DAMIEN COUDIER « LES LOCATAIRES »


Enregistrement : 13/06/2018

Seconde apparition de Damien Coudier sur La Spirale. Après un entretien réalisé à l'occasion de la sortie de Ténèbres, un recueil de nouvelles oniriques et sombres, nous vous proposons en exclusivité les deux premiers chapitres des Locataires, son premier roman qui vient de paraître aux éditions Ex Aequo.

« Heather et Paul viennent d'emménager dans un vieil immeuble, alors qu'ils passent leur première nuit dans leur nouvel appartement, Paul se réveille et réalise que sa femme a disparu. Inexplicablement confiné dans cet édifice, il entreprend une quête folle afin de retrouver sa moitié, croisant dans un cauchemar résidentiel des locataires de plus en plus étranges et inquiétants ! »

Huis-clos cauchemardesque et singulier, l'oeuvre dépeint un univers anxiogène, étrange, aux accents lynchien et dont les touches insolites sont autant de clins d'oeil à Lewis Carroll et Edgar Allan Poe.


Jeune auteur lyonnais, passionné par le fantastique et ardent défenseur du genre, Damien Coudier considère avant tout le fantastique comme un exercice borderline et polysémique, refuge des doutes et révélateur de soi.



À Sophie et Chloé

Préface

Je n'ai jamais aussi bien imaginé la mort de mon vivant !
Et d’imaginer, je me suis mis à penser, tout comme le premier et le tout dernier des hommes, maladroitement, fiévreusement...
La mort est peut-être le dernier acte de la vie, où se joue la comédie des égos, du moins un temps... Ensuite, elle devient selon chacun : néant, plénitude ou tragédie dissoute dans une conscience supérieure. Que nous restera-t-il une fois mort, si ce n’est faire face à nous-mêmes ?
Finitude et solitude riment affreusement bien, qui peut garantir que nous ne finirons jamais seul ?
La vie a comme garantie la mort, mais la mort ne nous garantit de rien.
Voilà ce que nous sommes, des êtres divins faisant l’expérience de la condition humaine et de son inéluctable mortalité.
Ce n’est peut-être pas la mort qui m’effraie mais l’indifférence brutale de la vie.

― Damien Coudier


LES LOCATAIRES

Thriller fantastique

 
L’enfer est un cercle de douleur qui ne conçoit ni le temps, ni l’espoir.


Prologue
 
Au sommet des marches s’élevait l’écrasante bâtisse, intemporelle, presque glaciale. Sa façade, construite en pierre de taille, s’habillait par étages, de frises complexes et inquiétantes. Les balcons baillaient sous les encadrements des fenêtres dont les arches pointaient sur les passants des regards solennels. Un sourire vint ébranler cette ombre de granit.

— Nous serons bien ici !

Elle lâcha cette phrase en soufflant et posa une boîte en carton sur le sol. Sitôt après, elle referma la porte de l’appartement derrière elle. Avec la fatigue, son visage prenait une moue boudeuse, ce qui concédait une imperfection rassurante à sa beauté. Car en toutes choses, la perfection est une vanité lourde à porter. Quelques gouttes de sueur vinrent rouler en bas de son cou, aiguisant à merveille sa sensualité ingénue. En bon nombre de circonstances, Heather semblait incapable de laideur.

— C’était le dernier ?

Elle passa le revers de sa main sur son front, bousculant la vague légère de ses cheveux.

— Non, il en reste encore un. Je l’ai oublié en bas, je vais le chercher.

Paul avait le don de ne rien céder à ce que tant de couples redoutaient, selon lui la lassitude faisait partie de l’amour et conduisait les cœurs jusqu’à la tendresse. Son quotidien avec Heather était ainsi, une tendre routine qu’il combattait en surprises et enthousiasmes.

Le dernier paquet acheminé, ils prirent d’assaut le canapé encore recouvert de sa housse protectrice. Autour d’eux, dans un désordre joyeux, se bousculaient les meubles emballés et les cartons éparpillés. Silencieux, ils contemplaient l’espace, projetant leurs pensées et leurs espoirs. Cet appartement avait tout pour plaire, le salon était immense et lumineux, la chambre vaste et épurée. Quant à la cuisine, l’élégance qui la caractérisait avait largement supplanté son côté fonctionnel. Dans cet horizon intérieur, ils nourrissaient les probabilités de leur futur aménagement, laissant leurs songes s’élever par delà les embrasures discrètes du plafond.

Ils se levèrent et refirent le tour de leur acquisition, posant ça et là quelques affaires dans les pièces qu’ils allaient investir de leurs bibelots et de leur personnalité.

— Les gens ont l’air bizarre ici. Tu as vu comment le papi nous a dévisagé tout à l’heure ? dit Paul en portant un verre d’eau à ses lèvres.

