MATHIAS RICHARD« LE MANIFESTE MUTANTISTE 1.1 »
Enregistrement : 27/12/2011
Mise en ligne : 27/12/2011
L'heure reste à la mutation sur La Spirale avec la publication de cette interview-fleuve de Mathias Richard des éditions Caméras Animales, doublée des premières pages de son Manifeste mutantiste 1.1.
Une forme de brûlot atypique, poétique, remuant et captivant, comme ont pu le constater les spectateurs présents lors de son époustouflante lecture du 09 décembre 2011 pour le quinzième anniversaire de l'eZine des Mutants Digitaux.
Propos recueillis par Laurent Courau.
Un mouvement purement instinctif, de survie. Exprimer ce qui est (faire le point) et en tirer les conclusions.
Ce livre est agencé d'une manière à permettre à des mondes d'exister. C'est un texte poétique ; une notice technique ; un essai.
Je l'ai écrit comme on cherche une équation pour sauver sa vie. C'est vraiment de la pensée pratique, pour se tenir droit, faire exister des mondes : créer.
J'ai écrit ce livre comme on découvre une porte pour permettre à d'autres univers d'exister.
M'expliquer fait violence à ma part animale, celle qui m'a fait tendre sans recul vers l'expérience, le rock, la poésie, la rencontre. Celle qui fait que je suis un penseur instinctif, comme une bête fonce vers sa proie, comme un chasseur ou un guerrier hume et examine tous les facteurs environnementaux, en fait la synthèse en un clin d'oeil pour décider d'un plan d'action, d'attaque.
En 2006, ma vie est en crise, je finis d'écrire Machine dans tête (qui sera publié fin 2012 aux éditions Vermifuge), erre dans les rues, passe des semaines dans les émeutes à Paris, plonge (avec mon frère, François) dans la matière-chantier du livre collectif Raison basse (lecture de milliers et milliers de pages pour n'en extraire que quelques-unes), Internet accélère mon savoir de plus en plus rapidement (j'ingère films, séries, musiques, textes, images, idées, oeuvres), formule l'idée mutantiste (issue d'une synthèse des affects et percepts), participe au blog artistique collectif Invidation (créé par Nikola Akileus). Un an après, en 2007, les premiers mutantistes se regroupent.
Derrière la tête, j'ai eu entre autres le désir de détruire le post-modernisme, notion sur laquelle j'avais pas mal travaillé dans les 90's (études de littérature américaine), qui a des aspects intéressants, mais qui a abouti à un nihilisme faible, des trucs trop proprets, un relativisme déprimant qui s'auto-castre, des récits malins, auto-ironiques et auto-réflexifs, de belles oeuvres parfois, certes, mais je trouvais que c'était complètement enfermant, et reposant sur une vision de l'Histoire erronée : croire que le monde est fini et qu'il n'y a plus qu'à mélanger toute les histoires du passé avec distanciation, culture et ironie pour se distraire dans un éternel présent sans évènement... En plus d'être mortifère, cela me paraissait très loin de mon propre constat.
Le mutantisme est également né de ma difficulté à trouver ma place dans la société. J'ai jamais été très bien dans la société, à part quand j'étais gosse. Pourtant, j'étais pas mauvais à l'école. Pourtant, j'ai jamais été interné en HP. Pourtant, j'ai fait différents métiers. Simplement, c'est comme si tout disait« il n'y a pas de place pour toi ». Je n'arrive pas à coïncider harmonieusement avec les humains tels qu'ils sont. Dans une autre société, j'aurais peut-être aimé être conformiste, mais dans celle-ci le conformisme m'apparaît mortifère, dangereux, un coup à finir en HP, justement.
Je constate que je suis (involontairement, c'est avec le temps que j'ai vu un schéma se dessiner) naturellement plus proche de ceux originaires de plusieurs pays ou cultures ou classes sociales différents, plutôt que de ceux confortables dans leur identité et leurs certitudes. C'est comme si je portais des déracinements multiples accumulés (géographiques, sociaux, religieux) de générations précédentes, que je n'ai pas forcément connus, mais ressentis comme un contrecoup invisible, un mystère.
