1976, Provincetown, petite ville de villégiature à la pointe de la presqu'île de Cape Cod, fait figure de sanctuaire pour les marginaux, les artistes et les indésirables. Encerclée par les flots, la station balnéaire constitue un véritable havre de liberté, où tous les modes de vie, des plus bizarres aux plus excentriques, sont autorisés ; une bulle de folie et créativité dans l’Amérique du « retour à la morale » des années 1970.
La soirée commence au cinéma d'art et d’essai, que le réalisateur John Waters loue pour de petites premières locales. Il y projette ses films pour les membres de sa troupe, les fameux Dreamlanders, leurs amis, et toute personne ramassée dans la rue, puisqu'il faut payer pour les sièges non-occupés. Dans la salle enfumée, l’ambiance est encore plus déjantée que sur la toile. John y partage les derniers ragots avec son actrice, Cookie Mueller, au milieu du public qui hurle et s'esclaffe. Elle possède ce qu'on appelle une « gueule ». Corps de panthère moulé dans une robe mauve à imprimé serpent, crinière blonde et épaisse, les yeux redessinés d'un épais trait d'eye liner qui accentue son allure féline, et son nez proéminent qui lui confère ce profil remarquable.
C'est d’ailleurs sous ce jour que la photographe Nan Goldin réalise son premier portrait de Cookie. Elle tombe instantanément sous le charme, Cookie Mueller devient sa muse. Et Nan ne cessera de la photographier, de ce jour de 1976, jusqu’à sa mort en 1989. Son appareil se faisant le témoin de la lente décrépitude d’une beauté, des ravages de la drogue et de la maladie. Dans son dernier cliché, certainement le plus connu, Cookie repose dans son cercueil. Emportée par le sida, comme beaucoup de sa génération, sept semaines après son mari Vittorio Scarpati. Au lendemain de la chute du Mur de Berlin, qu'elle avait escaladé par accident en 1981. Pour échapper à une note de mini-bar.
Cookie savait donc vivre intensément, mais se conter tout aussi brillamment. Elle disposait d’un talent sans égal pour se trouver au bon endroit, au bon moment, aux côtés des acteurs les plus importants de son temps. Sa vie ressemblait à un film, dont son esprit, sa vivacité et son charisme lui interdisait de rester la spectatrice passive. John Waters la décrivait ainsi: « Cookie est un mélange entre Janis Joplin et Jane Mansfield, une hippie prolo, avec une touche de glamour digne d'une drag-queen. « Unsafe » était son second prénom. Elle vivait sur le fil du rasoir, toujours. »
Cookie naît à Baltimore en 1949. Loin de l'image acidulée du « rêve américain », la ville est ruinée, minée par les conflits raciaux, la drogue et la criminalité. Comme la plupart des familles blanches, les Mueller vivent en périphérie. Cookie grandit à Cotonsville, le long d'une voie ferrée, dans un environnement en tous points fidèle au cliché white trash. Entre un séminaire religieux et un asile de fou. À l’âge de dix ans, sa famille embarque à bord d'une vieille Plymouth pour sillonner les routes du pays. Ce mode de vie nomade s'inscrira en elle, pour ne plus jamais la quitter. Et elle n’aura dorénavant plus qu'une idée fixe : partir, encore et toujours.
En 1968, la jeune adolescente au chignon vertigineux, qui arpentait les couloirs de son lycée en escarpins (réplique parfaite de son personnage du film Female trouble de John Waters), part enfin pour San Francisco, l’épicentre de la contre culture. C’est dans un nuage de vapeurs psychédéliques qu’elle déambule sur Haigh Street, en talons compensés, passant du lit de Jimi Hendrix aux loges de Jim Morrison. Elle rate Charles Manson de cinq petites minutes, mais n'en rencontre pas moins le Diable, invoqué par un ami fraîchement converti. Si la stupidité des filles de la famille Manson l'effraie, elle apprécie la cordialité et le caractère séducteur d’Anton La Vey, le grand prêtre de l’Église de Satan.