— Ce n’est pas grave ! Il était étonné, c’est tout.

— Oui, mais il aurait pu nous rendre notre bonjour tout de même ! grommela-t-il.

— Les gens d’ici ne sont pas habitués à voir du monde, encore moins de nouvelles têtes. Depuis combien de temps vivent-ils ici ? Certains ont l’air aussi vieux que cet immeuble, rajouta Heather en riant.

Cet édifice qui, jadis, avait connu son heure de prestige, était à présent promis à l’abandon inexorable de ses occupants. Seuls quelques rares copropriétaires s’entêtaient à vouloir maintenir l’âme et les apparats de sa splendeur passée. Les murs, assombris par des années de pollutions, semblaient abriter de sombres secrets, écrasants les arbres et la rue d’une ombre menaçante. Mais cela n’était rien à côté de ses entrailles. Celles-ci étaient parcourues de couloirs fuligineux dont certains étaient brutalement interrompus par des grilles imposantes. Les marches froides des escaliers s’engouffraient dans des intervalles de ténèbres aux résonances inquiétantes. Les portes, en bois massifs et aux chambranles saillants, assuraient avec aplomb, l’intimité des logements et l’ascenseur tapi en son cœur, dévoilait une bouche métallique hideusement torsadée.

Ils se plaisaient dans leur nouvel environnement et même si les voisins paraissaient quelque peu tristement apathiques, voire austères pour certains, Paul et Heather ne s’en attristaient point, bien au contraire.

Les heures passèrent ainsi, en allers-retours incessants, entre rangement et fous rires, égrenant les minutes en secondes, jusqu'à ce que la lune entre en scène.

— Je me sens bien ici ! dit-elle en se jetant sur le lit.

Paul ne se fit pas prier pour la rejoindre.

— Un vrai lit enfin !

Aussitôt allongé, il se mit à gesticuler comme un enfant, testant les affinités de son corps avec le matelas. Heather fixait le plafond, ses paupières à demi closes dissimulaient un regard évanescent.

D'une voix feutrée elle ajouta :

— Tu as pensé à fermer ?

— C'est fait, à double tour. Répondit-il.
 
Très vite la fatigue prit le pas sur cet échange de banalités ; emportés par la nuit et leurs caresses, ils s'endormirent paisibles et heureux.


Chapitre 1
 
NOUS SERONS BIEN ICI

 
« Que ne puis-je, porté sur le char de l'aurore, Vague objet de mes vœux, m'élancer jusqu'à toi, Sur la terre d'exil pourquoi resté-je encore ? Il n'est rien de commun entre la terre et moi. »

― Alphonse de Lamartine



Paul était assis, en pyjama, le regard absent, sa main fébrile caressait l’empreinte qu’Heather avait laissée sur le lit. Ses doigts redessinaient les courbes de sa présence, tandis que ses yeux rougis par les larmes ne parvenaient plus à se fermer. Rien n’y faisait, la solitude l’avait enchaîné à la réminiscence de cette phrase :
 
Nous serons bien ici !
 
Inlassable, insatiable, la douleur du souvenir diffusait son poison, sclérosant chacune de ses pensées. Ecorché par le chagrin, Paul ne cessait de manipuler les faits, essayant de comprendre comment tout cela avait pu arriver. Heather avait disparu.
 
De longues minutes s’écoulèrent ainsi, stupéfaites, suspendues à l’incompréhension et au questionnement. Prisonnier du temps, de cette boîte dont il ne comprenait plus les mécanismes logiques, Paul ressassait… . Ils s’étaient couchés amoureux et sereins, aucun secret, aucune rancœur, ne pesaient dans leur poitrine, alors pourquoi… ? Pourquoi l’irruption de ce vide qui lui creusait les entrailles ? Il ne s’était aperçu de rien, au petit matin, il avait ouvert les yeux, quelque peu étonné de ne plus la sentir contre lui, mais relativisa aussitôt. Après tout, elle pouvait bien se trouver aux toilettes.

— Heather ? 

C’est lorsque le silence lui répondit qu’il commença à s’inquiéter.
           