Mon principal point d'accès à la société, cela a été les cultures alternatives. Et ce point d'accès a disparu, du moins fortement diminué à partir de la fin des années 90 (les années 2000, ce désert). Du coup il a fallu que je retrouve une façon d'être dans la société (création du mutantisme).
Dans le prolongement de Caméras Animales, je voulais créer quelque chose qui n'existait pas, et dont j'aurais eu besoin plus tôt, plus jeune, ici en France, à d'autres stades de ma vie : une forme de regroupement, qui m'accueille facilement en tant que singularité, sans que je doive renoncer à ce qui m'est propre, à ma souveraineté, pour un mot d'ordre, une esthétique, un gourou, un chef, une figure verticale, ou une sorte de logique de milieu, de réseau, de conformisme aplanissant, simplement un regroupement« horizontal » (un« agrégat », dit Nikola Akileus) permettant de partager ses vues, son travail, d'avancer avec plus de dynamisme et d'émulation, sans être coincé dans sa solitude (anomie, dépression, etc.), ni être pris dans une logique de groupe étouffante. (J'ai traversé mille milieux sans jamais y trouver ma place, sans jamais y être tout à fait à l'aise.)
On dit souvent que l'on n'avance jamais aussi bien que par égoïsme, quand c'est pour sa propre pomme, OK, mais on oublie trop la puissance, l'appel créatif et l'élan que procure le fait de faire quelque chose pour l'autre, avec une attente, une réception, un échange au bout, quel qu'il soit. J'aime me nourrir de l'échange avec les autres, et rendre décuplé ce qu'on me donne, dans une logique de vie, de dynamisme, de transformation et d'amplification.
Ce n'est qu'une partie du pourquoi de ce livre, mais il faut bien commencer par un bout !
Le mutantisme est né d'un sentiment d'étouffement, d'impossibilité, de désespoir et d'élan de vie mêlés, d'énergie contrariée, de vie contrariée, de la lutte pour trouver des espaces-temps différents, tel que je le décris par exemple dans mon livre Anaérobiose. Le mutantisme est né d'un enthousiasme, d'une excitation, à formuler des angles d'attaque, des outils de création, de remise en question de tout ce qui est.
Le Manifeste Mutantiste 1.1 est signé par Mathias Richard et ce que vous décriviez comme un « réseau asocial » à l'occasion d'une interview dans Chronic'art. Comment s'est constitué ce réseau et que pouvez-vous nous dire des « déviants » qui le composent, pour reprendre votre propre terminologie ?
Comment s'est constitué ce réseau ? A partir de 2007, par des rencontres via Internet ou dans le réel liées aux éditions Caméras Animales, ainsi que par le blog artistique collectif Invidation (créé par Nikola Akileus, qui parle de« grappes de cerveaux connectés ») dont l'excitation de l'expérience-émulation fut pour moi un déclencheur (c'est d'ailleurs sur Invidation que j'ai écrit quasi en direct les premiers éléments du manifeste) et bien sûr aujourd'hui par le blog et le site du mutantisme.
Qui sont les mutantistes ? Souvent des gens très créatifs. D'autres qui ont des gros problèmes avec l'époque. Parfois les deux.
Dans tous les cas : des personnes« en recherche », qui ne se se reconnaissent pas dans les tendances générales de l'époque, ni dans les alternatives existantes.
Pas de logique géographique, possibilité de rencontres accélérée par Internet.âš
Plutôt en France et Belgique, de par la langue, mais quelques premiers contacts avec d'autres pays (USA, Colombie, Espagne, Japon, Turquie...).
Une des caractéristiques de ce réseau est sa relative ouverture, hors chapelle et hors réseau trop constitué ou identifiable.
Ce n'est pas pour rien que le Manifeste mutantiste se conclue sur une adresse électronique, c'est-à-dire une possibilité de contact (et éventuellement de participation) simple et direct (virtuel ou réel). La rencontre et l'échange, le voyage et le déplacement, l'« entre » et le« vers », sont pour moi des éléments-clés.
