DANIEL AZELIE « EL DEMON, L'ENVERS DU MONDE »


Enregistrement : 12/04/2021

Dessin, théâtre, musique, installations, correspondances et performances, Daniel Azélie trace un parcours artistique unique, funambule aussi bienveillant qu'atypique à l’écart des écoles, des modes et des tendances.

Un long et riche entretien pour évoquer son travail et invoquer les ténors de l’underground, du siècle passé jusqu'à aujourd’hui : Monte Cazazza, Genesis P-Orridge, J.G. Ballard, William S. Burroughs, Jean-Pierre Turmel et son Sordide Sentimental, John Balance, le mail-art et les mixtapes, Michel Journiac, le dessin et le collage sous toutes ses formes, la compagnie Si et Seulement Si, RE/Search Publications, la nuit parisienne, ses rencontres et tout ce qui peut éveiller les esprits, perturber le statu quo.


Propos recueillis par Laurent Courau.





En tant qu’artiste, comment perçois-tu la période si particulière que nous traversons ? Je te pose d’autant mieux la question que je sens quelque chose de très organique, de très biologique dans tes dessins. Ce qui me semble en totale adéquation avec certaines grandes questions de notre temps, dans notre rapport à ce que nous sommes, à ce que nous faisons de nos existences et du semblant de réalité consensuelle que nous partageons.

C’est complexe à exprimer, déjà : je vis de façon plutôt solitaire (solitaire « sociable »), le plus souvent, ce qui fait que je ne suis pas particulièrement désœuvré, depuis cette crise mondiale. Ça résonne plutôt dans ce sens-là : mondial, collectif (manque de partage de l’espace public, absence de la coexistence « de visu »), pour moi.

Noctambule (j’aime la vie nocturne, mais dehors, pour sentir, traverser la nuit, circuler, me glisser, parcourir, écouter, regarder la nuit), j’ai une sorte de totem personnel, depuis 1987, qui est un idéogramme japonais exprimant « la nuit, le toit » : je l’avais prélevé à un journal, et nous en avons fait, un complice (Hugo) et moi, une sorte de sceau ; on y associait d’autres personnes, dont un étudiant japonais venu de Okayama et rencontré au Café Noir (Paris, 75002), Fushimi Kenichiro, il en résulta des cassettes via le mail-art, des films vidéo, des installations, des images, à partir de 1988). Bref, la nuit est mon apaisement des choses, j’imagine.

Je voudrais répondre par cette image : il me semble que je suis toujours tourné vers la nuit devant, en terme d’expérience directe ; je cherche des choses (sens, indices, clés) depuis toujours, je ne le comprends qu’après les avoir trouvées. J’ai toujours senti ça confusément, et je n’arrive à relier ces points que depuis peu de temps ; un matin de 1997 (souvenir d’un moment marquant), par exemple, dans un demi-sommeil, j’ai été encouragé, comme par une voix à travers un rêve, à chercher « derrière le papier peint » (c’est venu ainsi). Je l’ai noté, en me réveillant tout à fait. Et je réalise ces derniers temps que je fais ça sans le penser, sans le savoir : je cherche sans arrêt « ce qu’il peut y avoir de plus » un, ou des sous-textes, des pièces à connecter, des clés pour déchiffrer (et cela arrive, effectivement : à travers les livres, les musiques, les personnes, les situations, les associations d’idées se nouent, se ramifient).

Je vis chaque jour en construisant le sol devant pour avancer, c’est ainsi que je le vis. Voilà qui peut répondre, avec des détours, à ta question sur l’aspect organique de ce que je « fais ». Et comme certains d’entre nous, je connais un enthousiasme à vivre. J’éprouve un plaisir certain à avancer dans cette nuit devant moi, elle est peuplée de rencontres, de singularités. Ce qui me manque en ce moment, par exemple, c’est de pouvoir sillonner la nuit, littéralement. Errer mais avec le plaisir de se sentir libre, de se glisser le long des façades. Bien sûr que la nuit est propice à la balade; je pense que j’aime l’idée du monte-en-l’air, l’habit noir souple et silencieux, marcher sur les toits la nuit, just for kicks. De même, les rêves de vol m’ont comblé à un point extatique, quand j’en ai eus. Le plaisir de voler au-dessus de la ville (j’ai grandi en ville), simplement par mouvement (sans ailes).

Bon, je pense que je fais réellement tout ça, aussi, « avec un petit peu d’aide de mes amis ». C’est inévitable, j’imagine ? On rencontre parfois, de-ci, de-là, de puissantes clés simplement pour accéder à l’étage du dessus, et je suis toujours curieux des clés qui se présentent, ça et là.

Impossible de résister à la tentation de te questionner sur ces clés. Qu’entends-tu par là ? Et sans en rompre la poésie, quelles indications saurais-tu donner à celles et ceux qui ont tant besoin de s’échapper de leur quotidien, hier comme aujourd’hui ?

Les maladroitement nommées (par moi) « clés » sont à la fois des perches tendues, des intuitions parfois puissantes, des fragments enregistrés ici et là dans ma mémoire, depuis l’enfance : à travers les errances littérales, mais aussi littéraires, plus largement culturelles, les rencontres. Ça reste indicible, mais je constate que des points, emmagasinés depuis longtemps, s’allument et se relient à d’autres, dessinent des configurations, confirment des intuitions (ou les infirment, le cas échéant), comme si des pistes se traçaient peu à peu (sur une cinquantaine d’années, tout de même !).

