un produit normé, un art correspondant à l’idéologie dominante. L’univers décrit ici correspond exactement à la conception de l’art que les États-Unis ont dans les années 60 décrite par Jean Clair, alors directeur du musée Picasso :

Pragmatique, utilitariste et puritaine, [l’Amérique] mettait en place un système où l’œuvre singulière n’avait plus désormais de valeur qu’autant qu’elle se révélait homologue d’une autre, apte à se caser et à s’écraser dans l’une des cases préparées à la recevoir, comme un fruit calibré dans sa chaîne d’emballage, au sein de la grille qu’on lui avait préparée.
(Clair, 1997, p. 12)

Il n’y a aucune place pour un art original et singulier comme celui de Tess. Le lecteur apprendra par la suite que la sculpture qu’elle a voulu exposer a été mise au fond la galerie. Une fois de plus, elle est considérée comme une intruse dans ce monde.

De plus, le monde de l’art est extrêmement patriarcal : « Elle est la seule femme de l’exposition : peut-être ont-ils touché des subventions qui les ont obligés à la prendre » (Koja, 1994, p. 12). Globalement, aucune place n’est laissée aux femmes. S’il y en a une, elle est faite au nom d’une discrimination positive. Le lecteur en arrive à se demander si la production de Tess est acceptée pour ses qualités ou parce que la présenter ramène de l’argent.

Globalement, dans la société décrite par le roman, les hommes ont souvent le pouvoir, ce qui ferait penser que la société décrite par Koja est elle-même patriarcale. Et comme la classe dominante, la gente masculine ne parait pas dans son ensemble sympathique. Que ce soit Michael, personnage égoïste, qui manipule ses amis dans l’ombre, ou les artistes méprisants que Tess croisera, la plupart des hommes croisés est vaniteuse et dangereuse. Lors de la première rencontre entre Tess et Crane : « [Tess] s’efforce de lui expliquer pourquoi il ne peut faire ce qu’il propose mais il n’écoute pas […] » (Ibid., 1994, p. 22). Crane n’écoute pas les femmes. Il n’y a que lui. L’altérité n’existe pas. Lorsque plus tard, il essayera de comprendre les idées de Tess, Bibi dira de lui qu’il est « retourné chez lui avec deux mecs pour essayer de comprendre […] » (Ibid., p. 26). Bibi, elle, en profitera pour aller à la galerie où est exposée Tess. Le lecteur comprend ainsi que la femme, Bibi, est exclue du milieu de Crane, un milieu intellectuel où l’on comprend la théorie - ou du moins l’on essaye -.

L’univers de Koja est donc d’une noirceur absolue. Il reste néanmoins l’amour pour unir les personnages, pour les faire se sentir moins seuls et moins exclus. Mais cet amour aussi doit être normé. La relation homosexuelle entre Bibi et Tess prête à rire. Les hommes s’en moquent, voire les insultes. Or, le sociologue Didier Eribon écrit :

« Sale pédé » (« sale gouine ») ne sont pas de simples mots lancés au passage. Ce sont des agressions verbales qui marquent la conscience. Ce sont des traumatismes plus ou moins violemment ressentis sur l’instant mais qui s’inscrivent dans la mémoire et dans le corps (car la timidité, la gêne, la honte sont des attitudes corporelles produites par l’hostilité du monde extérieur). Et l’une des conséquences de l’injure est de façonner le rapport aux autres et au monde. Et donc de façonner la personnalité, la subjectivité, l’être même d’un individu.
(Eribon, 1999, p. 29)

Nos personnages sont là aussi des exclus et sont considérés comme des intrus dans la société des gens dits normaux.