Ainsi parmi les machines mutantistes existantes, l'une de mes préférées est le« voyage mutantiste » : se déplacer tous les jours dans une nouvelle ville, en allant à chaque fois chez une personne (prévenue) que l'on ne connaît que virtuellement.
Qu'entendez-vous lorsque vous parlez de « fertiliser le désert » dans ce même entretien, accordé à Chronic'art ?
Au sens figuré, ce monde réinitialisé est devenu un espace lisse, lissé, vide. Mais nous pouvons y faire naître des plis, y faire pousser des reconfigurations.
Dans une société au nihilisme faible qui me paraît - souvent - sans perspective et sans joie, j'entends essayer de créer les bases pour des manières de créer, et de se regrouper, qui corresponde à notre temps et à ce qui nous manque. (Me manque, en tout cas). Des manières de faire qui accentuent les rêves, la liberté, la rencontre, l'accomplissement, la création. Établir clairement et sur le long terme qu'il faut créer ou favoriser de nouveaux modes de pensée, d'utopie et d'organisation.
Le mutantisme, mouvement d'abord poétique, ne prétend pas faire tout cela comme ça, d'un coup, mais il commence par établir un bilan, les manques, les objectifs. Pendant que d'autres continuent à faire la même chose et encore la même chose, ne réalisant pas qu'ils font juste partie d'une désagrégation générale tranquille et bien avancée.
Le mutantisme sent/sait qu'il part de rien, mais que son existence est un terreau nécessaire pour que d'autres choses aujourd'hui inimaginables (utopies, mouvements, formes artistiques et politiques, métaphysiques) puissent venir au jour.
Il ne s'agit pas d'être dans la protestation, la réactivité au coup par coup, la« résistance » (c'est fou ce qu'il y a comme« résistants » en France !), le« coup de gueule », mais vraiment décider, méthodiquement, précisément, péniblement (avec des erreurs !) de modes opératoires, de bilans dans les différents champs, de procédures d'attaque et d'esprit critique pour une mise à jour.
Par exemple, et je serais incapable personnellement de le faire, je pense qu'il y a un bilan du Christianisme à opérer clairement, plutôt que d'être dans l'entre-deux, un non-dit, une« ambiance » civilisationnelle. Moi, né athée dans un pays semi-athée, post-chrétien, première génération dans ma famille à grandir sans éducation religieuse, mais imprégné d'un habitus chrétien pas clair, prégnant, j'aimerais précisément comprendre, établir, ce qui nous vient de là, quelles sont les règles et usages qui, hors de la stricte religion chrétienne et des questions de« Livre » (choses qui m'apparaissent comme un peu folkloriques), peuvent garder une pertinence dans d'autres cadres et contextes.
Est-ce qu'on peut se contenter de la disparition de la religion ? Est-ce que c'était un geste qui correspondait à quelque chose d'important ? Qui pourrait être pensé, pourrait être continué d'une autre manière ? Pendant quelques millions d'années, la religion (sous diverses formes, chamanisme, animisme, panthéisme, polythéisme, monothéisme, etc.) a été comme un« muscle » dans notre cerveau, notre pensée. Est-il possible de s'en passer ? Est-ce que ce« muscle » (cette habitude, cette configuration) continue à fonctionner, même sans religion, et à appliquer sa logique à d'autres domaines (l'art, la science...), ou est-ce que ce« muscle » souffre de ne trouver d'objet sur lequel s'appliquer, et créée en certains d'entre nous une souffrance, une inconsciente nostalgie de l'absolu, une nostalgie de l'abandon de soi-même, un manque incompréhensible, comme un« trou » dans notre cerveau, qui nous lancerait des signaux d'alerte sans que nous comprenions pourquoi.