Donc ces « clés » sont comme des intuitions suivies, des notions, mais aussi des états explorés, traversés, des recoupements manifestes. Livres, disques, personnalités que j’assimile à des «chercheurs », films, dessins, peintures, performances. Adolescent, je me sentais assez ignorant dans les diverses classes, mais pas au point de me sentir coupable de l’être : j’ai plutôt eu envie de découvrir des choses ! Puis, il y eut beaucoup d’occasions jusqu’aujourd’hui. Grâce aux rencontres.

Et n’as-tu pas, quelque part, un peu le sentiment que tes écrivains et artistes fétiches, William S. Burroughs, J.G. Ballard, Genesis P-Orridge et bien d’autres, avaient depuis longtemps annoncé ce que nous traversons aujourd’hui ? Encore une fois, que les freaks et les marginaux font les meilleurs prophètes des temps à venir ? Une idée que La Spirale défend depuis ses origines, mais qui semble avoir du mal à trouver preneur. (sourire)

On pourrait le penser. Je constate surtout que leurs propres influences (celles qui les ont guidés, nourris), leurs idées, leurs pratiques se sont exprimées de façons totalement différentes, mais énormément de choses les connectent.

Depuis l’adolescence, les marges, les bords (parfois dans le fossé, carrément) me parlent d’une manière ou d’une autre, et mes lectures s’en sont ressenties rapidement : Genesis P-Orridge, sorte d’ultime freak qui, dès l’adolescence, commença ce long travail de refus d’une assignation identitaire. William Burroughs, écrivain « hors-la-loi » et expérimentateur multi-média. James Ballard et sa panoplie middle-class d’écrivain observant le catastrophique « progrès » de son regard effilé, médical, exotique. De manière inattendue pour moi, ils ont chacun traversé mon champ de perception à divers moments. Ils ne sont pas les seuls, il y a de nombreuses femmes, également. Certaines m’entourent.

Toutes ces personnes, plus ou moins notoires, mais en compagnie de légions d’autres moins connues, ou carrément sans notoriété particulière, ont généré à leur tour des directions qui elles-mêmes, etc. Toujours ces pistes à suivre dans le noir, sans savoir pourquoi, mais certain qu’il y a quelque chose. Comme d’autres, j’ai une attirance pour ce qui dévie, ou entame et perturbe le statu quo : l’excentrique, les marges, l’irruption du « chelou »; j’ai conscience aussi de m’être toujours « vécu » comme tel. Pas du tout de façon spectaculaire, mais dedans. Imaginaire ou non, c’est un fil que j’ai agrippé intérieurement, très vite. Pas toujours pour le meilleur.

Pour en revenir à nos « freaks » notoires, toutefois, je n’aime pas la hype, la frime quand des cliques n’ont pas lu les livres, pas vu les films, pas écouté les musiques; ces artistes acronymes (GPO, WSB, JGB) : on peut, à peu de frais et sur leur dos, revêtir, se revendiquer, s’approprier, se déguiser, se présenter. Je ne sais s’ils sont à considérer comme des prophètes, mais je pense, effectivement, que ce qu’ils ont raconté, chanté, écrit, montré, raconte une proto-version de ce que nous vivons de plus déshumanisé aujourd’hui, collectivement et certainement à un niveau individuel; ils ont poussé la liberté d’être (eux parmi des millions d’autres) et extrapolé sur le monde toujours à venir, celui du progrès et de ses idéologies.

Ces trois-là présentent par ailleurs, selon moi, un point commun intéressant et atomique, si je puis dire. Il me semble me souvenir à ce propos de Genesis P-Orridge mentionnant l’accès à la dimension atomique, à la fission de l’atome, comme une porte déterminante. Les uns comme les autres, chacun à sa façon, ils ont contribué à dissocier, pulvériser, forer au cœur de ce qui peut encore se diviser, et ainsi de suite. À travers la dissection, le scalpel, la physique, le médical (les trois sont liés d’une manière ou d’une autre au « mystère médical »), l’imagerie microscopique et les agrandissements publicitaire plus monstrueusement disproportionnés que nature (j’y trouve une analogie avec le dépeçage sonore qu’opère le dub également), l’extrême ralenti du mouvement rejoué.

En forçant ce fractionnement de tout (chacun à sa manière), ils ont contribué à rendre chacun des fragments irréguliers fascinants, passionnants : de nouveaux territoires à explorer. Avec mon complice du milieu des 80’s, Hugo, on s’intitulait Unrelated Segments (on était un tandem d’exaltés). Je cherchais à relier les choses éparses, ce que notre dénomination contredisait. Faire de sa vie une aventure qu’on vit, raconter, jouer avec « le réel », l’accepter et « faire » avec, ce qui n’a rien de commun avec l’idée de « faire avec ». Je me sens toujours quelque peu alien, depuis l’adolescence, mais je fais corps avec ce monde, je le sens, depuis toujours aussi. Et m’y promène, l’explore.

