JEAN-PAUL DOLLE & PAUL VIRILIO « UTOPIA ARCHEOLOGY »


Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)

Les réseaux de communication engendrent un nouvel horizon, appellent une mutation vers la société de l'information. Demain, des automates connectés au réseau pourront libérer l'homme de ses tâches les plus fastidieuses. C'était l'utopie marxiste du progrès technique.

Bulle spéculative de pensée ou perspectives apocalyptiques ? Jean-Paul Dollé, philosophe du vivre ensemble, auteur de Désir de révolution et de Fureur de ville, et Paul Virilio, penseur d'une esthétique de la disparition qu'il a notamment développé dans La Bombe informatique, reviennent sur ce débat.


Propos recueillis par Éric Ouzounian.



Le Manuscrit de 44 du jeune Marx, qui voyait la machine libérer l'homme des tâches débilitantes et répétitives est-il encore d'actualité ? Quel peut être l'impact des technologies de communication, réseaux, mais aussi, domotique, immotique, sur le travail, le temps et l'homme.

Paul Virilio : On oublie souvent la domotique lorsqu'on parle d'Internet alors que tout est systémique. Internet est un système dans un système qui est celui de la mondialisation de l'information. La domotique ou l'immotique, c'est un changement de fonction de l'habitat. La fonction de l'habitation, au sens « €œse loger », « €œdemeurer », laisse une part de sa suprématie à la fonction information.

C'est ce qu'on appelle les « media building », la domotique ou l'immotique. Loger de l'information, c'est à dire la donner à disposition, est un élément qui vient dominer la fonction habitation, c'est à dire se protéger du vent et de la pluie. Cette fonction « habitation » demeure toujours mais avec la révolution de l'information, elle laisse une part de sa prérogative à la fonction « information ». Il y a des raisons économiques extraordinaires : la fonction habitation ne rapporte que très peu même quand se loger coûte très cher. La fonction du loyer de l'information est énorme. On le voit avec la publicité et les media buildings. La fonction d'habitation, de bail, qui permet d'obtenir un revenu en logeant des hommes ou des fonctions laisse sa suprématie et celle du droit foncier au loyer de l'information. Ces changements vont faire profondément muter la ville. Shangaï en est un exemple.

Jean-Paul Dollé : Le parallèle avec le Manuscrit de 44 est pertinent, cette révolution de l'information peut avoir comme objectif premier de dispenser l'homme de ses tâches fastidieuses. L'homme générique pourrait être successivement intellectuel, manuel, artiste, Michelange... ce n'est pas invraisemblable. Mais cela déclenche des problèmes abyssaux.

Le temps humain peut être de plus en plus utilisé pour des activités qui ne sont pas liées au travail parce que celui ci est effectué par des machines. Mais que faire de tout ce temps ? Cela pose des questions redoutables sur le travail ; notamment celles, philosophiques, de Marx. Que fait-on du temps hors du temps salarié ? Quelles sont les références ? Dans la culture antique, c'est ce que les Romains appelaient l'« otium », le loisir studieux, le temps pour se cultiver, des études qui n'ont pas de visées professionnelles, et le temps citoyen. Balibar disait que le mot école vient du mot grec schole, qui veut dire temps.

On n'a pas préparé les gens à gérer leur vie comme le temps de la schole et de l'ossium. C'est la plus grand bombe sociale à venir. Comment peut-on penser une société ou les habitants sont condamnés à être soit les plus performants, au sens managers performant, soit les plus artistes. Mais Nietzsche disait que le propre de l'exception, c'est d'être exceptionnel. En 1968, on disait qu'il fallait tous qu'on soit des artistes.

Paul Virilio : L'idée d'une libération de l'homme par la machine me paraît totalement dépassée, c'était une idée du 19ème siècle que le 20ème siècle a totalement invalidée. Celui qui est dépassé par la machine, c'est l'homme.

On le voit avec les transgéniques, les chimères ou le clonage, l'industrie s'attaque à l'homme comme à une matière première. On n'en est qu'au début, mais n'oublions pas que le généticien Mengele a crée à Auschwitz le premier laboratoire de génétique. Il est dépassé de penser que la machine est le propre de l'homme, qu'elle va le libérer. Au cours du 20ème siècle la machine nous a surtout libérés de la vie. A travers les armes, la science et les technosciences attaquent depuis Galton et Mengele, et le clonage considère l'homme comme une matière première ou dernière de l'industrie.

Il y a eu un culte de l'industrie chez Marx qui est illusoire et doit être dépassé. Certains éléments du manifeste restent justes, mais ce culte est invalidé par Tchernobyl, Hiroshima, Auschwitz et le clonage. On est dans la dernière année de ce siècle impitoyable, disait Camus. Si les communistes ne comprennent pas cela, ils iront à la poubelle de l'histoire, avec Marx. La question du temps et de son usage est centrale, mais aussi l'ontologie de l'avenir de l'être.

