La péninsule ibérique recèle une part importante de cultes anciens, d'horreur populaire et d'occultisme, le plus souvent dans des contrées rurales isolées. Qu'est-ce qui vous a décidé à déménager en Grande-Bretagne ?
Dans mon enfance, je vivais principalement dans un monde bien à moi qui semblait très éloigné de la plage et des rues ensoleillées de Malaga, où je vivais. J'aspirais à quelque chose d’indescriptible, mais la lecture de certains livres et le visionnage de certains films ou séries TV remplissaient un vide. La plupart provenaient de Grande-Bretagne et traitaient de ses paysages, de son histoire et de son archéologie. Par la suite, à l'issue de mes études et après un premier emploi, lorsque j'ai pensé qu'il était temps de déménager dans un nouvel endroit, l'Angleterre s'est imposée comme une évidence. Je ne pensais pas forcément y rester mais j'y vis aujourd'hui depuis 17 ans.
Lors de précédents entretiens, vous avez mentionné la bibliothèque de votre père consacrée à l'anthropologie, la mythologie, l'archéologie et l'histoire ancienne. Dans quel type d'environnement culturel avez-vous grandi ?
Je viens d'une famille espagnole traditionnelle, catholique des deux côtés, bien que non ouvertement pratiquante. À l'école religieuse d'où je viens, nos lectures et réflexions étaient surveillées de près. L’idée du Diable me terrifiait, jusqu’à m'empêcher de dormir. Vous devez également prendre en compte que je suis née seulement quelques années après la mort de Franco ; nous sortions tout juste d'une dictature. La plupart de mes camarades de classe venaient de familles situées soit très à droite, soit activement et fièrement franquistes. À l'opposé, mes parents ont toujours été socialistes (mon grand-père maternel était mineur dans le nord du pays). J'étais donc définitivement une marginale.
Avant moi, personne dans la famille n'avait poursuivi de carrière dans les arts ou les sciences humaines. En fait, seule ma tante avait eu l'opportunité d'aller à l'université. Mais tous appréciaient la lecture. Ma mère était quelque peu anglophile et mon père, qui travaillait dans une banque, était fasciné par la mythologie, l'anthropologie et l'histoire ancienne. Inévitablement, cela a déteint sur moi. Il tenait de petits carnets dans lesquels il rédigeait des listes qui lui servaient de références. À l'âge de cinq ans, mon tour favori était de réciter les empereurs romains, les rois goths, les muses grecques, les travaux d'Hercule et ainsi de suite.
Mes parents m'ont toujours encouragée à lire et écrire. Je créais mes propres magazines et écrivais mes propres histoires. Mais c'était une activité solitaire car je ne connaissais pas d'autres gamins qui partageaient mes goûts. Puis, à l'âge de seize ans, je suis partie étudier le latin et le grec avec un groupe de sept ou huit autres étudiants, toujours dans la même école. Nous étions catalogués comme bizarres, mais pour moi, ce fut réellement une ouverture vers une quantité de connections significatives.
Le réenchantement de notre monde semble occuper une position centrale dans votre travail et, bien sûr, au sein de Hellebore. Pourriez-vous approfondir ce concept ? Sur la manière dont nous pourrions renouer avec la nature, imaginer et construire de meilleures alternatives grâce au travers de ce « réenchantement » ?
Nous vivons dans un capitalisme au stade tardif et le système écrase toute idée non conforme. Les modes d'existence alternatifs sont jugés utopiques. Mark Fisher a appelé cela le « réalisme capitaliste ». Le capitalisme semble inéluctable mais, selon les mots d'Ursula K Le Guin : « il en allait de même du droit divin des rois ».
Il est important de garder espoir, de sortir des sentiers battus. En portant un regard critique sur notre passé et notre culture, nous pouvons imaginer des alternatives au système. Je crois que les histoires que nous nous racontons et que la façon dont nous les racontons s’avèrent cruciales Nous ne sommes pas ce que le capitalisme veut nous voir être, nous ne sommes pas que des serviteurs de Moloch. Les histoires nous donnent forme. Un zine ne va pas changer le monde mais il fait partie d'un ensemble plus important de choses qui peuvent avoir un impact sur les gens et, donc, sur la société dans son ensemble.