Puisque nous évoquons ces artistes que nous aimons tous, j’aimerais que tu reviennes sur ta correspondance avec Monte Cazazza, V. Vale de RE/Search Publications, John Balance de Coil et William Burroughs. Aurais-tu la gentillesse de revenir, pour nos jeunes lecteurs, sur cette période lointaine où l’on s’écrivait encore sur des supports physiques, où des figures dorénavant mythiques prenaient le temps d’entretenir une correspondance avec leur public ?

Avec plaisir, Laurent : cela revient, pour moi, à la découverte sur le tas, en tâtonnant, la découverte de « comment faire ». Avant les années 2000 et la généralisation des e-mails encore jeunes d’une dizaine d’années, jeunes gens, c’est le téléphone public ou familial (en plus du courrier postal) qui constituait le seul lien avec les « soul mates ». Par courrier, on cherchait, on lisait, on trouvait, on rebondissait (comme avec Internet, mais dans une temporalité différente, plus patiente probablement). J’ai gardé de ces échanges, pour certains, mais comme je « range » les courriers spéciaux ou méritant d’être gardés, dans des livres, je ne les retrouve jamais sur commande. ReSearch a traversé mon chemin un jour (je ne sais plus dire comment, par qui ou quoi, a librairie Parallèles, je crois). Cela faisait un moment que j’avais mis le nez dans les romans et les essais de Burroughs, avec délectation. Par ailleurs, Throbbing Gristle (la musique, les protagonistes, ce qu’ils faisaient) m’était une énigme troublante, depuis le lycée.

Tomber sur une revue contenant essais, photos, interviews consistantes et extraits de textes me sembla miraculeux (c’était donc bien avant le réseau Internet). J’étais déjà lecteur d’Yves Adrien, qui avait raconté ce groupe énigmatique à un jeune lectorat « rock’n’roll ». ReSearch fut une illumination. Via Throbbing Gristle, je m’intéressais à Monte Cazazza (redisons que rares étaient les moindres bribes d’informations sur ces artistes et leurs activités). Fin des 80’s, je reçus la cassette d’un distributeur allemand, contenant un entretien très intéressant, très « clair » (autant qu’on peut l’être quand on purge une peine à vie) avec Charles Manson au pénitencier de Vacaville (Californie). J’en envoyais une copie à Monte Cazazza (qui cherche toujours de la documentation, des informations, pour nourrir des projets). Il me répondit très gentiment, me remerciant et, commentant le contenu, passionnant pour lui aussi. John Balance également, fut très abordable, très informatif, patient (alors que j’écrivais pour trouver des enregistrements rares de TG).

Ils me poussaient, les uns et les autres, à lire, à me documenter, à comprendre. Je sentais leur matière pleine de secrets à décoder. J’ai appris à respecter les personnes quand j’ai ce genre de requête, depuis lors (plus jeune, je pouvais débarquer grossièrement, ne doutant de rien, désirant savoir, mais ne donnant rien en échange). William Burroughs, quant à lui, n’a jamais détesté la compagnie de jeunes enthousiastes, on sait tous cela. Avec un ou deux copains, on écrivait à ces personnes énigmatiques, auréolées de légende, dont on avait eu vent : on sentait qu’il y avait là quelqu’un pour nous. On envoyait des cassettes, comme au Moyen-Orient, pour communiquer, pour passer de la musique; on faisait des mixtapes pour les amours et les amis, parce que ça parle tout de suite, bien qu’il faille déballer, lire, retourner, regarder l’objet sous toutes ses coutures, là encore décrypter des secrets encodés dans les coins.

On envoyait une orange ou une tablette de chocolat simplement timbrées, des lettres dans des cassettes; on enregistrait des mots tendres ou des séquences délirantes, entre les chansons de ces mixtapes, sur 15, 30 minutes, ce qui permettait de ne pas être trop long, et nous obligeait à sélectionner d’autant plus. Dessinateur et bricoleur sonore (l’amour des magnétophones de toutes sortes), j’ai rencontré pas mal de personnes via ces réseaux de mail-art, labels de musique, revues (Jean-Pierre Turmel, également très gentil et encourageant, dans sa réception de mes envois graphiques ou simplement épistolaires, était un de ceux-là, avec Sordide Sentimental à Rouen). Lui-même avait commencé à œuvrer jeune, mû par le « fandom » : il était fan de science-fiction et de rock’n’roll.

Tu as co-fondé la compagnie Si et Seulement Si, au sein de laquelle tu interviens comme artiste « fictionnaire » en mettant à contribution images fixes et images animées, textes, sons organisés, objets, lumières et que sais-je encore. J’aimerais que tu nous parles de ce travail et que tu reviennes sur le concept de « théâtre documentaire » qui me semble tout à fait passionnant ?