Paul se souvint s’être levé, avoir parcouru des pièces désespérément vides et muettes ; rien ne trahissait la présence ou le passage de sa belle, pas depuis cette nuit du moins. Son cauchemar prit un nouvel essor lorsqu’il constata que tous les habits d’Heather étaient à leur place, rien ne manquait, rien n’avait bougé. Peu à peu le monde de la rationalité s’écroulait autour de lui. Tous les verrous étaient fermés, les fenêtres closes et leurs clefs respectives étaient toujours là. Paul manqua de sombrer lorsqu’il constata avec effroi que l’entrebâilleur à chaîne de la porte d’entrée était toujours en place. Il n’y avait plus que le silence pour occuper l’espace, si bien qu’il crut un instant qu’il était mort. Mais les pulsations arythmiques de son pouls affolé témoignaient toujours de sa vitalité et décomptaient par saccades les secondes de cette insupportable solitude. Soudain, comme saisi de spasmes, il se mit à trépigner considérant la porte d’un œil torve, puis il courut tel un dément dans toutes les pièces de l’appartement. Cela dura quelques minutes, quand constatant sa folie passagère et la vacuité de ses actions, il se rassit brusquement sur le rebord de son lit. L’enfer est un cercle de douleur qui ne conçoit ni le temps, ni l’espoir ; et Paul en son for intérieur semblait se trouver tout près de son entrée. Bien que la douleur eût voulu l’abattre sur le champ, il ne pouvait se résoudre à rester amorphe plus longtemps. S’extirpant de sa torpeur, il se leva d’un bond, s’habilla de manière désordonnée, accumulant les va-et-vient inutiles, bien décidé à agir.
 
Dehors la rue s’éveillait doucement, les stores encore baissés ne laissaient rien filtrer de la lumière du jour. L’infliction de cet isolement brutal rendait les pièces de son appartement froides et funestes. Alors qu’il s’apprêtait à sortir, la sonnette retentit. C’était la première fois qu’il l’entendait, sa plainte écorchée et électrique le fit sursauter. N’ayant plus qu’Heather dans ses pensées, il se précipita vers l’entrée et libéra toutes les serrures. Cela ne pouvait-être qu’elle, il fallait que ce soit elle. Sa joie flétrit à l’instant même où il ouvrit. Personne… seulement le vide obscur et caverneux d’un couloir inhabité. Agacé, Paul referma la porte. A peine avait-il tourné les verrous que la sonnette retentit à nouveau. Cette fois son œil alarmé scruta préalablement le judas, il vit un enfant de l’autre côté. L’obscurité du couloir donnait une couleur terne à son visage, il se tenait à quelques centimètres de la porte, stoïque, étrangement impassible, les yeux grands ouverts. Paul se fit discret, réfléchissant à ce qu’il devait faire. Mais la voix de l’enfant déchira brusquement le silence.

— Maman ouvre s’il te plaît !

L’appel paraissait si plaintif que Paul fut autant effrayé que surpris. Curieusement, le ton de cette voix, témoignait une familiarité singulière qui aussitôt se mua en quelque chose de beaucoup plus inquiétant. Paul fit un pas en arrière, puis regarda à travers l’ouverture. L’enfant était toujours là, immobile, sa peau et ses vêtements paraissaient gris, sans doute à cause de la faible luminosité du corridor. Quelque chose de sinistre se dégageait de lui. Paul se résolut quand même à ouvrir, le garçon s’était peut-être égaré, ou bien s’était-il trompé, tout simplement. Lorsque la porte s’ouvrit, un courant d’air froid lui pénétra les os. Sur le seuil : personne… pas même l’entité d’une ombre, le couloir était désert. Paul ne s’attarda pas plus longtemps, il referma. Cependant, la vision de cet enfant le hantait et distillait dans son esprit d’improbables conjectures : mauvaise blague ? Hallucination ? Spectre ? A peine s’était-il éloigné d’un mètre que la sonnette retentit une troisième fois.

— Il se fout de moi !

Paul fit demi-tour avec une véhémence teintée d’appréhension. Il lorgna dans le judas, le prisme nébuleux ne trahissait aucune présence. La colère dépassant la peur, Paul poussa sèchement la porte, espérant que celle-ci en cognant sur le mur du couloir viendrait percuter la masse insolente du plaisantin. Mais elle ne heurta que le béton, écornant au passage les motifs raffinés d’un bout de tapisserie. Paul scruta l’étendue du corridor qui lui parut plus sombre qu’à l’accoutumée. La cage de l’ascenseur était silencieuse et la grille de fer qui donnait sur les escaliers était close. Lorsqu’il referma la porte, il sentit une humidité visqueuse caresser le bout de ses orteils. Une flaque de sang s’épandait sur le palier, imbibant la fibre de ses chaussettes. Avec horreur, il fit un bond en arrière et claqua la porte devant lui. Passant sous son interstice, le fluide vermillon gagna l’intérieur de son entrée. Paul courut à la cuisine, laissant des empreintes de pas écarlates. De retour dans le hall et muni d’une épaisse serpillère, il jeta celle-ci au pied de la porte afin d’endiguer la sanglante progression. Il avait la nausée, des gouttes de sueurs roulaient sur son front. Retournant à la chambre, il saisit le téléphone, tous les numéros qu’il composait aboutissaient sur l’écho saturé d’une radio mal réglée. Toutes les lignes étaient parasitées, tout ce qu’il entendait pouvait se résumer au bruit d’une mer électrique, dans laquelle des cris et des pleurs venaient de sombrer.