Le capitalisme est motivé par la seule poursuite de ressources individuelles et par un sens profond d'aliénation. Le réenchantement signifie de trouver l'étincelle qui nous fera nous rapprocher des autres et cultiver ce rapprochement. Seuls, nous nous sentons dépourvus. Mais si nous sentons que nous faisons partie d'une communauté au travers de laquelle nous partageons quelque chose qui ne soit pas dicté par le système, qui ne soit pas une marchandise, nous pourrions trouver l'espoir et, peut-être, commencer à regarder les choses différemment.
Le changement commence par les histoires que nous racontons. Nous devons entretenir la flamme. Raconter ces histoires est une façon de résister.
Vous avez dit considérer Hellebore comme une « déclaration politique », comme un « acte de résistance face à la situation politique actuelle ». Ce qui vous a motivé pour demander à David Southwell d'écrire sur la signification politique du paysage, ainsi que sur le rôle du folklore dans le combat contre le fascisme. Cela fait plusieurs décennies qu'à l'inverse en Europe continentale, c'est l'extrême-droite qui tente de monopoliser les traditions et les folklores locaux, notamment en ce qui concerne les cultes anciens et l'occultisme. Comment expliquez-vous cette différence entre les îles britanniques et le reste de l'Europe ?
Il y a clairement, ici aussi, une faction de droite qui tente de se faufiler au sein du renouveau folklorique, mais je pense que la faction résistante est plus importante ou tout au moins se fait davantage entendre. Cette opposition, cette reprise en main des espaces était clairement l'un de mes buts avec Hellebore.
Dans le Royaume-Uni des années 1970, le renouveau folk et occulte était intimement lié à la contre-culture et à l'émergence de la Wicca qui, selon Ronald Hutton, est « la seule religion pleinement constituée que l'Angleterre peut se vanter d'avoir offerte au monde ». Pour moi, ce genre de contre-culture possède un parfum typiquement britannique.
Ce qui ne signifie pas que des mouvements similaires ne soient pas apparus dans d'autres pays, mais je crois sincèrement qu'il a bénéficié ici d'une stature plus importante et d'un impact culturel plus vaste, qui se fait toujours ressentir aujourd'hui.
Le renouveau actuel se préoccupe de problèmes différents, en lien avec notre relation avec le paysage et la nature, le capitalisme tardif, le logement, le changement climatique, etc.
Le mélange si particulier de surréalisme et de psychédélisme, le rendu granuleux typique des fanzines à l'ancienne, les références à des magazines occultes et affiches de films des années 1960 et 1970 prêtent à Hellebore une connotation graphique très singulière, qui semble aujourd'hui trouver un écho dans l'esprit des gens. Pensez-vous avoir approché quelque chose du « zeitgeist », l'esprit profond de notre âge ? Quelque chose qui manquerait aux divertissements de masse, mais qui n'en demeurerait pas moins dissimulé derrière la surface de la culture populaire ?
Voilà une idée très sympathique, mais je ne peux prétendre l'avoir moi-même ressenti de cette manière.
Toutefois, je ne me souviens pas où j'ai vu émerger cette notion, l'idée que lorsque nous créons quelque chose, nous ne sommes que les instruments de quelque chose de plus grand que nous, que nos propres doutes et nos égos fragiles doivent s'effacer pour nous laisser canaliser réellement par cette énergie.
C'est ce que je ressens lorsque j'approche quelque chose de façon créative. Ce n'est jamais à propos de vous, cela traite d'autre chose. C'est pour cela que j'aime le concept de « zeitgeist », qui contient le terme « geist » ou « esprit ». Cela m'évoque pleinement quelque chose de surnaturel et de sacré.