La compagnie Si & Seulement Si : il s’agit d’une compagnie de théâtre, où je travaille avec Odile Macchi, sociologue et metteuse en scène. Nous avons commencé, en 1999, par adapter à la scène des livres destinés aux jeunes publics, puis avons adopté des auteurs (Robert Pinget, Lewis Carroll, l’enquête de Michel Foucault & co autour de l’affaire Pierre Rivière, des auteurs plus contemporains). Ces dernières années, nous adaptons à la scèn, des enquêtes de terrains, que nous menons sur diverses réalités sociales, humaines (en tant que chercheuse, Odile travaille aussi à l’Observatoire du Samu Social). Ce qui nous amène à nous immerger dans des communautés : en milieu rural parmi des éleveurs ou des vignerons, des ouvriers d’une importante usine de teinture, parmi les adolescents d’une ZUP à Sedan ou auprès d’habitants d’un quartier en rénovation à Clermont-Ferrand. Nous avons aussi, en 2016, porté à la scène, après enquête, le « dossier » d’une affaire de pollution radioactive dans le port de Bayonne, catastrophe environnementale ayant tué des ouvriers d’une usine d’engrais. Comme les entretiens préalables avec ces personnes sont parfois techniques (spécialistes des sols et de la radioactivité, urbanistes et adjoints de mairie en charge de la rénovation urbaine, une retraitée qui attend la mort, un trader ou un sportif, des religieuses, un historien, etc.), ma partition scénique consiste à accompagner ou porter en images les propos diffusés, jusqu’aux oreilles du public. Faire que ça puisse rester audible (certaines précisions techniques ou administratives sont incontournables, et permettent de cerner une problématique). Je vais donc, sous caméras, compléter, expliciter ou traduire cela grâce à des figurines, du dessin, de la manipulation de matières, d’écrits, de la carbo-glace, des ombres chinoises, un minimum de jeu, plein d’objets en général, de la lumière. Je conçois, avec Odile, l’écriture scénographique de nos spectacles, l’imagerie utilisée, certaines séquences sonores aussi (par mes pratiques en solo). Je ne viens pas du théâtre, mais il a très heureusement nourri mes bagages et mes activités plastiques (et vice-versa). Nous réalisons, dans la même optique, des films vidéos, des installations au sein desquelles interviennent des textes portés pas des comédiennes, des moments introduisant des circassiens, des musiciens…

Artiste « fictionnaire », c’est une façon amusée de jouer avec la notion de FONCTION, le fonctionnariat, le fonctionnement et la fiction. De même que le nom de la compagnie le suggère (Si & Seulement Si, une « condition » mathématique qu’on abrège en « ssi »), quand j’ai commencé à structurer des installations d’objets « narratifs », j’ai focalisé mon travail sur l’adhésion à un postulat : faire que le visiteur accepte de jouer le jeu, d’entrer dans l’histoire racontée, faute de quoi il n’y aurait pas de jeu possible. Je rends « vraisemblables » des fictions, des histoires, en exposant, en présentant leurs pièces détachables, celles-ci attestant de la réalité de ce que je raconte, dans ses moindres détails. Les docu-fictions télévisés, les dispositifs de reconstitutions judiciaires, mais aussi les échantillonnages divers, de texte, d’objets, de fragments, les simulations, l’instrumentalisation du « réel » : tout ceci relève pour moi du champ de la vraisemblance, de la véracité exhibée, de ce qu’on certifie, par exposition. Les « vraies fausses » documentations ethniques (The Residents, Michael Snow, Déficit Des Années Antérieures), les stratégies visuelles empruntées (jouer avec les formats administratifs comme Throbbing Gristle jadis, jouer au docteur avec JG Ballard, jouer tout court avec les costumes comme Cindy Sherman, avec les situations à l’instar d’artistes de l’appropriation). Là encore, au travers de l’échantillonnage quasi-médical, il y a une atomisation du sens : pour créer de la confusion dans le réel (par trop d’indices, de véracité), mais également simplement pour le plaisir. La falsification, la simulation, le travestissement des choses (Michel Journiac fut l’un de mes enseignants). J’ai souvent mis à contribution mes voyages, mes rencontres, pour documenter ces fictions (en vue d’installations). J’envisage, ces derniers temps, un cahier de coloriage (ainsi qu’un tarot) dans lequel on peut retrouver Antonin Artaud, le président Schreber, Adolf Wolfli, Sigmund Freud, Pierre Rivière (dans le cadre d’un projet graphique et d’installation, que je présenterai d’une manière ou d’une autre, centrée sur le président Schreber). Jouer avec les supports et les formats, encore. Mais à la base, surtout, je suis un dessinateur. Je me place d’emblée dans la fantaisie, avec mon imaginaire nourri de choses diverses. Et à partir de là, je joue à construire (ou déconstruire). Dans les spectacles de Si & Seulement Si, qui documentent des faits réels issus de la société humaine, et avec les protagonistes concernés, nous construisons des jeux, également. Pour dire les situations, l’état des lieux. Nous pouvons nous permettre, dans le cadre de la représentation des choses, d’élaborer une partition (actrice, images filmées, entretiens, objets… ) ludique, de jouer « à la pédagogie » autour d’une question sociale cruciale. De jouer les faux idiots face à des langues de bois, et de questionner les processus sociaux, politiques.

Parlons un peu de tes dessins, sur lesquels tu restes généralement discret. De quelle(s) manière(s) approches-tu ce médium ? Est-ce qu’il s’agit de créer un autre monde ou d’exorciser celui-ci, d’explorer notre réalité consensuelle sous un jour différent ? D’où te vient l’inspiration et qu’est-ce qui guide ton trait ?