Enfilant ses chaussures, il se rendit à nouveau vers l’entrée. Les nerfs tendus à leur maximum, il actionna les verrous, prêt à bondir ou bien à fuir, il ne savait pas. La porte s’ouvrit, mais il ne trouva rien d’autre que cette mare immonde. Il enjamba la serpillère gorgée de sang et se faufila dans le couloir. Méfiant, il actionna l’interrupteur. Les lumières vacillaient sous le plafonnier, parfois ardentes, parfois indicibles. Dans cette étrange atmosphère, l’ancienne tapisserie dessinait des motifs angoissants et le plafond scarifié par quelques lézardes paraissait s’être affaissé. Toutes ces choses, à présent évidentes et disgracieuses, ne l’avaient point interpellé durant leur emménagement. Paul savait que cet immeuble était vétuste, mais à présent, il ne reconnaissait plus rien. Lorsqu’il appela l’ascenseur, les câbles de celui-ci s’ébranlèrent, Paul vit à travers la cage de fer, la masse noire de la cabine gravir les étages jusqu’à lui. Les portes s’ouvrirent dans un râle solennel et une loge poussiéreuse lui tendit les bras. Il se glissa à l’intérieur et appuya sur le bouton du rez-de-chaussée à plusieurs reprises.

L’impatience le malmenait, il enrageait de ne pouvoir accélérer le cours des choses, dont cette descente qui lui paraissait interminable. A chaque étage la cabine tremblait, maltraitée par les armatures imposantes qui ornementaient sa progression. Lorsqu’il fut arrivé en bas, Paul poussa la lourde grille en accordéon et traversa rapidement le hall principal, ses pas résonnaient sur le carrelage. Il pressa l’interrupteur électrique de la porte de l’immeuble, mais rien ne se passa. Tout en maintenant son doigt sur le bouton, il tira la porte vers lui… toujours rien. Paul se rabattit alors sur le loquet qu’il dégagea et entreprit un nouvel essai… la porte ne bougea point. Il tira dessus comme un forcené, mais elle resta immobile, comme pour le défier. Il s’emporta et donna un coup d’épaule, suivi d’un coup de pied, puis poussa… à tout hasard… . Mais rien… toutes ses tentatives se soldaient par des échecs cuisants, la porte de l’immeuble était comme scellée de l’extérieur.

— Comme Heather, tu ne pourras jamais sortir !

Une voix agitée résonna dans les escaliers. Paul se retourna, il vit la silhouette d’un homme perché entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Son sang ne fit qu’un tour, comment connaissait-il Heather ? Paul leva la tête, prit un air menaçant et pressa le pas en sa direction. L’homme resta immobile dans la pénombre.

— Comment connaissez-vous Heather ? Qui êtes-vous ?

Paul s’apprêtait à monter les escaliers, quand l’homme se jeta contre la cage de l’ascenseur et se percha le long de sa trémie verticale. Son corps secoua la colonne de métal et ses membres empoignèrent avec dextérité les aspérités de la grille. Il portait un pyjama clair et crasseux, ses mains et ses pieds étaient pâles et ridés. Avec une souplesse inhumaine, il se contorsionna sous le regard stupéfait de Paul. Ayant effectué une rotation sur lui-même, il se retrouva la tête en bas, son visage émacié esquissant une grimace répugnante. Il n’avait pas de paupières et ses yeux étaient comme deux perles noires sous un masque de chair ratatinée.  Paul poussa un cri et se mit à distance. Ce qu’il voyait n’avait rien d’humain, rien de plausible, ce qu’il voyait était le cauchemar d’une irréversible réalité. Juché sur sa toile de fer telle une araignée immonde, il grimpa à reculons et disparut dans les ténèbres.

Paul tremblait de répulsion, il ne quittait pas des yeux la cage de l’ascenseur craignant de voir cette abomination ressurgir et fondre sur lui. L’idée même de reprendre l’ascenseur le sclérosait. Mais il devait composer avec sa peur, car cette chose semblait en savoir plus que lui sur la disparition de sa femme. Il se résigna à emprunter l’artère sombre des escaliers. Lorsqu’il eut franchi le palier du premier étage et alors qu’il était à mi-chemin du second, il entendit le bruit d’une serrure, puis le grincement d’une porte en bois. Une dame en robe de chambre se trouvait sur le seuil, elle observait Paul qui brusquement s’était arrêté. Elle était un peu ronde et âgée, mais arborait un sourire avenant, tandis que son chat, venu la rejoindre, se frottait contre ses jambes. Avait-elle vu quelque chose ? Paul n’en savait rien. Sauvegardant les apparences, il se contenta de la saluer.