Jean-Paul Dollé : Il faut revenir à Heidegger et à l'essence de la technique. Cela dévoile quelque chose de l'être. Est ce que la finalité est de prendre l'homme comme matière première ? Des gérontologues me disaient que l'allongement de la vie, c'est bon, par ce que les vieux, c'est notre matière première. Les possibilités du capitalisme à faire du profit sont illimitées dans les domaines de la construction de bâtiments, de la maladie et de vie. Les écologistes nous ont rappelé que la durée de vie des matières premières est limitée. Les biotechnologies sont en plein dedans.

Paul Virilio : La technoscience du 20ème siècle a osé des chimères. Celle d'un pouvoir absolu, celle d'un surhomme, comme à travers de transgénismes. En ce moment, et ça ne choque personne, dans un laboratoire du Massachusets, on est en train de mélanger des ovules de vache et d'homme. Dans un autre labo américain, on est en train de chercher le Minotaure. D'un côté le clonage et la résurrection sérielle de l'être et le délire, et la vraie chimère qui n'est même plus l'eugénisme et la recherche de l'homme parfait, mais carrément le Minotaure, le mythe ! Il y a là un accident de la technoscience qui infirme la thèse d'une libération scientifique de l'humanité. Il faudra se battre contre cela comme on s'est battu contre l'eugénisme Mengelien.

Cette accélération donne-t-elle à l'homme le don d'ubiquité, le paroxysme de la vitesse ?

Jean-Paul Dollé : L'ubiquité est le mythe fondamental, c'est l'apanage de Dieu, omnipotent, omniscient et omnivoyant. C'est le fantasme divin. C'est l'idée du divin et le jeu des enfants, quand ils sont là, ils sont en même temps autre part, c'est le jeu par excellence.

Paul Virilio : Depuis la préhistoire, l'histoire s'est inscrite dans un temps localisé, lié à un lieu, dans un €« hic et nunc » ou un « €œin situ ». Nous entrons, grâce au feed-back interactif des réseaux de communication, dans un temps « live » qui est un temps global. Ce n'est plus le temps des saisons, mais un temps monde. D'une planète parmi d'autres. Il y a une panne de l'histoire, mais pas au sens de fin de l'histoire, qui est une connerie de sociologue. Il y a une fin de la temporalité historique locale. La question de la chronique ou de la réflexion chronologique ne se relocalisent, comme disait Deleuze, que dans le globe lui-même. C'est la terre qui est le lieu et le temps n'est que ce temps là : c'est la compression temporelle, qui sera accentuée par le numérique.

Jean-Paul Dollé : Cela peut engendrer des guerres du temps, comme il y avait des guerres du feu. Qui aura la maîtrise du temps global ? Et ceux qui ne l'auront pas feront de la surenchère sur le temps ultra local. S'il y avait des terroristes qui soient dans des pays exclus de l'information et de l'économie, exclus de ce marché du temps global et formés aux meilleures techniques, ils pourraient proposer des régressions terrifiantes jusqu'à un temps qui serait préhistorique.

Paul Virilio : L'exemple, c'est la montre SwatchBit, qui divise la journée en 1000 bits. Ce temps n'a plus rien à voir avec le jour et la nuit, avec les secondes et les heures. C'est le temps virtuel d'Internet, et si les gens l'achètent, il y aura un temps Internet, qui n'aura rien à voir avec le temps global ou historique. Cette montre est la création d'un maître du temps, et le référent de ce temps, le repère, est le siège social de Swatch, en Suisse. On verra aussi la création du langage univers de l'Internet, également dépourvu de toute poétique du lever et du coucher de soleil. Un langage qui ne référera qu'a la pratique d'Internet, instrumental, sans références à un lieu ou une histoire des langues. Cette montre a été commercialisée à Noël : c'est le messie.

On est en plein divin : ubiquité, création , destruction du monde et action sur le temps, pouvoir de Chronos, qui était là avant les dieux ...

Paul Virilio : ...et qui dévorait ses enfants. Ce qui est dangereux, c'est d'être bluffé par le produit de notre intelligence. Or c'est le grand danger d'Internet, c'est qu'il s'agit d'un culte, d'un cyberculte : c'est inadmissible. Ce n'est pas Internet ou l'information qui est inadmissible, c'est le fait qu'on n'ait plus d'attitude critique. Il faut développer une attitude critique au niveau de l'écologie, mais aussi à l'égard de l'écologie de l'information. Sans liberté de blâmer...



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