Dessiner, pour moi, c’est organique, je respire ainsi. Ça me vient aussi simplement que ça, depuis l’enfance me semble-t-il. Je dessine tout le temps, souvent, régulièrement ou pas, même pas pour autrui, c’est la première respiration, pour moi. Juste à côté, je situe mon goût pour le monde sonore (enregistrer, écouter). C’est maladroit de ma part d’exprimer les choses ainsi (je ne les nomme jamais, sauf si on me le demande), parce que ça fait partie de ce que je suis. Je fais semblant de raconter des choses en dessin, mais ces narrations tronquées sont un prétexte. Elles sont interrompues, ou surgissent de rien pour dire quelque chose, puis repartent dans le vide :

« I've taken this extravagant journey
So it seems to me
To arrive from nowhere
And to go straight back there »
(« Boredom », Buzzcocks).

À un moment donné, j’ai lu et aimé des textes de Valère Novarina, qui parfois consistent en une énumération de personnages qui « entrent » et « sortent » (on en a adapté). Mes dessins sont comme des notes (mais je prends le temps de noter, des heures). J’aime dessiner, je n’y attache pas de finalité (j’imagine des livres pleins de dessins, voilà tout). Mais j’ai pu dessiner pour des commandes, pour Le Monde, pour des magazines, de la « com », aussi. Mais j’aime surtout dessiner, par-dessus tout. J’aime les éditions graphiques, les imprimés, les petits livres inventifs et généreux que sont les divers graphzines, les grandes revues où les dessins s’étalent, les livres minuscules comme un ongle aussi. J’anime ici et là des ateliers de dessin, où je fais par exemple exécuter à des enfants des dessins minuscules, des gribouillis au stylo, qu’on agrandit ensuite à la taille d’un mur; Je n’ai que très rarement (pour des commandes pas forcément intéressantes) crayonné : essentiellement, je dessine directement ce que j’ai en tête. Après, éventuellement, je découpe, je déchire, j’assemble ou rassemble. J’aime que ça ressemble à une chose figurative, balisée pour l’entendement, puis quelque chose fait tout capoter, on perd le sens. J’aime les pièces détachées, et les dessins sans justification. Cela dit, j’aime aussi dessiner des lettres, des titres : c’est excitant, et ça m’amène parfois à accoler des mots à mes dessins, ou à tracer des mots puis d’y associer un dessin. J’ai un goût prononcé pour les mots, les titres, les noms de personnages (souvent ça me vient de choses mal entendues, déformées, à la radio ou ailleurs) : j’ai des listes ! J’ai parfois l’impression que je ne fais que « jouer à quelque chose » (jouer au dessinateur, jouer à faire de la trompette de travers, jouer avec des fripes joyeuses, jouer à faire un atelier, jouer à faire de la musique avec des micros-contacts, jouer à faire des spectacles avec mes partenaires). Je ne dessine pas « réaliste », mais j’aime quand même copier une photo, un objet que je regarde, un motif de carrelage dans une douche. Je dessine des personnages qui font des choses, se trouvent quelque part; des machines, des actions, des collisions de choses, des dynamiques. Des fragments. Des images qui me traversent, grotesques, dérisoires parfois. Des enchevêtrements, des désordres; des trames, des brouillages. Je réalise autant de collages, à partir de bouts de dessins, d’images scannées, d’objets, même (qui viennent compléter les dessins). J’ai des dossiers et des fichiers de pièces détachées pour réaliser ces collages : j’imagine que je sollicite telle pièce, telle silhouette, objet, pour interpréter une situation, comme sur un plateau, puis je les remets dans leur boîte, tel un marionnettiste, par exemple. Je tends à libérer autant que possible cet élan vital à dessiner, je trouve ça meilleur que tout ! Et quand « j’enseigne » en atelier, je tiens à communiquer ce point : pour moi, on peut tout dessiner, toujours, si on veut. On peut dessiner de travers, de toutes façons, j’aime réellement toute sorte de maladresse (comme en musique, comme les voix pas justes, les choses qui trébuchent). Ça traverse mes goûts « artistiques », souvent. J’imagine que ça vient de mes propres bégaiements « en société ». J’ai l’impression d’avoir toujours apprivoisé les temps morts : il n’y en a pas, pour moi, pas en tant que tel. Il y a la possibilité de dessiner, ou d’enregistrer ce que j’entends, d’essayer de tirer des sons d’un instrument, de me balader dans les rues. Mais je ne suis pas fort pour montrer ce que j’aime faire, même si je me soigne sur ce point, parce que que j’y aspire, quand même.

Lorsque nous nous sommes parlés, récemment, tu as évoqué un nouveau projet musical. Peux-tu nous en toucher quelques mots ? Et par ce biais, j’aimerais aussi évoquer l’importance semble-t-il primordiale de la musique dans ton univers artistique ? Quand, comment et avec quelle puissance la musique s'est immiscée dans ta vie ?