L'ORGANISATION DES IRRÉCUPÉRABLES

Mais comme le signale Becker :

[…] l’individu qui est […] étiqueté comme étranger peut voir les choses autrement. Il se peut qu’il n’accepte pas la norme selon laquelle on le juge ou qu’il dénie à ceux qui le jugent la compétence ou la légitimité pour le faire. Il en découle un deuxième sens du terme : le transgresseur peut estimer que ses juges sont étrangers à son univers. »
(Becker, 2012, p. 25)

Les exclus de la société créent si ce n’est leur propre société, au moins une communauté. Elle a ses propres normes et ses propres règles. Par exemple, peu de personnages dans le roman ne sont pas tatoués et/ou percés. A ce propos, comme le disent les spécialistes de ces pratiques :

Le piercing permet une reconquête psychologique du corps. Le piercing signifie « mon corps m’appartient et j’en dispose comme bon me semble, il n’appartient ni à l’Etat ni à une tierce personne ». Cette signification intrinsèque du piercing a provoqué son développement dans les groupes d’une revendication de notre droit fondamental à jouir de notre enveloppe corporelle.
(Andrieu, 1998, p. 19)

Il y a là évidemment un signe de reconnaissance identitaire, les membres de « la communauté des percés », mais il y a aussi une volonté de se réapproprier son propre son corps, un corps qui pourrait appartenir à l’État ou à « une tierce personne ». Il semble que dans ce contexte, c’est un moyen d’exclure tout contrôle de l’étranger, et donc de l’intrus. L’État est celui qui les considère comme des ennemis, nos personnages considèrent l’État comme ennemi. Ainsi, le piercing devient non seulement un moyen de se réapproprier son corps mais aussi une barrière contre l’intrus. Koja semble le confirmer lorsqu’elle écrit à la fin du roman, alors que Tess est enfermée dans un hôpital psychiatrique : « On lui a ôté tout le métal de ses percements, on lui a arraché, pense Tess, son armure » (Koja, 1994, p. 381). Ses piercings sont bien une armure contre l’ennemi potentiel. Et cet ennemi potentiel, l’Etat, la bourgeoisie, les institutions arrivent à vaincre Bibi à la fin du roman. Evidemment, le lecteur peut se dire qu’il est normal que le piercing soit interdit dans un hôpital psychiatrique. Mais le verbe arracher sous-entend la violence. Les institutions ont pris de force l’armure de Bibi qui lui permettait de résister. Bibi leur appartient donc à nouveau.

Mais cette communauté n’est pas forcément meilleure que la société précédemment vue. Comme l’explique Bibi à propos de son art : « il faut opposer au chaos ambiant un chaos encore plus grand » (Ibid., 1994, p. 79). Le lecteur a l’impression que c’est aussi la règle de la communauté en elle-même. L’on n’a donc pas supplanté le chaos de la société par l’ordre mais juste par un chaos différent. Le lecteur comprend que nos artistes n’ont évidemment que mépris pour les galeries bourgeoises, celles qui les ont chassés. Il sourira aussi lorsque Crane traitera Bibi de « dictateur » et Tess de « Himmler » alors que la société est profondément patriarcale et que l’on pourrait considérer les hommes dans notre roman comme de petits tyrans. Mais cependant, il transparaît que notre communauté est extrêmement hiérarchisée. Bibi est autoritaire, humilie Paul constamment, ne supporte aucune résistance et va jusqu’à dire à propos de Paul après sa mort : « de toute façon, il était à moi, non ? » (Ibid., p. 177). Si nos personnages se sont affranchis de l’État, comme semblent l’indiquer leurs piercings, c’est pour recréer exactement les mêmes structures à une moindre échelle : ils appartiennent à Bibi. Koja la décrit d’ailleurs avec un sourire « long et carnivore » (Ibid., p. 216) : elle devient peu à peu un prédateur, considérant les autres comme simplement de la nourriture, de la chair à exploiter. Nous ne sommes pas bien loin du schéma où les êtres humains sont de simples mouchoirs en papier à jeter après usage. Tout comme nos hommes et nos bourgeois, Bibi est donc profondément égoïste. Comme l’écrit le psychanalyste Erich Fromm :

La personne égoïste ne se préoccupe que d’elle-même, accapare tout à son profit, ne trouve aucun plaisir à donner, mais uniquement à prendre. Elle envisage le monde extérieur sous l’angle exclusif de ce qu’elle peut en tirer, indifférente aux besoins des autres, sans respect pour leur dignité et intégrité. N’ayant qu’elle-même en vue, elle juge de chacun et de chaque chose en fonction de leur utilité. En somme, elle montre fondamentalement incapable d’aimer.
(Fromm, 2007, p. 80)