Le Christianisme fut-il un mensonge nécessaire pour favoriser dans la société des comportements comme la bonté, l'altruisme ? A-t-on besoin d'un telle illusion pour que de tels comportements existent et soient valorisés ? Où est-ce que cela n'a rien à voir et il n'y a aucune connexion, que les cas d'altruisme ont des bases profondément animales et sont éternels, ou encore sont liés à l'existence de toute société (voire l'organisation des abeilles avec 50 abeilles égoïstes pour 1 abeille altruiste, cette proportion leur permettant de bien fonctionner). Je serais très intéressé par une« histoire de la bonté » à travers les âges et les différentes civilisations. Tout cela pour un jour être capable d'établir de nouvelles valeurs (transvaluation, ré-évaluation) en supprimant ce que pouvaient avoir d'absurde, erroné ou inutilement rigide, certains aspects passés.
Je me suis certes éloigné de votre question. Par« fertiliser le désert », j'entendais également quelque chose de beaucoup plus spécifique, en rapport avec la table rase des genres et catégories existantes établie par le mutantisme dans les domaines littéraire et artistique (table rase considérée également dans d'autres domaines - tout est lié -, mais le Manifeste mutantiste 1.1 focalise principalement sur la création) : la création de nouveaux genres et catégories, la création de machines (abstraites).
La classification actuelle des genres littéraires (essai, roman, nouvelle, poésie, critique, philosophie, interview, récit, récit de voyage, historiographie, épopée, journalisme rock, journal intime, biographie, article universitaire, etc.) ne m'apparaît pas pertinente. Je suis plus intéressé par la notion d'écriture, de texte. C'est une des façons dont je perçois l'apport de la littérature du 20e siècle. C'est une des manières dont le mutantisme synthétise la littérature du 20e siècle.
Le champ de la création (comme celui des valeurs) est un plan réinitialisé, remis à zéro.
Le mutantisme prend acte de ce désert, et propose une reconfiguration. Reconstruire sur les champs désertifiés !
Ainsi, en littérature, les blocs génériques, comme le roman, la poésie, l'essai, la critique, la philosophie, l'historiographie... sont effacés, et remplacés par une infinité de micro-genres, une multiplicité de gestes.
Comme si des grosses barres d'immeubles avaient été détruites, et que chacun pouvait y construire sa maison, son palais, sa tanière, sa cabane, son labo, son palmier, son souterrain, son ornithorynque...
Malgré ce que disent la plupart des personnes qui lisent, qui s'intéressent à la littérature, qui réfléchissent, qui écrivent, voire qui professent, on continue comme si de rien n'était : les éditeurs continuent à publier des "romans", les bibliothèques continuent à avoir des rayons "roman", "poésie", etc.
Le mutantisme prend les choses autrement, dit que ces genres n'existent plus, n'existent pas, ont une vérité historique, mais n'ont pas une vérité objective. En littérature, les genres existants (poésie, roman, récit, critique, journal, historiographie...) sont une fiction sociale et n'existent pas vraiment.
Les genres n'existant plus, il est possible d'en recréer de façon libre. C'est-à-dire que quelqu'un qui va créer aujourd'hui ne va pas seulement créer une forme, mais va créer son propre processus de création, son propre format - du moins dans ce qui me paraît la création authentique, celle qui ne reprend pas juste un format existant. Donc créer aujourd'hui c'est créer des formats, sa propre forme, et le mutantisme appelle ça une machine : un protocole de création spécifique (parfois avec une seule occurrence, parfois reproductible).
Qu'est-ce qui fait de notre monde, un « monde ré-initialisé », la crise métaphysique et l'accélération de la société de l'information que vous abordez dès les premières pages du manifeste ? Ou s'agirait-il plutôt d'un monde usé et à « ré-initaliser », ce à quoi s'emploieraient les mutantistes ?
La ré-initialisation ne vient pas des mutantistes. Ce sont les mutantistes qui naissent de la ré-initialisation, qu'ils cherchent à comprendre (pour en tirer les conclusions adaptées), par rapport à laquelle ils cherchent une manière de se positionner et d'évoluer.