Le projet que tu évoques renvoie à mes pratiques sonores : il se trouve que j’ai du plaisir à faire résonner des objets, à les amplifier et à en assembler les sons pour réaliser des sortes de films sonores, ou des peintures sonores. En te disant ça, je réalise à quel point il existe un élément synesthésique, que je revendique, ou pour le moins, souhaite, dans tout ça (de même, des dessins peuvent valoir comme fragment de programme d’une radio imaginaire, mentale, faisant irruption; une suite graphique peut s’apparenter à une partition, à une composition, dans ma tête). J’aime aussi les cuivres (trompettes diverses), les instruments divers (électriques et acoustiques), les tubes, les appareils tels que les radios, téléphones, réveils, mégaphones… Des générateurs de sons : donc ces temps-ci, je veux à la fois filmer cette activité de coin de table que j’aime, et la faire entendre, dans sa diversité, ses joyeux bruits ! Cela me permettra peut-être de pouvoir proposer des ateliers de réalisation de ce type (plasticien, j’ai l’occasion, ici et là, d’animer des ateliers, avec différents groupes humains). Faire sortir la musique des choses et montrer comment on peut lui donner des formes. J’ai le projet de jouer de tout ça, en trio, par exemple. Je rêve de créer un orchestre de chambre concret, en quelque sorte. Ou une fanfare d’objets.

J’assemble, depuis plusieurs années, des sortes de voyages sonores. Certains ont fait l’objet de cassettes, disques, concerts, revues, ont accompagné des films en video. Je suis autodidacte, musicalement, et résolument amateur, dilettante. et j’ai cette attention consistant à ramasser, extraire, collecter des sons là où je me trouve, que je vais écouter, associer, tailler pour former une continuité qui résonne comme un voyage sensoriel. Enfant, je rêvais de parcourir les chemins en ramassant des choses par terre, je croyais que c’était un métier possible. Ça m’évoque un point évoqué plus haut, par le fait que, n’étant pas directement, précisément « formé » à faire ce que je fais (le fameux syndrome de l’imposteur), je fabrique des continuités à partir d’éléments hétéroclites rencontrés, je pratique le collage à différents niveaux : je veux toujours asseoir un cadre qui dit « on pourrait croire que c’est un bazar, mais regardez comme ça tient bien, si on le veut vraiment, et voilà ce que ça nous raconte ».

Une installation plastique intitulée « Boîte noire / Boîte à bruits », en 2002, présentait des saynètes ou des clusters d’objets successifs, en suspension dans un espace, formant un parcours à visiter; il s’agissait de reconstitutions à partir de fragments de rêves. Figurines, textes, signalétique du parcours, fiches caractéristiques des saynètes, descriptifs de personnages, hiérarchie de présentation : tout un « éclaté » de situations, avec leur « muséographie », s’offrait à la découverte du visiteur. Une bande-son irriguait les zones parcourues. J’aime trouver des choses et en raconter une histoire, une raison d’être. En cela, les sons rencontrés ou fabriqués me sont un embrayeur : je me fais des films, puis je les réalise avec ce que j’ai. Je veux filmer ces activités (objets, sons) pour les faire sonner, et constituer un objet-film sonore, voilà ce qui m’habite ces temps-ci.

Je reviens à Genesis P-Orridge, artiste qui porte à la fois beaucoup de lumière, et autant d’ombre. Je me souviens d’une interview dans un fanzine italien (glissé dans un disque-revue associant Jean-Paul II couronné d’épines, et une grande messe communicante nazie), où Genesis, donc, racontait comment il avait encouragé une caissière de Tesco à continuer de faire des collages (à l’époque de TG). Tel Julio Cortazar, Gen P-Orridge lui aussi imaginait des stratégies pour casser la fatalité du quotidien, et pour en exalter le jus poétique. Burroughs et Gysin pratiquaient le collage (littéraire, photographique, pictural) sous diverses formes, pour faire jaillir le « 3e esprit » (1+1=3). C’est un peu en cela que j’ai cherché souvent ce qu’il y a « derrière », depuis longtemps : il y a + à voir que ce qu’on voit (cela sonne comme un mantra, un credo, pardon !). Donc je le matérialise, avec ces musiques, ces dessins, collages et vidéos. J’aime l’orchestration, les arrangements. Des parties instrumentales de Pet Sounds me ravissent, comme Benjamin Britten; discerner la structure d’une musique, à mesure qu’elle se déroule, me comble. Et donc, assembler tel un mécano, les parties qui vont constituer l’objet, pour qu’il sonne, et qu’on lui associe une histoire, qu’il vienne s’inscrire quelque part dans les possibles, fixé.

Cette attraction pour les musiques et le son des choses est née très tôt, je crois : la radio était un objet utilitaire, familial, et d’ambiance : omniprésent dans mon enfance, elle l’est restée, avec des phases, au fil du temps. L’objet transistor m’a toujours intéressé, de même que beaucoup d’appareils domestiques. Les magnétophones, dans la foulée, associés à la radio (enregistrer des chansons dans les émissions, dans les 70’s). Puis à travers le punk rock, le credo DIY (bien sûr, le « DIY » a toujours existé, des siècles avant les punks, et bien après). Les cassettes, les supports successifs, les ordinateurs (pourquoi pas) et le montage des sons, les différents micros, l’espace autour, tous ces ingrédients ont fini par me donner l’envie de « faire » avec les sons, au lieu de simplement en écouter. D’où mon attirance pour la musique concrète, l’électroacoustique (j’ai eu de bons enseignants sur ce point, tu le sais), là encore le plaisir de découper, effiler, disséquer, recoller, transformer : jouer !).