Le lecteur a là une parfaite description de Bibi, une personne qui prend autrui qu’en fonction de son propre but, la réalisation de son art. Koja décrit alors des communautés centrées autour d’une seule personne, Bibi, la deuxième communauté la prenant pour une sainte - voire une demi-déesse -. Et il semble bien que l’auteure décrive un type d’idéologie bien particulière. Elle décrit la deuxième communauté ainsi :

Bibi dans un noir et blanc maussade entourée de sourires lèche-cul, ils doivent bien être une vingtaine, tous portes des gantelets ; caestus, dit Bibi, frapper en latin, courroie garnie de plomb, gantelet renforcé de bronze pour les pugilistes de la Rome antique. Mais aussi ceinture de mariage, la ceste de Vénus, qui donnait le pouvoir de susciter l’amour à qui la portait.
(Ibid., 1994, p. 266)

Cette communauté est donc soudée autour de l’amour d’un chef et ses membres ont tous le même uniforme, le gantelet. Ce gantelet provoque la peur chez l’ennemi puisqu’il est une arme, et suscite l’amour parmi les siens, les camarades. De plus, il est l’héritier d’une tradition romaine antique. Le lecteur comprend alors que ce n’est ni plus ni moins une communauté fasciste que décrit là Kota. Face au chaos de l’« ordre » néo-libéral, le chaos encore plus grand de Bibi est celui de l’ « ordre » fasciste.

Mais Bibi n’est pas la seule à développer une pareille haine de l’étranger : Tess reste généralement enfermée dans son atelier et Koja la décrit souvent comme détestant le monde. A deux reprises, elle se bat violemment contre des gens posant la main sur elle. Elle refuse tout contact avec l’altérité, encore plus le contact physique. Son atelier est une sorte de prolongement d’elle-même, un sanctuaire, où « elle n’aime pas avoir de la visite […] » (Ibid., 1994, p. 19). Elle considère les autres comme des intrus potentiels, des ennemis. En somme, même si les réactions de Bibi et de Tess sont différentes, elles ont les mêmes racines : l’exclusion de la société, le fait d’avoir été considérée comme une ennemie.

L’amour reste une porte de sortie. Dès leur première rencontre Bibi « attend […] non pas Crane mais qu’elle-même [Tess] lui dise d’entrer » (Ibid., 1994, p. 21). Ainsi, Bibi, dès le départ, n’est pas l’étrangère tant redoutée. De plus, il y a quelque chose de semblable entre ces deux personnages : « Très proche dans le noir, une main sur le montant de la porte et une odeur qui à Tess semble du sucre, de la sueur, distincte et curieusement sans nom, ton parfum personnel et secret retrouvée de façon inexplicable sur les chairs d’une autre » (Ibid., p. 30). Le lecteur comprend qu’il y a une relation d’égale à égale. Elles semblent partager quelque chose de secret : elles se retrouvent l’une dans l’autre. Il n’y a plus l’étrangère, il y a juste une relation entre deux personnes profondément similaires qui travailleront ensemble, qui se disputeront et qui s’aimeront jusqu’à la fin du roman.

Le lecteur remarque cela dit que même l’homosexualité de nos personnages comporte dans ce roman un refus de l’autre. Lorsque Bibi déclare : « j’ai plus franchement besoin des mecs » (Koja, 1994, p. 219), le lecteur peut supposer que l’homme est considéré comme un étranger, un autre qu’elle-même, qu’elle doit considérer comme un intrus à combattre ou à soumettre. Mais pour Bibi, là aussi, cette homosexualité a quelque chose de transgressif. Si « Bibi veut qu’on les considère comme un couple, elle désire que tout le monde le sache : ses amis des soirées d’incision, les gens qu’elle fréquente dans les boîtes de nuit » (Ibid., p. 202), le lecteur peut faire l’hypothèse qu’elle veut, en plus d’affirmer son amour, provoquer son entourage et transgresser la norme hétérosexuelle de la société.