— Bonjour.

— Bonjour jeune homme. C’est vous qui faites tout ce bruit ? 

Elle n’a rien vu ! pensa-t-il.

— Non, c’est quelqu’un plus haut.

Paul n’était pas à l’aise avec le mensonge.

— Ah, ces vieux bâtiments résonnent comme des cloches dans une église. Soupira-t-elle. Mais vous avez l’air quelque peu affolé ?

— Non, non, tout va bien, madame.

— Venez donc prendre le thé.

— Non, merci, vraiment, je…

— Allons, venez ! La dame tourna les talons et laissa sa porte ouverte en guise d’invitation.

Le chat, tout en pétrissant les fibres rêches du paillasson, fixa Paul de ses prunelles phosphorescentes.

— Tu ferais mieux de venir Paul, il n’y a rien de bon pour toi là-haut.
 
Paul aurait juré entendre l’animal, une voix quelque peu pédante et hautaine, comme teintée du cynisme de celui qui sait mais qui ne dira rien, trop absorbé à jouir de l’ignorance des gens qu’il méprise.


Chapitre 2

L’HEURE DU THÉ


« Notre conscience est l'architecte de notre songe. »

― Victor Hugo



Paul resta quelques secondes sur les marches, juché entre l’incertitude et la circonspection. Le chat s’était assis, tout félin et pas moins animal qu’il n’était, pas un son ne sortit de sa bouche. Paul avait certainement rêvé. Occupé à se lécher, la bête l’ignorait superbement. Alors que Paul allait reprendre son ascension, le félin se figea et leva, débonnaire, sa tête en sa direction. S’étirant nonchalamment après s’être redressé, il fit demi-tour, la queue fière et droite.

— Alors tu rentres ou pas ?

La même voix résonna dans l’entrée, le chat était de dos.

Paul s’agaça de ne pouvoir déterminer avec certitude sa provenance. L’extraordinaire lui soufflait pourtant qu’il s’agissait bien du chat. Le seul moyen de le savoir était de franchir le seuil de cette invitation. Paul fit quelques pas, puis se décida à rentrer. Tandis qu’il patientait dans le hall, la porte de la cuisine, restée entrebâillée, laissait apparaître l’étrange dame occupée à préparer le thé.

— Entrez, entrez, je vous laisse vous installer dans le salon.

Le chat le devança d’un trot léger, ondulant gracieusement entre les pieds de chaises, il finit par s’allonger sous la table de la salle à manger. Paul ne le quittait pas des yeux, à l’affut du moindre signe capable de trahir son secret. Il prit place dans un confortable fauteuil, en attendant le retour de son hôtesse. Noyé dans cette atmosphère surréaliste, Paul était comme perdu. Emportées par l’étrange, sa raison et sa volonté sombraient peu à peu ; il restait là, assis et atone à attendre le thé. Plus un bruit, seulement les ronronnements du chat qui venait de sauter sur le canapé. L’animal fit quelques tours sur lui-même puis se disposa à s’assoir en face de l’invité. Paul parcourait du regard les alentours, les meubles étaient anciens et soigneusement travaillés, la bibliothèque recelait des œuvres majeures de la littérature ainsi que des décorations raffinées. La laque des bois luisait et le rouge des tissus chatoyait. Pourtant, cette bulle de préciosité lui renvoyait un sentiment de claustrophobie. Cette pièce paraissait figée par le temps et la redite. Paul avait l’impression d’avoir pénétré une parenthèse étanche, dans laquelle il se sentait étouffer. Cet endroit, bien que loin de l’atmosphère cauchemardesque qu’il venait de traverser, ne pouvait en rien le rassurer. De nouveau il se remit à penser à Heather.

La bouilloire siffla.

— C’est prêt ! dit-t-elle.

— Ne t’avise pas de prendre tes aises, cet appartement n’est pas pour toi, imbécile !

— Twinsel ! Ne sois pas insolent !

Elle venait de rentrer dans le salon chargée de son service à thé.  Cette fois Paul ne rêvait pas, c’était bien le chat qui venait de parler ! Sa bouche et ses moustaches s’articulèrent distinctement, formèrent ces mots, poussant jusqu’à l’outrecuidance d’une injure. Ses yeux laissant échapper quelques expressions humaines, il ajouta :

— Eh bien, les animaux ne parlent pas selon toi ?

— Euh si, si. Enfin non, pas de cette façon, ils ont leur langage, mais… .

Paul était décontenancé.