Le mutantisme n'existerait pas si notre planète n'était le lieu et le moment d'un changement d'épistémè, de l'ensemble de nos croyances, savoirs, connaissances scientifiques et façons de voir, modes de représentation : une mutation environnementale et intérieure totale. Une transvaluation, une ré-évaluation de tout. Une réinitialisation de la pensée, des modes de représentation. Tout est détruit, aplani, vidé, égalisé, réinitialisé, lissé, désertifié.
En vrac : La disparition de la religion. Des idéaux et des utopies politiques. Le triomphe du capitalisme. Nihilisme faible remplaçant toutes les certitudes et échelles de valeurs. Intensification forte et continue de l'environnement technologique. La globalisation connectée. L'isolation des individus dans des sociétés de masse. La disparition des contre-cultures. L'émergence de nouveaux pouvoirs non-étatiques. La combinaison de tout cela. En littérature : la fin des genres et catégories existants. Etc.
Les mutantistes veulent utiliser l'énergie et les particularités de cette mutation négative environnementale pour la retourner en puissance.
Tout a changé. On y est, là, dans la transvaluation, la remise en cause de toutes les valeurs, on est dans le nihilisme, et c'est à la fois terrible, et peut-être on peut voir ça comme une chance. J'ai du mal à le voir comme une chance, mais je me dis qu'il faut prendre les choses sous l'angle avec lesquelles on peut les utiliser, donc utiliser cette situation désespérée-désespérante, pour en fait considérer qu'il s'agit d'une remise à zéro, d'une réinitialisation, réinitialisation de la pensée, de la civilisation, des modes de représentation, des valeurs. Une crise évolutive, en quelque sorte.
Le mutantisme propose, dans le champ artistique, le champ littéraire, le champ poétique, également dans les autres champs, une réinitialisation, ou plutôt, pour être précis, il propose de prendre en compte ce qui est, c'est-à-dire que la réinitialisation n'attend juste que quelqu'un la déclare (elle est déjà en germe depuis des dizaines d'années), nous baignons dedans.
Il faut quelqu'un (médecin-légiste ou sage-femme ?) pour la voir, la déclarer, la constituer, la mettre en lumière, éclairer l'évidence (signaler l'éléphant dans l'ascenseur, la lettre volée posée sur le bureau), sinon tout le monde (zombifié) continue à faire comme si de rien n'était, même si ça n'a plus aucun sens.
L'originalité du mutantisme est, ainsi, dans le regard, la façon de voir et d'"organiser" le regard, la représentation, de redéfinir le champ de la création, de prendre acte de ce beaucoup pensent sans tout à fait l'appliquer (cela fait un bail qu'"on" (écrivants, lecteurs, universitaires...) convient que les genres littéraires n'existent pas vraiment, que ce sont des constructions culturelles artificielles, etc., et pourtant on continue à avoir dans l'institution, l'édition, les bibliothèques, toujours les mêmes catégories de poésie, roman, etc.). Le mutantisme reprend cette chose très simple mais pas menée jusqu'au bout -jusqu'à ses conséquences- qui est la fin des genres.
En effet, le mutantisme est une façon de créer. En art et littérature, le mutantisme déclare une table rase, une réinitialisation, et une reconstruction des genres sous forme de machines.
Les catégories passées n'existent plus. Il n'y a pas de roman, de poésie, de critique, de récit, de l'historiographie, de l'essai, mais de l'écriture ; il n'y a pas de la philosophie mais de la pensée.
A partir de ce champ réinitialisé, devenu vide, le mutantisme propose de librement recréer des genres artistiques et littéraires, sous formes de machines abstraites, c'est-à-dire une infinité de protocoles de création, créés par chacun.
Aujourd'hui, l'acte de création véritable ne crée pas seulement une forme, mais crée d'abord son format. Créer, aujourd'hui, est aussi créer des formats.
La création de machines est un des points importants du mutantisme. C'est évolutif, participatif, puisque chacun peut créer sa ou ses machines. Et leur mise en commun et combinaison donne des idées pour de nouvelles machines (et donc de nouvelles façons de voir et créer).