UN ART IRRÉCUPÉRABLE

A en croire le psychanalyste Wilhelm Reich, l’un des principaux inspirateurs du mouvement actionniste viennois :

Ce qu’on appelle un humain cultivé en vient à être une structure vivante composée de trois couches. A la surface, il porte le masque du self-control, de la politesse obsessive et mensongère et de la sociabilité artificielle. A cette couche, il recouvre la deuxième, « l’inconscient » freudien, dans laquelle le sadisme, l’avidité, la lascivité, l’envie, les perversions de toutes sortes, etc., sont tenus en échec sans avoir pour autant perdu de leur pouvoir. Cette deuxième couche est le fait artificiel d’une culture niant la sexualité ; consciemment, on la sent comme un vide intérieur béant. Derrière elle, dans les profondeurs vivent et travaillent la socialité et la sexualité naturelles, la joie spontanée du travail, la capacité d’amour. Cette troisième couche, la plus profonde, représentant le noyau biologique de la structure humaine, est inconsciente et redoutée. Elle est en désaccord complet avec chaque aspect de l’éducation et du régime autoritaire. Elle est en même temps le seul espoir réel pour dominer sa misère sociale.
(Reich, 1997, p. 184)

Dans notre roman, la sexualité et l’art sont liés. En effet, quand Tess fait l’amour avec Michael, Koja écrit : « Érection comme une attelle en plomb, fer qu’elle travaille avec force entre ses mains. Je vais te réchauffer, je vais te brûler » (Koja, 1994, p. 255). Le corps de l’homme devient le métal que Tess sculpte habituellement. Elle veut le modeler selon ses fantasmes. Nous ne pouvons pas dire si Koja considère cela comme une métaphore de toute forme de sexualité en général mais nous n’avons pas trouvé de telles phrases dans les scènes de sexualité entre Bibi et Tess. Selon nous, Tess, en voulant modeler le corps de son amant, veut gommer la trace d’altérité qui réside chez lui, détruire -brûler- l’intrus qu’il représente. Sa sexualité et son art, puisqu’il y a là équivalence, appartiendraient donc à cette deuxième couche, l’inconscient freudien, décrit par Reich comme comportant « le sadisme », « la lascivité », etc. L’amour et la sexualité entre Tess et Bibi appartiendraient donc alors à cette troisième couche. Tout au long du roman, l’agressivité de Tess est comparée à un feu intérieur qui la brûlerait. Par exemple : « La colère de Tess est refoulée comme l’air d’un fourneau de fonte, les cloques et les vomissements de l’acier en fusion » (Ibid., p. 285). Habituellement, cette agressivité, cette « colère », est refoulée à cause de la première couche de Reich. Le lecteur remarque alors que dans le récit, dès que Tess s’oppose à un problème, qu’elle a une frustration de n’importe quel type, elle se noie dans son travail jusqu’à l’obsession, et ce pendant plusieurs heures. Cela lui permettrait donc de canaliser un sadisme qu’elle n’ose pas, à part sexuellement contre Michael, retourner contre autrui. S’il n’est pas satisfait, il se retourne contre elle. C’est d’ailleurs ce que semble dire Michael : « Si tu ne progresses pas, tu meurs. C’est comme ça, t’y peux rien. Et je veux pas te regarder faire des boîtes de plus en plus petites. Tu t’enfermes en toi-même, Tess. T’es en train de te bouffer vivante » (Ibid., p. 287). Après la mort de Paul, Tess ne veut ni participer aux spectacles, ni essayer d’exposer. Elle reste dans son atelier, réalise son art uniquement pour l’Art. Il lui appartient totalement, de manière égoïste. Cependant, le lecteur peut comprendre cette situation d’une autre manière. Tess s’imagine dangereuse, agressive. Elle modèle des sculptures à son image, selon ses fantasmes. Comme le dit Otto Muehl : « L’artiste produit des rêves et des fantasmes sans censure » (Roussel, 2008, p. 33). Si ses fantasmes sont d’une nature agressive, notre héroïne imagine ses sculptures comme agressives. Le fait qu’après la mort de Paul, elle ne veuille plus montrer son art à qui que ce soit montre bien qu’elle a peur que son art puisse « agresser », au moins intellectuellement, des gens. Comme nous l’avons déjà vu, alors que Bibi attaque les gens, Tess s’en tient éloigner, même dans son art. A cause de la première couche décrite par Reich, elle a peur de faire mal à ceux et celles qu’elle considère comme des intrus. Cet enfermement en soi-même, dans cette première couche, est métaphorisé par ces boîtes qu’elle réalise, de plus en plus petites. La libre expression de son agressivité lui permettrait de vivre et de partager son art, mais elle ne peut pas, obligée alors de se « bouffer vivante ». Là encore, Michael a raison : « Il faut simplement que tu acceptes de tout libérer en toi, à commencer par toi, y compris de ce que tu crois être le bien et le mal […] » (Koja, 1994, p. 276). C’est bien sa conception du mal qui empêche Tess de partager son art avec qui que ce soit.