— Suis-je donc semblable à un meuble, une plante ou quelconque ornement ? Crois-tu que ce qui est, n’a pas de mots pour se nommer ?

— Non ! Mais comment dire. Ce n’est pas possible, du moins pas de cette façon. Tu… vous êtes un chat ! Je deviens fou !

Paul n’en revenait pas, il était pris de vertiges, son ventre était noué par l’excitation et la crainte. Il était en train de débattre avec un chat !

— Twinsel est taquin, philosophe… mais il oublie parfois les bonnes manières.

La vieille dame venait de poser son plateau sur la petite table du salon. Imperturbable et naturelle, elle s’assit et commença à remplir les tasses.

— Crois-tu que je ne me réduis seulement qu’à quelques borborygmes primaires et autres miaulements ? lui fit remarquer le chat.

Et Paul, admettant le caractère exceptionnel de la situation comme celui de l’animal, abdiqua à l’étrange. L’espace de quelques secondes, il se prit même au jeu de la rhétorique.

— Loin de moi l’idée de vous offenser, mais je pourrais aussi bien miauler ou prononcer quelques cris… que je n’en parlerai pas moins le chat. Par quel miracle ? Par quelle folie ?

La répartie de Paul, bien qu’ébranlé par ce qu’il venait de vivre, sembla toucher le félin qui l’instant d’après se tut. Son visage se ferma et ses oreilles se rabattirent vers l’arrière dans la bouderie et l’indifférence. Il lui tourna le dos, sans murmurer un mot et tandis qu’il s’allongeait, la tête redressée, tel un sphinx, sa queue battait la mesure de son irritation.

— Allons, allons… parlons d’autre chose, vous voulez bien ?

Voulant mettre fin aux hostilités, la vieille dame caressa la tête de son chat et frotta d’un doigté délicat le sommet de son museau. Elle était d’une placidité désarmante.

Paul, même s’il ne pouvait concéder quelques banalités à cette folie, essayait de se contenir, de feindre une quelconque résilience. Peut-être pourrait-elle lui en dire plus, lui expliquer l’inexplicable. Il était prêt à tout vivre, à tout entendre pour retrouver Heather. Il devait collaborer.

— Faisons donc les présentations. Je m’appelle madame Vope. Et vous vous appelez ?

— Monsieur Sullivan, Paul… tout simplement. Nous venons d’emménager au septième… .

Sa voix faiblit lorsqu’il pensa à Heather, à leur binôme décomposé de manière si brutale, mais il tint bon.

— Ah ? Vous avez emménagé quand ?

— Hier. répondit-il les tripes nouées.

— Seulement depuis hier ? Eh bien, vous avez été très discret, je ne me suis rendu compte de rien. Il faut dire qu’à mon âge, la monotonie de ma vie ne m’offre guère l’occasion de m’intéresser aux autres.

Cette conversation prenait pour Paul une tournure de plus en plus cruelle. L’impatience faisait bouillir son sang et son visage se fendit d’une grimace afin de contenir son agacement.

— Mais remédions à ce défaut et trinquons à votre bienvenue !

Elle prit la tasse pour la porter à ses lèvres, tandis que le chat paraissait l’observer avec un sourire narquois.

Paul se sentait mal, honteux et dépassé. Il aurait voulu se lever, mettre fin à cette comédie médiocre et lui arracher à elle et son compagnon toutes sortes d’aveux, fussent-ils d’une ineffable vérité. Heather… où pouvait-elle être ? Pourquoi suis-je encore ici ? se demandait-il. Curieusement, le poids de ses questions semblait l’enfoncer un peu plus dans le rembourrage de son fauteuil. Profitant d’un entracte dans leur conversation, un silence gêné s’installa. Peu à peu le calme embarrassé de la scène prit une tournure étrange. L’air, qui assurait, entre autre, la propagation des sons, s’était comme vidé à l’intérieur de la pièce. Paul voyait bien les lèvres de madame Vope bouger mais il ne parvenait plus à l’entendre. Le vent des mots ne soufflait plus. Sa tête lui faisait mal, il sentit qu’un vertige était sur le point de l’étourdir. D’une main fébrile, il attrapa un des biscuits posé sur le plateau et le croqua pour reprendre des forces. A peine avait-il avalé le premier morceau que le son parvint de nouveau à ses oreilles.

— Ils sont bons ?

— Oui, excellents, merci.

Paul reprenait doucement le contrôle de ses sensations. Alors qu’il se pencha pour saisir sa tasse, il remarqua que le petit remous qu’il avait créé à l’aide de sa cuillère observait une rotation inverse au mouvement que celle-ci avait insufflé. Il attendit quelques secondes, souffla sur le liquide brumeux pour arrêter le tourbillon et recommença l’expérience. Paul remua sa cuillère vers la droite, mais le tourbillon virevolta à gauche. La même révolution contradictoire se produisait dans le breuvage de sa voisine sans que celle-ci n’ait l’air de s’en inquiéter.