Vous soutenez que l'humanité est encore très primitive, en vous basant notamment sur le calendrier cosmique de l'astronome américain Carl Sagan. Projeter l'histoire de l'humanité et la durée de son existence à l'échelle de l'univers, décrire notre état de développement actuel comme « préhistorique », ne serait-ce pas faire preuve d'optimisme en nous allouant des perspectives quasi infinies ? Peut-on en déduire que vous vous démarquez des visées apocalyptiques particulièrement présentes dans la culture de masse contemporaine ?
Notre espèce est très jeune. C'est une constatation, ni optimiste ni pessimiste.
Pour expliquer la plupart des comportements humains, il suffirait presque de demander à un spécialiste des grands singes. Je dis cela sans ironie, je me sens très singe, du moins très animal. Une bête accablée d'un magma de pensées et tropismes tout aussi animaux, plus ou moins canalisés et formatées par la civilisation dans le langage, les langues.
L'humanité est très primitive (j'ai souvent cette sensation au contact des humains). Le nez dans le guidon. Elle est persuadée d'être dans sa post-histoire alors qu'elle est encore dans sa préhistoire, du moins dans ses balbutiements. Elle n'existe que depuis quelques minutes. Quoi qu'on dise de cette proposition, cela me semble plus intéressant de regarder les choses dans ce sens-là : depuis le futur (infini, inimaginable) plutôt que depuis le passé, cela donne une autre perspective sur l'aujourd'hui. Le temps à l'envers ou le shoot mental en changeant d'angle.
Pour penser les choses autrement : essayer de les imaginer vues depuis le futur, mais aussi à une autre échelle de temps, à une autre échelle que les toutes petites« 2000 » années de notre calendrier actuel, qui nous trompe quant à l'échelle de temps sur laquelle nous évoluons ! (Et l'an 0 ne correspond même pas à la naissance de Jésus-Christ : les historiens la situent entre -4 et -9).
Quant aux prédictions d'Apocalypse, je ne me sens pas concerné (je dirais : angoisses, superstitions, recherche de frisson) sauf si éventuellement nous parlons d'apocalypse au sens figuré, symbolique : une apocalypse silencieuse, froide, la fin d'un monde, à intérieur de tous les humains, ce qui se rapprocherait de la« ré-initialisation » que j'évoquais précédemment. Et qui ne correspondrait pas à une date précise mais à une époque.
Pour la petite histoire, dans mes écrits des années 90 (par exemple Soleil Hardcore, 1994), je me suis parfois fait un trip sur une apocalypse fantasmée en 2001 (le chiffre m'inspirait plus pour ça). Quand on est né au« vingtième siècle » on a vécu dans la perspective du fameux« an 2000 ». Puis la vie a continué, et l'on réalise que ces chiffres n'ont guère d'importance, et que nous devons être en l'an 4 233 856 272.
Bref, numérologie, non merci, mais ça n'a pas empêché le Manifeste mutantiste 1.0 de sortir le 10.01.10 (10 janvier 2010) et le Manifeste mutantiste 1.1 de sortir le 11.11.11 (11 novembre 2011) !
Bien que vous n'opériez pas directement sur le même terrain, comment vous situez-vous par rapport à d'autres courants de pensée qui se revendiquent de la « mutation », tels que le transhumanisme et les extropiens ?
Tout d'abord, ce sont des pourvoyeurs de drogue mentale ! Qui a raison, qui a tort, ce n'est pas toujours mon souci, mais certaines de ces pensées agissent comme un shoot sur le cerveau et font rêver, créer, écrire, penser sous d'autres angles.
Les courants que vous évoquez sont nombreux, divers, traitant de sujets variés, impossibles à classer sous une même bannière. Celui qui m'a à ce jour le plus marqué, inspiré, est celui autour de la Singularité Technologique : la possibilité de l'avènement d'une intelligence artificielle s'auto-reproduisant et s'auto-améliorant de plus en plus vite, reléguant en quelques années l'humanité à l'état de seconde intelligence sur la planète. En ce cas l'on pourrait voir l'humanité comme un trait d'union permettant un autre type d'intelligence la dépassant.