Bibi n’a évidemment pas ce genre de problème. Mais son art est bien sexuel, lui aussi. Nous pouvons le comparer en cela avec le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud :

On peut dire maintenant que toute vraie liberté est noire et se confond immanquablement avec la liberté du sexe qui est noire elle aussi sans que l’on sache très bien pourquoi. Car il y a longtemps que l’Eros platonicien, le sens génésique, la liberté de vie, a disparu sous le vêtement sombre de la Libido que l’on identifie avec tout ce qu’il y a de sale, d’abject, d’infamant dans le fait de vivre, de se précipiter avec une vigueur naturelle et impure, avec une force toujours renouvelée vers la vie. […] [Le théâtre] dénoue des conflits, il dégage des forces, il déclenche des possibilités, et si ces forces sont noires, c’est la faute non pas […] du théâtre, mais de la vie.
(Artaud, 1985, p. 44-45)

Les spectacles de Bibi sont à l’image de ce qu’est la vie pour Artaud : ils sont violents, dans un mouvement continue, en changement permanent, à la fois destructeurs et créatifs. Ils ne sont que « force noire ». Dans un premier temps, Bibi frappe ses partenaires, puis au fur et à mesure, elle les coupera et scarifiera. Lorsque quelqu’un lui apprend l’art de la scarification, son premier réflexe est de ne pas porter de gant, de peur de ne pas sentir ce qu’elle fait. C’est un art fasciste, basé sur la souffrance et la domination. Tess le lui fera d’ailleurs remarquer et Bibi ne la contredira pas. C’est un art à son image. Ses spectacles sont - toute proportion gardée - pareilles à ces vraies performances décrites par l’historien de l’art Bernard Lafargue :

Les performances du Body Art ne se réduisent pas à la dénonciation cynique, violente et scatologique des habitus du corps bourgeois, normé et policé. En une geste sacrificielle, elles prétendent, dans l’esprit de l’imitation Christi, extirper tous les signifiants de la loi pour faire surgir le (vrai) corps, le corps extatique comme phusis et puissance créatrice.
(Andrieu, 1998, p. 18)

Le but de Bibi serait alors de retirer la loi de la société moderne étudiée plus haut, ce qui expliquerait les mentions récurrentes dans le roman à un retour au primitif, une sorte de mythe du bon sauvage. En d’autres termes, Bibi veut chasser l’intrus qui serait en elle, qui serait dans son corps. Le climat sexuel masochiste du dernier spectacle, avec un homme en érection pendant que Bibi le lacère, est du même ordre. Cette blessure lui permettrait de rejeter le premier intrus qu’il ait connu, le père, dans la dyade mère-enfant du conflit œdipien. Ce que vit cet homme, c’est finalement le fantasme de l’inceste originel produit par notre société puisque, d’après Reich : « La surévaluation économique et dynamique du désir d’inceste ainsi que de tous les autres mouvements pulsionnels tire son origine d’un surinvestissement d’intérêt résultant exclusivement de la limitation générale des autres pulsions » (Reich, 2007, p. 38). La vénération de Bibi et sa sacralisation ne sont donc qu’une fixation sur la mère originelle qu’elle aurait remplacée. Bibi devient alors une sorte de déesse de la création et de la destruction, tout comme, par exemple, Kali, la mère divine, l’est dans l’hindouisme.