— Vous ne buvez pas ?

— C’est encore un peu chaud.

Acculé par la confusion et l’angoisse, Paul se mit à soupçonner ses sens ; il portait un regard inquiet aux alentours. Le salon était d’une propreté impeccable, habillé de lumière et de silence. Il s’enfonça un peu plus dans son trouble, lorsqu’il constata que les aiguilles de l’horloge trottaient à l’envers. Ses yeux défaits dérivèrent vers le miroir du vaisselier pour découvrir l’asymétrie parfaite du reflet de cette femme. Devant Paul, c’était sa main droite qui tenait la tasse, tandis que dans le miroir c’était la gauche. Une pression silencieuse lui écrasait la poitrine, la peur et le doute le tourmentaient, si bien qu’il n’osa même pas se regarder. Paul se sentit blêmir.

— Où diable suis-je donc ? murmura-t-il.

Madame Vope se mit à chantonner une indicible mélodie, indifférente, ailleurs… rien ne semblait l’atteindre. Elle ne remarqua même pas que Paul s’était mis à trembler. Elle se leva et traina ses chaussons pour se diriger vers une fenêtre dont les volets étaient restés fermés. Avec la manche de sa robe de chambre, elle essuya un carreau, se pencha et heurta de ses cheveux blancs la surface vitrée.

— La brume est toujours là, soupira-t-elle. Quand finira-t-elle par s’en aller ?

Sa voix chanterelle était subitement devenue mélancolique. Elle resta de longues minutes, immobile, à scruter un horizon scellé, visiblement agacée par l’épaisseur du brouillard. Paul, lui, ne constatait que l’obstacle d’un volet masquant toute perspective sur l’extérieur. Madame Vope avait complètement délaissé son invité.

— Elle ne verra rien… elle ne voit même pas que les volets sont fermés.

Twinsel, entre deux coups de langue sur sa patte, venait de s’adresser à Paul qui à son tour s’était levé. Le jeune homme recula, les bras ballants. Il furetait d’un regard halluciné, le sol, Madame Vope, les murs puis le plafond. Il avait bien entendu les paroles du chat mais sa raison semblait rester sourde à cette remarque. Cette pièce, cet appartement… tout l’oppressait, il ne se sentait pas tout à fait dedans, ni tout à fait dehors, du moins pas sur le même plan que Madame Vope. Sur un ton désabusé, le chat reprit :

— Elle est dans une impasse, en transit si tu veux.

La voix de Twinsel ramena son attention. Paul se ressaisit.

— Que se passe-t-il ici ? Tout ça n’est pas réel, où suis-je ? cria Paul en direction du félin.

Le chat descendit du canapé, silencieux et majestueux, aussi subtil qu’harmonieux, il se dirigea vers Madame Vope, heurta d’une caresse les jambes de sa maîtresse, puis répondit à Paul qui le suivait du regard.

— Où crois-tu être exactement ?

La question de l’animal étouffa la révolte de Paul qui ravisa sa colère par une autre question.

— Où puis-je donc être si ce n’est dans cet appartement ?

La malice frissonnant au bout de ses moustaches, le chat renchérit :

— Tu es bien dans un appartement, mais la question est : où se trouve cet appartement ?
 
Paul capitula et se rassit, partiellement abattu. Il se décida à écouter l’animal, bien qu’il ne fût pas assuré de pouvoir tout comprendre.

Madame Vope poussa un soupir et quitta la fenêtre pour reprendre sa place. Assise sur le canapé, elle saisit  sa tasse pour la porter à ses lèvres. Les rides de son front trahissaient la tristesse de son cœur, tandis qu’elle épanchait sa soif dans les larmes de son thé. Elle posa délicatement la porcelaine et saisit un biscuit sablé qu’elle entreprit de déguster lentement.

— Madame Vope, pardonnez-moi. Je... je dois y aller maintenant.

— Quoi, déjà ?

— Je suis désolé, je dois rejoindre ma femme.

— Oh la pauvre petite, il m’a semblé l’avoir vue dehors.

Le cœur de Paul bondit dans sa poitrine.

— Vous l’avez vue ? Quand ?

— Eh bien tout à l’heure, par la fenêtre…. J’ai bien cru distinguer sa silhouette dans le brouillard, elle était comme perdue.