Vers 1993, les groupes de rock devenant trop « héroïques » et surtout radotants, pour moi, j’ai saisi un peu plus fermement la perche que me tendaient diverses musiques expérimentales depuis un moment : le monde s’est ouvert un peu plus, avec de l’humour, de la modestie, une attention fraîche au vivant, à l’instant, au jeu encore, avec de la puissance, de l’invention, de la violence explosive ! J’ai creusé ces pistes sonores et ces pratiques, elles m’ont emmené dans tellement d’endroits, à la rencontre de jeunes, de plus vieux, de passionnés toujours. Je ne pourrais pas entreprendre la liste des connections musicales que j’ai pu établir sur ne serait-ce que sur les cinq dernières années, tant il y en a.

Pour finir sur ce rapport à la musique, on m’a questionné récemment sur mon intérêt pour les vocalistes qui chantent manifestement faux, les chorales scolaires qui reprennent des tubes populaires, les orchestres déficients, moyennement compétents (j’adule le Portsmouth Sinfonia Orchestra, mais aussi Jad Fair & Daniel Johnston, Syd Barrett, le Langley School Project, Mayo Thompson : ces efforts légèrement « à côté » de la plaque, bien que de bonne foi); je crois qu’il y a toujours ce syndrome imposteur : « ils le font quand même, alors je ne suis pas moins légitime », ajouté à ce facteur « fais-le toi-même, fais-le quand même ». Je joue à faire, par conséquent. Comme les Swell Maps jouaient à faire un groupe de rock dans leur chambre : sans vouloir faire de disques, au début (d’ailleurs quand ça a commencé à trop fonctionner en tant que groupe qui fait des disques, des concerts, etc., Nikki Sudden a lâché prise).

Un dernier point concernant les musiques : j’écoute et continue de découvrir des musiques de partout (et nous connaissons tous les deux Cedrik Fermont et son label Syrphe Records : Bless you, Cedrik), et depuis de nombreuses années, je m’endors avec des musiques instrumentales à un volume juste audible, pour plonger dans le sommeil. C’est toujours le même déroulé : je finis par abstraire la musique en question, et me mets à « construire » un objet sonore dans ma tête, avec des bouts, des choses trouvées (rythme, riff, ligne, résonance quelconque). Je fais ça sans le vouloir, c’est aussi un exutoire. Sillonner Paris à vélo au hasard, composer ces pièces inabouties, pour moi c’est équivalent. J’ai régulièrement des musiques dans la tête, elles accompagnent mes balades, nos projets, tournées (quand on pouvait encore tourner les spectacles), des périodes de travail. J’ai chronique des musiques expérimentales pour The Sound Projector de Ed Pinsent, revue basée à Londres. J’aime écouter et décortiquer, raconter comment cette musique me traverse et allume des feux (au mieux).

En fait, je continue de déchiffrer le monde tel qu’il se présente à moi, à travers mes activités. Ce qui m’amène à découvrir des informations personnelles. Imaginons que je sois une fiction, de toute façon (bien sûr, je pense être « ce » Daniel, qui dit et pense comme ci, qui vit comme ça, etc) : à mesure que je discerne un peu mieux les contours de « qui j’ai l’air d’être », je fabrique un corpus, je fabrique les éléments, les artefacts, les pièces nécessaire à la validité de cette fiction (qui vaut pour réalité : « c’est moi, ça »). Heureusement, j’ai la sensation que cette « fabrication », pour inconsciente qu’elle soit, ne ferme rien, ne circonscrit rien : j’ai la chance de pratiquer et de croiser des activités qui relèvent des arts, de l’invention, de l’arbitraire, du terrain aussi; activités où la faculté d’adaptation est un outil (qu’on apprend en permanence), qui permettent de se former, de ne pas rester prisonnier d’un modus operandi, et au cours desquelles on rencontre souvent d’autres pratiques, d’autres personnes, d’autres façons.

Mais oui, le parfois pesant et omniprésent « imposteur » jouant encore, je me place souvent comme dilettante pour « faire le boulot », en quelque sorte. Et je le fais avec ce plaisir-même. Je ne me suis jamais dit qu’on m’attend quelque part, je fais les choses à la vitesse qui est la mienne. Au départ de cet itinéraire, il n’y avait aucun sens : peu à peu, le sens des « choses qui arrivent » se dessine, ce qui fait de moi un « ravi de la crèche », j’imagine. J’ai beaucoup de plaisir à vivre, jusqu’ici. Je ressens l’arbitraire de la naissance (de chacun d’entre nous) comme une chose histoire possible à monter soi-même, comme une maquette.

J’aime beaucoup imaginer des maquettes de situations.

Nous nous sommes rencontrés par le biais d’un don, celui d’un livre que tu offrais à l’occasion d’un déménagement : le fameux Apocalypse Culture du regretté Adam Parfrey. Pour moi, ainsi que pour toutes celles et ceux qui participent régulièrement à La Spirale, le don constitue un acte essentiel, « juste » au-delà même de son caractère rebelle. Comme une autre manière d’entrer en communication, en symbiose avec notre environnement et nos semblables, ainsi que tu sembles le pratiquer toi-même. Qu’est-ce qu’évoque pour toi cette question du don, dans ton rapport à notre humanité et peut-être comme forme d’échappatoire, encore un, au système dominant ?