Le public n’est pas en reste : scènes de psychose collective, violence spontanée, une personne tombant à terre et qui manque de se faire piétiner. Les spectateurs ne veulent qu’une seule chose, participer à ces spectacles. Là encore, le lecteur est tenté de comparer ces spectacles à ceux des actionnistes que le professeur de théorie esthétique Heimo Kuchling décrit ainsi : « Pour l’actionniste en tant qu’individu, l’action a certainement un effet thérapeutique, ainsi que pour le spectateur qui, un jour, pendant une heure, voit disparaître toutes les barrières qu’il avait construites dans sa vie » (Roussel, 2008, p. 74). Ne revenons pas sur l’effet thérapeutique, il n’y en a aucun dans ce livre. Mais il semble que les barrières mentales des spectateurs de notre roman, elles aussi, s’effondrent. Ils sont pris d’une frénésie collective, une violence débridée comme celle du spectacle.

Koja montre dans ce roman un art irrécupérable, d’une violence inouïe, imaginé par une fraction d’une classe irrécupérable, jugée trop pauvre. Cette fraction s’organise en une communauté artistique fascisante, en lutte contre toutes les valeurs et les normes d’une société qui l’a exclue sans aucune raison autre que sa simple existence. Néanmoins, imaginons que cet art puisse exister. Il ressemble à l’actionnisme viennois, au body art, aux performances du français Jean-Louis Costes et leurs praticiens n’ont jamais tué qui que ce soit.

Cet art, comme le pense Kuchling, pourrait être thérapeutique. En effet, selon l’actionniste Günter Brus : « Chaque fois qu’on surmonte des inhibitions qui viennent de l’éducation qu’on a reçue, c’est déjà de l’autothérapie » (Roussel, 2008, p. 25). Plus généralement, d’après l’artiste Herbert Stumpfl, « […] le sens social de l’art est de faire émerger ce qui a été refoulé et qui n’a pas fait l’objet d’un travail, de lui donner une visibilité, et grâce à cela, de toucher le spectateur » (Ibid., p. 147). Dans ce cas, dans une société comme celle décrite par Koja - qui est la nôtre -, l’art serait souvent qualifié d’immoral ou de fasciste. Mais doit-on forcément considérer l’art comme vecteur de morale bourgeoise ? De plus, il ne nous semble pas que des performeurs comme Jean-Louis Costes ou les anciens actionnistes viennois soient de réels fascistes, bien au contraire. Alors, aujourd’hui plus que jamais, l’art ne devrait-il pas être fondamentalement irrécupérable par la société ?

Albain le Garroy

BIBLIOGRAPHIE :

Andrieu Bernard, 1998, Les Plaisirs de la chair, Pantin, le Temps des Cerises
Artaud Antonin, 1985, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard
Becker Howard S., 1985 [1963], Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié
Clair Jean, 1997, La Responsabilité de l’artiste, Paris, Gallimard
Danièle Roussel, 2008 [1995], L’Actionnisme viennois et les Autrichiens, Paris, Les presses du réel
Eribon Didier, 1999, Réflexions sur la question gaie, Paris, Fayard
Fromm Erich, 2007 [1956], L’Art d’aimer, Paris, Desclée de Bouvier
Koja, Kathe, 1992, Skin, London, Millennium
Koja, Kathe, 1994, Corps outragés, Paris, J’ai lu
Marx Karl – Friedrich Engels – Joseph Weydemeyer, 2014 [2003], L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales
Nancy Jean-Luc, 2010, L’Intrus, Paris, Galilée
Rand Ayn, 2008 [1964], La Vertu d’égoïsme, Paris, les Belles lettres
Reich Wilhelm, 2007 [1951], L’Irruption de la morale sexuelle, Paris, Payot
Reich Wilhelm, 2014 [1952], La Fonction de l’orgasme, Paris, l’Arche


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Titre : ALBAIN LE GARROY « UN ART IRRÉCUPÉRABLE »
Auteur(s) :
Genre : Essai
Copyrights : Albain le Garroy
Date de mise en ligne :

Présentation

Skin (Corps outragés) est un roman écrit par l’États-unienne Kathe Koja paru en 1992. L’auteure fait partie du courant Splatterpunk, surtout connu être celui de Clive Barker, l’écrivain de Hellraiser et des Livres de sang. Ce courant est caractérisé par sa critique sociale et sa rupture avec le fantastique gothique et ses monstres classiques. Ici, les êtres humains sont souvent les vrais monstres, d’autant plus que dans notre roman, contrairement aux autres livres de Koja, il n’y a aucune forme de surnaturel.

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