En relation avec l'obsession de l'avènement-IA, j'ai par exemple écrit Réplicants (placé en annexe du Manifeste) qui propose de décrire les pensées de différents types de robots, souvent plus humains que les humains.
Effectivement, j'opère principalement dans le champ littéraire et artistique (également, dans une moindre mesure, sur un plan idéologique et sociétal), donc je ne me situe pas tout à fait sur le même terrain, avec les même objectifs et moyens, que les théoriciens et militants transhumanistes, extropiens & co.
Peut-être une grande différence avec un certain nombre d'entre eux est que je me focalise sur la mutation mentale, des modes de représentation, avant tout, avec un objectif direct de pratique de création artistique, poétique et de regroupement-agrégat-alliance d'inadaptés, de singularités, d'individus, en recherche.
De plus, le transhumanisme (même s'il s'en défend) et encore plus l'extropianisme, sont souvent un point de vue« de l'élite »,« du riche », accentuant les différences au profit des puissants (les premiers« immortels » seront des milliardaires, tout comme aujourd'hui ce sont eux qui profitent le plus de tous les progrès, médecine, transport, espace, etc.), là où le mutantisme a un angle social très terre à terre, et constitue beaucoup plus une critique de la société, du point de vue de l'opprimé, de l'aliéné, de l'isolé, de l'inadapté... Après j'ai conscience que certains progrès doivent tout d'abord se produire parmi une élite pour pouvoir ensuite se diffuser dans l'ensemble de la population.
Je suis par exemple pour la diminution/disparition du travail obligatoire (appréciant en cela le Manifeste contre le travail du groupe Krisis), non pas contre la notion même de travail (on peut travailler pour s'accomplir) mais contre celle de travail aliénant. Les progrès techniques, les gains de productivité, le permettraient, si c'était un objectif de la société. Ah, avoir tout loisir d'explorer la conscience et le monde pendant que des usines mécanisées et automatisées (nécessitant quelques heures d'entretien-vérification chaque semaine) produiraient à volonté de la nourriture, de l'eau, et tout ce qu'il faut pour survivre...
Tout comme le transhumanisme, le mutantisme a un fort rapport avec la technologie, avec la science, et leurs prospectives, mais ce n'est pas du techno-enthousiasme béat, plutôt de la Realpolitik car une grande partie de la vérité de l'époque (du changement d'épistémè qui lui correspond) s'y trouve.
Le mutantisme est la machine à penser et fantasmer et créer qui accompagne l'intensification de notre environnement techno-scientifique.
Reprenant les éléments d'idéologie« Caméras Animales », le mutantisme affirme que le plus technologique et le plus primitif ne sont pas contradictoires et se rejoignent, qu'ils peuvent être reliés (technologie et instinct, machine et animalité, robot et sentiments, ordis et système nerveux). Connecter les parties les plus extrêmes de son cerveau : connecter la partie la plus primitive avec la partie la plus récent et expérimentale.
Ceci afin de désamorcer l'opposition binaire, peu pertinente, peu productive, qui s'annonce (que l'on constate souvent dans les mentalités) entre primitivisme et transhumanisme.
Au-delà du transhumanisme et des extropiens, quelles sont les expériences culturelles et scientifiques (actuelles ou récentes) dont vous vous sentez proches, voire plus simplement qui vous ont inspirés ? Je ne peux m'empêcher de percevoir des réminiscences aux routines d'écriture de William Burroughs et aux méthodes prônées par la Psychick Bible de Genesis P-Orridge. Vous parlez vous-mêmes du mutantisme comme d'un « logiciel psychique s'adressant aux personnes voulant penser et créer hors de ce qui est »...
Je n'ai pas envie de résumer mes influences, nombreuses (corps, système nerveux, instinct, perceptions ; littérature, musique, philosophie, cinéma ; contre-cultures comme origine, de l'avant-garde comme forme ; Encyclopédie Universalis, Sciences & Avenir, Internet comme accélération cognitive) sinon par cet indice : le rock m'a profondément marqué, et m'a« sauvé » en quelque sorte. M'a permis une respiration. Cela m'a fait entrevoir quelque chose (de l'ordre de l'intensité, du sacré, de la communauté) que je ne vois guère aujourd'hui et c'est ce qui m'a donné envie de créer ce mutantisme. Comme créer une bulle d'air pour ne pas étouffer.