Paul consultait du coin de l’œil la fenêtre et ses volets fermés. Partagé entre révolte et confusion, il cherchait quelconque vraisemblance dans les propos de cette femme. L’immuable réalité quant à l’opacité de ces volets le poussait à la prendre pour une folle. Mais ce qu’il subissait, depuis qu’Heather avait disparu, lui soufflait de décrypter ses paroles. Il suffit d’une larme pour creuser un abîme et parfois d’un mot pour reprendre espoir. Paul s’accrochait à cette idée et fébrilement, il se remit à la questionner.

— S’il vous plaît, c’est très important pour moi. Vous parlez bien d’Heather ? De ma femme n’est-ce pas ? Vous l’aviez déjà vue ?

— Non, pourquoi ?

— Madame Vope, je vous en prie, concentrez-vous.

— Eh bien… (elle plongea son biscuit dans le thé), c’est difficile. Mais il me semble que cette personne est bien votre femme (le biscuit s’était dissous). Mais peu importe, elle ne devrait pas être dehors, elle aurait dû attendre qu’on vienne la chercher.

Lasse, Madame Vope reposa sa tasse, les remous dessinaient des cercles troublés qui s’échouaient contre les parois, son thé était devenu amer et opaque. Son regard était ailleurs.
Le chat se manifesta à son tour : 

— Elle a décroché, Paul.

Twinsel s’étirait de tout son long, cramponnant ses griffes dans le tapis.

— Allez, suis-moi, je vais essayer de t’expliquer.

Paul était à fleur de peau, il se leva d’un bond, faisant fi des vertiges qui le malmenaient et de toutes règles de bienséance. Maugréant quelques insultes inintelligibles, il se précipita, en titubant, vers la fenêtre du salon. Il avait l’impression de courir sur un matelas gonflé d’eau dont les remous lui donnaient des haut-le-cœur. Atteignant la vitre et constatant toujours son reflet inversé, il saisit la poignée rageusement, faisant grincer les gonds et le cadre en bois. Une fois la fenêtre ouverte, il s’attaqua à l’entrave des volets puis les poussa d’un coup sec. Un vide indescriptible s’offrit à lui en guise de panorama, un vide ou plutôt une masse faite de brume et de cendres. Pas un souffle d’air ne pénétra la pièce, rien que le néant, un coton sombre et charbonneux que ses mains ne pouvaient traverser. Paul fut projeté en arrière. Le chat, qui était assis sur un des meubles du salon, le réprimanda vertement :

— Cesse de t’entêter et écoute-moi. Tu ne devrais pas être ici.

— Mais je suis où ? Merde ! Paul paniquait.

— Je te l’ai dit, cet appartement est ailleurs, elle aussi. Tout ce que tu vois ici est biaisé. Ta réalité n’est pas la sienne et je te le redis, tu ne devrais pas être là. Tu n’es qu’une interférence !
Une interférence, Paul avait buté sur le terme, cet illogisme dont l’absurdité résonnait en lui, paraissait parfaitement réfléchi et assumé de la part de Twinsel. Cependant, Paul ne voulait plus s’encombrer d’énigmes, tout ce qu’il souhaitait à présent, c’était partir. Le chat sauta du meuble et se dirigea vers lui, son regard pénétrant l’invita à le suivre. A son tour, au ralenti, Madame Vope se leva. Elle resserra le nœud de sa robe de chambre, le regard vitreux, des larmes stagnaient sur l’épaisse surface de ses paupières inférieures. Cette femme, qui portait la jovialité comme un masque, semblait accablée par une inconsolable tristesse. Elle tournait dans son salon, tâtant les murs comme pour chercher une porte invisible.

— J’ai tellement sommeil, dit-elle.

Elle aurait voulu s’allonger, fermer les yeux et attendre que son cœur étreigne une dernière fois son souffle mais elle n’essayait même pas de rejoindre son lit. C’était une tentative souhaitée mais éternellement avortée, sans la moindre trace de son souvenir. C’était oublier que les morts ne peuvent pas dormir.

— Nous sommes tous des locataires, laisse-là où elle est, tu ne peux rien pour elle.

Twinsel l'attendait devant l’entrée, Paul jeta un dernier regard en direction de Madame Vope avant de prendre congé puis sorti.



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A propos de cet article


Titre : DAMIEN COUDIER « LES LOCATAIRES »
Auteur(s) :
Genre : Bonnes feuilles
Copyrights : Damien Coudier, Éditions Ex Aequo
Date de mise en ligne :

Présentation

Huis-clos cauchemardesque et singulier, Les Locataires dépeint un univers anxiogène, étrange, aux accents lynchien et dont les touches insolites sont autant de clins d'oeil à Lewis Carroll et Edgar Allan Poe. Jeune auteur lyonnais, passionné par le fantastique et ardent défenseur du genre, Damien Coudier considère avant tout le fantastique comme un exercice borderline et polysémique, refuge des doutes et révélateur de soi.

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