FAKIR MUSAFAR « MODERN PRIMITIVE »
Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)
Mise en ligne : Archives de La Spirale (1996-2008)
À presque soixante-quinze ans, Fakir Musafar est à la fois l'ancêtre et le pionnier des modifications corporelles. Inventeur du terme « Modern Primitives », son travail lui vaut l'admiration et le respect de toute une génération d'artistes, de tatoueurs et de pierceurs, mais aussi d'écrivains (Bruce Sterling, William Gibson, Neal Stephenson) et de musiciens (Genesis P. Orridge fait partie de ses meilleurs amis).
Dans une période où le corps est souvent vécu de façon ambivalente, Musafar propose une alternative étonnante à l'approche occidentale qui sépare nettement, corps et âme. Rencontre avec un grand homme de notre temps.
Propos recueillis par Max Renn
Traduction de Carine Chopat
Quand avez-vous vraiment commencé à explorer les rituels du corps ?
J'ai commencé bien avant la puberté. J'étais très attiré par les idées liées aux supplices, aux rites initiatiques et aux rituels corporels. J'avais été plus ou moins confronté à ça, en tant qu'enfant, grâce aux Amérindiens et à leurs légendes. Dans les années 1930, il y avait une « politique d'intégration » des Indiens par le gouvernement américain. Ils prenaient leurs enfants et les plaçaient dans d'autres familles indiennes dans notre petite ville. Ils allaient à l'école avec nous. Le gouvernement semblait avoir l'espoir qu'ils arrêteraient d'être Indiens pour devenir. « Autre chose ».
Parlez-moi de Fakir Musafar, le personnage Fakir Musafar.
On prononce « Fahkeer Mooshuhfar ».
J'ai toujours été un lecteur avide, à la recherche de choses curieuses. Je l'ai rencontré pour la première fois dans une BD de Ripley, c'était un homme qui vivait au XIIe siècle, en Perse, et qui se faisait appeler Fakir Musafar. Et je l'admirais, car il avait un message, mais ne l'imposait à personne. Il disait : «vous pouvez apprendre des choses sur Dieu, grâce à votre corps. » Il avait de gros piercings permanents sur la poitrine, six crochets, et aussi dans les bras. Il s'est promené comme ça pendant dix-huit ans, et personne n'a compris le message.
Pour vous, quel rôle joue le «spirituel» dans la vie quotidienne des Occidentaux ? En quoi la pratique du rituel peut les aider ?
J'ai fait beaucoup de recherches. Au début des 70's, j'ai eu beaucoup de réactions négatives de la part des New Agers. Dès que l'on sortait une aiguille ou que l'on parlait de sang, ils s'enfuyaient. Alors, j'ai créé des ateliers, et j'ai essayé de faire des performances en public, mais cela n'a pas marché. Depuis, les choses ont radicalement changé. Maintenant, le public est plutôt ouvert, et prêt à aller assez loin dans l'implication du corps dans les rituels. Pour moi, la chose la plus importante, c'est que si vous laissez le corps en dehors de la religion, et des rituels, si vous ne prenez pas en compte votre énergie sexuelle, vous êtes une coquille vide. Vous n'êtes pas complet, vous ne pouvez pas fermer la boucle. Je l'ai toujours pensé, depuis que je suis petit.
Aujourd'hui, nous touchons aux derniers tabous. Cela a commencé dans les années 1970, puis s'est renforcé dans les années 1980, pour atteindre son paroxysme dans la décennie 1990. Tout ce qui impliquait le corps était complètement interdit par la morale judéo-chrétienne, c'est pour cela que l'on a eu tellement de rejets par rapport aux premiers piercings, qui étaient considérés comme de l'auto-mutilation.
Quelle est l'influence des croyances et des rituels des autres cultures sur vos propres rituels ? Ce sont les mêmes, vous vous en inspirez, ou... ?
Ils ne sont qu'une source d'inspiration. Vous devez comprendre que j'ai ma propre définition, et mon idée personnelle sur les rituels, et sur la douleur. Les deux sont importants pour moi. Le rituel c'est simplement un passage à l'acte, comme un jeu. Ça commence par le piercing, puis à la fin, vous libérez la chair.
Ce qui se passe entre-temps est toujours différent et spontané. Les gens sont coincés dans leurs croyances judéo-chrétiennes. Ils considèrent le fait d'aller dans une église catholique pour adorer une idole, comme un rituel. Les anthropologues ont bien fait rire les vieux Indiens du Dakota. Ils leur demandaient : « Pour cette danse, vous mettez du rouge ici, du vert là, et vous faites cinq pas de cette façon ? » Et ils leur sortaient plein d'autres conneries, parce qu'ils ne pouvaient pas comprendre, que lorsque vous pratiquez un rituel, la seule chose que vous essayez de réussir, c'est le rituel. La façon dont vous y arrivez est différente à chaque fois.
Les Occidentaux sont conditionnés par le fait qu'il faut aller du point A au point B, etc. Leur idée du rituel est très différente. C'est pourquoi les autres cultures ne sont pour moi qu'une source d'inspiration. Mais on s'est inspiré de la même chose et nos objectifs étaient d'atteindre un espace cosmique.
Qu'en est-il des rituels qui impliquent un aspect psychédélique comme la prise de psychotropes ?
Je peux être sous l'effet d'une drogue et passer dans une autre dimension, mais je peux aussi très bien le faire sans. Tout le monde ne le peut pas. Vous devez comprendre que je suis dans le cadre d'une approche du corps qui est une ouverture vers un espace intérieur. Lorsque vous prenez un psychotrope, vous faites la même chose, juste de manière différente. Vous prenez une substance qui modifie votre corps. J'ai récemment réalisé des expériences avec Santo Dime. Les Brésiliens ont une église très ancienne, qui préconise l'utilisation d'une substance appelée ayuhuasca.