Concernant le logiciel psychique pour créer, je rappelle cet« appel permanent »,« l'appel des machines ». Par ce biais, tout un chacun peut nous proposer de nouvelles machines, de nouveaux protocoles de création.
Doit-on percevoir la poésie, telle que vous la pratiquez, comme une forme de résistance à une époque-désert ?
En tout cas, c'est comme ça que c'est venu, commencé à écrire adolescent, en errant dans les quartiers déserts à Joué-lès-Tours (banlieue de Tours), constitués de pavillons, d'immeubles, de routes, de campagnes... J'ai constaté un contraste entre une intensité personnelle et une organisation générale menant à un monde vidé.
Mais je préfère le mot et la métaphore de l'attaque à celle de la résistance. (Caméras Animales a d'ailleurs pour slogan« éditions d'attaque »).
En France... que de gens autoproclamés« résistants » ! Il y a une sorte de confort bougon et franchouillard dans les déclarations uniquement protestataires : une rhétorique permanente de la "résistance", qui est un mot très utilisé, trop utilisé, trop employé, et qui finalement me semble assez négatif.
Si l'on« résiste » uniquement, on ne va nulle part. Il faut créer, en art, en pensée, en acte, selon les vocations, il faut créer autre chose, quelque chose, il n'y a pas d'autre solution.
« Et si je ne bouge pas... je recule. » (The Young Gods,« La fille de la mort »)
Pour moi, écrire, selon les cas, c'est élaborer des shoots mentaux (par exemple les syntextes), avec une recherche d'impact, ou une tentative de communiquer avec ses frères humains, de témoigner de l'expérience, tenter de partager ses visions et sensations et pensées, en bonne caméra animale qui capte et recrache ce que ses fibrilles sondent et synthétisent, exprimer la vie à travers sa boîte noire crânienne, exploration et retransmission de la conscience possible. C'est une recherche de vérité (plutôt que de beauté ou d'esthétique, même si ce n'est pas incompatible).
Au-delà du Manifeste Mutantiste 1.1 et en guise de conlusion, pourriez-vous nous présenter les éditions Caméras Animales ? La rubrique « idéologie » de votre site présente un catalogue de termes et de concepts qui évoquent une forme de guérilla littéraire. Entends-tu cette structure comme une « machine de guerre » mentale et littéraire ?
Caméras Animales est un outil, une structure légère autonome d'édition et de production de littérature contemporaine, tenue actuellement par François Richard (mon frère), Nikola Akileus, et moi-même. D'autres amis ou connaissances interviennent parfois. La vocation de Caméras Animales n'est pas fixe et peut changer : organisation d'évènements, de rencontres ; création d'autres types d'objets (CD, DVD).
Caméras Animales lutte pour la psychodiversité, pour faire exister des mondes niés, des mondes-clefs, d'autres mondes intérieurs ; avec une vision exigeante et absolue de la littérature.
Sa création fut en partie inspirée par le constat d'un manque flagrant, d'un travail qui n'était pas fait (nous n'avions pas forcément vocation d'éditeurs) et par l'esprit DIY (Do It Yourself) rencontré dans le milieu hardcore (punk-hardcore) des 90's, et transposé dans la littérature française.
Nous fonctionnons projet par projet, à chaque fois de façon approfondie, plutôt que de multiplier les publications. A ce jour, nous avons publié sept livres, tous très travaillés et chacun important à sa manière.
Au passage (!) : nous recherchons mécènes, bénévoles et bonnes volonté en tout genre (comptable, maquettiste, libraires nous défendant, aide pratique lors de nos évènements, salles...).
Nous invitons à visiter le site Caméras Animales et la rubrique Idéologie dont les six pans (co-écrits par François et moi) constituent un pré-manifeste mutantiste.
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