Je crois avoir réalisé, à un moment donné, que je garde pour moi une grande part de ce que je pratique et cultive; ce qui semble être contre-balancé par le fait de donner (par exemple de ma personne, de mon temps), par ailleurs : je donne des choses que j’aime, ou que j’ai aimées, par envie et heureusement par nécessité aussi. Ainsi que tu l’as vu, j’ai récemment déménagé et ai dû donner pas mal de livres, certains équipements ou objets, j’en ai jeté d’autres (faute de place là où je vis actuellement). Je garde peu de choses du passé (du mien), « j’efface », par un sens pragmatique que je ne me connaissais pas, en terme d’objets, de photographies : je pense qu’il m’est plus simple, pour vivre, de ne pas focaliser sur le passé, mais de rester au présent (le passé, je peux le considérer simplement comme ce qui m’amène ici, c’est en moi); je me souviens avoir remarqué, dans un vieux journal (Search & Destroy de Vale, à San Francisco), une interview de Judy Nylon, dans laquelle elle listait des options de survie personnelles, sur l’air de « What I can’t use, I left in the past ».

Ce qui m’était resté, c’est cette question : est-ce que je peux, moi, laisser derrière moi des choses, par le fait qu’elles ne me « servent » plus ? Il y a un confort affectif procuré par le fait d’être à proximité de nos objets, nos photographies, nos livres ou disques. Apocalypse Culture d’Adam Parfrey me vient de la fin des 80’s, je crois. Pour moi, donner un livre, une cassette, un dessin, est effectivement un moyen de converser ou simplement entrer en contact, c’est une offrande (sans cérémonie). C’est un moyen pour rencontrer des personnes que je voudrais connaître, l’un des gestes les plus élémentaires qui soit, à mon avis, aussi, une invitation qui se passe de mots. La circulation des idées, des enthousiasmes, des espoirs (pour vivre) me tient à cœur, pour les autres comme pour moi; probablement parce que ce que je reçois me permet également de continuer de désirer, toujours (au sens large, de cet élan).

Une image, pour encore préciser ma pensée : je me vois, aussi loin que me le permet ma mémoire, comme marchant dans un désert sans limites, (ça pourrait être une longue rue dans une banlieue ouvrière, avec des petits entrepôts qui la jalonnent, comme dans le Kremlin-Bicêtre de mon enfance, en remontant d’Ivry au Kremlin-Bicêtre, ou le long de la N7 qui traverse Villejuif), et de temps à autres, je croise une personne : je ne peux pas ne pas la saluer, il va de soi que nous ne pouvons nous ignorer, pour moi. C’est ainsi que je vois mon cheminement, aussi simpliste que ça : le contact fait partie de mon fonctionnement pour vivre. La personne que je croise m’est forcément « cousine », par un dénominateur commun (langage, physionomie, situation, usages). L’ignorer serait renier le fait d’être un humain, comme se déguiser en autre chose pour une obscure raison.

Question désormais rituelle sur La Spirale, comment envisages-tu l’avenir, tant à un niveau personnel que global ? Où et comment te protèges-tu dans les années à venir ?

Je n’en sais tellement rien ! Je vis beaucoup au jour le jour, je le réalise souvent. Bien que j’ai des échéances, des engagements, des plannings, des rendez-vous parfois et surtout des désirs (de projets).

Par-dessus tout, je me vis comme la même personne que j’étais enfant (mais plus vieux, de plusieurs décennies) : chaque matin est un nouvel enjeu, une nouvelle donne (avec tout de même des repères, donnés par les expériences). Je sais que j’ai d’autres enjeux collectifs, des coexistences et collaborations, mais je suis ce singleton, un individu, toujours. Si je dors chez les autres, c’est de préférence sur des canapés, dans des pièces communes, si possible (plutôt que dans les chambres). Mon imaginaire est axé sur ce « solo ». Alors que je cherche la compagnie des autres.

Je n’ai pas d’autre optimisme quant à l’avenir que la volonté que j’y mets : mon présent, et mon avenir dépendent de ma capacité à me lever et m’activer, chaque jour. Pour ce qui est d’un plan global, « l’avenir », « ensemble », ressemble de plus en plus à un entonnoir, un tube qui rétrécit vers son extrémité. Je pense aux enfants d’aujourd’hui, beaucoup. Et ceux qui viendront. Mais ce n’est qu’une projection. La précarité économique se profile pour beaucoup d’entre nous, si elle n’est pas déjà là. Je sais que je ferai toujours en sorte de m’adapter selon des changements.

J’ai laissé progressivement beaucoup de souvenirs ici et là, photos, lettres, objets, et des personnes aussi. Je garde ma mémoire. Je lis avec plaisir, ça me garde vivant et désirant aussi. Je vis vraiment jour après jour, j’y trouve du potentiel. Beaucoup de garde-fous lâchent alentours, beaucoup de paramètres environnementaux sont au rouge, et bien que les catastrophes s’enchaînent, le capitalisme continue quoiqu’il en soit à turbiner à mort, c’est le cas de le dire. Ce système a réussi à promouvoir une consommation de masse extrême, à vendre de l’individualisme hardcore, à installer le pire des cauchemars climatisés.

Qui douterait encore que des profits s’engrangeront jusqu'à la dernière extrémité, jusqu’au dernier instant où on peut encore les engranger ? Je n’ai pas de doute là-dessus. Mais demain, c’est jeudi : voyons comment un équilibre (et lequel) est possible pour traverser demain.


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