Quelles relations voyez-vous entre les rituels anciens et les rituels modernes pratiqués dans les raves ? Les deux sont basés sur l'endurance et induisent les transes...
Ok, les raves sont un rite extatique. Les gens y vont pour rechercher l'extase. Ils y vont pour combiner l'esprit, le corps, et ils ont ce sentiment de s'échapper, ce que l'on ressent quand on n'est plus lié à un monde ou à un autre. Ce n'est pas très différent de ce qui se pratique en Afrique ou dans le Pacifique Sud. Ils utilisent parfois des substances aussi.
On redécouvre quelque chose qui a toujours existé. Le Fakir n'amène rien de neuf, il réintroduit ce qui existait déjà. Les gens y ont toujours eu accès. La seule raison pour laquelle ils ne l'ont pas fait, c'est parce qu'ils sont bridés et programmés par leur morale judéo-chrétienne.
Comment une personne entre-t-elle en contact avec des médecins qui font un travail inhabituel ?
En ce qui me concerne, je suis en contact avec différentes communautés, je connais beaucoup de monde. Par exemple, j'ai un ami médecin qui fait partie de la culture BDSM. Il nous conseille si quelqu'un s'évanouit, quand la douleur est trop forte. Je connais également un millionnaire qui a beaucoup de relations très bien placées, et quand j'ai besoin d'informations plus spécialisées, il trouve toujours quelqu'un. Quand je veux un docteur ou un chirurgien esthétique, il paie. Alors si vous n'êtes pas riche, cela aide d'avoir des amis qui le sont.
Peut-on faire une rapide biographie ?
Je ne sais pas... rapide ?
Bon, vous êtes allé au lycée, puis vous avez étudié le théâtre à l'université...
Non, je suis d'abord allé au Northern State College, j'ai une licence en science de l'éducation. J'ai enseigné dans un lycée pendant un an, l'anglais, l'art dramatique, le journalisme. Puis, je suis venu en Californie et j'ai obtenu une maîtrise de l'Université de San Francisco, en techniques du théâtre et en expression écrite. J'ai travaillé dans un théâtre.
J'ai été directeur technique des ateliers d'acteurs pendant deux ans, je m'occupais aussi de la lumière et des décors. Ils sont partis à New York. J'ai aussi travaillé pour la ville de San Francisco, où j'enseignais le théâtre, les décors, le maquillage et les costumes. Je n'arrivais pas à trouver une place stable, alors je changeais souvent et j'ai fait plein de choses différentes... comme enseigner la danse (c'est là que j'ai commencé à porter des corsets).
De par mes qualifications, j'ai obtenu un job de copy writer chez Ampex, et cela a été le début d'une carrière de vingt-sept ans dans la publicité industrielle. J'ai travaillé dans de grosses sociétés, comme Memorex, et des gens comme ça. Puis j'ai travaillé dans plusieurs agences de la ville et de Silicon Valley, puis finalement, j'ai eu ma propre agence durant dix-sept ans.
Vous semblez être en pleine forme pour quelqu'un de votre âge ?
Tous les gens que je fréquente ont entre dix-sept et vingt-sept ans. Il est très rare que je sois avec des gens de plus de trente ans. J'ai l'impression de n'avoir que vingt-sept ans, mais je ne les ai pas. Je vais avoir soixante-quinze ans. J'ai décidé il y a deux ans de rajeunir, plutôt que de vieillir, et apparemment ça marche. Parfois je mélange les genres, quand je sors en public. Je porte des talons très hauts et quand je marche dans la rue, c'est moi qui ait la taille la plus fine.
Je suppose que vous n'imaginiez pas que le piercing prendrait la dimension commerciale qu'il a maintenant...
Vraiment pas !
Vous pensez que ça va continuer ? C'est juste une mode ?
Je pense que cela appartient à notre culture maintenant et que cela va durer, mais on a dépassé le point culminant. On le voit avec la prolifération. J'ai entraîné la plupart des gens à pouvoir en faire une activité lucrative, mais c'est difficile d'en vivre. Peu de gens font de l'argent avec ça. Pour la plupart, ce n'est qu'une passion, et un plaisir, un amusement. Je les forme toujours par groupe de dix personnes et je suis très proche d'eux. Je sais qui ils sont et je les suis depuis deux ou trois ans.
Il y a une demande, car c'est un service qui n'était pas proposé dans notre culture. Alors je considère ça comme une aide culturelle, un support culturel, d'avoir formé des body piercers, particulièrement ceux qui connaissent l'art, la technique, la magie. Parce que la plupart du temps, les gens viennent pour la magie, on le voit de plus en plus. Les gens viennent et nous disent : « Pouvez-vous nous apprendre à faire ça à la manière des chamans ? Je veux avoir la chair transpercée et être en transe. » Beaucoup de gens viennent me voir et plus de la moitié viennent pour cette raison. On leur enseigne les techniques les plus sophistiquées.
J'ai une équipe de plus de cent personnes qui sont connectées entre elles en permanence, tous les jours. C'est ce que l'on veut faire passer dans notre école. C'est le cumul de toutes les connaissances et des expériences de centaines de personnes qui est la base. C'est pour cela que ça marche si bien pour nous.
* Ball Dance : Danse rituelle ou les participants accrochent de lourdes boules d'aciers sur différentes parties de leur corps et bougent en rythme.
Commentaires
Vous devez vous connecter ou devenir membre de La Spirale pour laisser un commentaire sur cet article.