Malheureusement, son « Summer of Love » se voit écourté par ses colocataires qui, inquiets de son état mental, la font interner. Retour au Maryland, dans ce même institut psychiatrique auprès duquel elle a grandi. Ce qui aurait pu constituer son retour définitif au néant se transforme en un nouveau tremplin. Aussitôt sortie, elle rencontre John Waters, lors de la première du film Mondo Trasho. Elle jouera dans ses cinq prochains longs-métrages. Pour Multiple Maniacs, elle danse topless sur « Jail House Rock ». Dans Pink Flamingo, sa scène rivalise de perversité avec celle qui fit du travesti Divine une star.
« - T’es pas censée faire une scène dans laquelle tu te fais niquer par une poule ? m’a demandée Divine.
- Niquée par une vraie poule ? demanda Mink.
- Comment ça ? intervint Bonnie.
-Dans le scénario, il est indiqué que Crackers coupe la tête d’un poulet et me baise avec le moignon.
- Oh, ça n’a pas l’air bien difficile, dit Divine.
- Tu m’étonnes, comparé à toi ! lui ai-je répondu. »
Pourtant, la scène n'est pas si facile. Les poulets, utilisés vivants, lui déchirent l'intérieur des cuisses et plusieurs périssent durant le tournage. « Un peu plus tard, une fois la journée terminée, et tandis que le soleil disparaissait derrière les arbres laissés nus par l’hiver, on a mis les poulets à rôtir et toute l’équipe s’en est fait un festin. Ces poulets que j’avais plaints quelques heures plus tôt s’avérèrent succulents. »
[extraits de Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir]
Lorsqu’elle emménage à Provincetown avec les Dreamlanders, John Waters s’assure qu'elle emmène bien son fils Max tous les matins à l'école, quitte à sniffer son café instantané, si elle n'a pas le temps de le boire. Mais il n’y pas que cette vie délirante, il y a aussi l'usine de conserves de poisson où Cookie et les autres travaillent à la chaîne. Et la jeune maman s’enfuit à nouveau, en direction de New-York. Là-bas, l’ère dorée du Studio 54 touche à sa fin, une nouvelle scène underground se fait entendre « downtown ». Pour paraphraser Nan Goldin, Cookie est LA diva, la superstar autour de laquelle toute leur famille gravite : les peintres Jean-Michel Basquiat et Keith Haring, les Ramones, Klaus Nomi, Patti Smith, Blondie, Sonic Youth, le photographe Robert Mapplethorpe, et bien sûr Nan Goldin.
Cookie abandonne le strip-tease, le jour où l'un de ses clients lui avoue être le Boucher de Brooklyn, en exhibant un doigt mutilé dans un sac en plastique. C’est là qu’elle commence à écrire et devient critique d'art pour Details. Sa rubrique santé dans le East Village Eye, « Ask Dr Mueller », amuse tout le quartier. Et pourtant, elle n'en vit pas. On assure qu'elle vend les meilleures drogues de Manhattan. Lorsqu’elle doit récupérer son chèque de l'assistance publique, elle s'habille « plus classique », en jetant sur ses épaules une fourrure en peau de singe. Cookie n'a plus aucune idée de ce qu’est la « normalité ».
Dennis Dermody, ami de longue date de John Waters, résume Cookie ainsi : « À chaque fois qu'elle sortait de chez elle, sa vie était un roman. Il lui suffisait de descendre chercher du lait pour que quelque chose de fou se produise. » Avec elle, les road trips se transformaient en film d'horreur à la Délivrance, les salles de bains en salle de réanimation et les maisons en cendres. Fan de ses anecdotes, son entourage la pousse finalement à s’écrire. Déjà connus pour être drôles et incisifs, ses récits se révèlent touchants, lyriques, ponctués d’expressions uniques et excentriques.
Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir, le recueil de textes autobiographiques édité juste après sa mort, en 1990, fait figure de livre culte aux USA, où les copies épuisées ne s’échangent plus qu'entre initiés, comme un trésor bien gardé.
Ira Benfatto
Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir
Traduit de l'américain et présenté par Romaric Vinet-Kammerer
Éditions Finitude
Paru en mars 2017
En anglais, Edgewise : portrait of Cookie Mueller
Biographie de Chloe Griffin avec la collaboration de John Waters, Mink Stole et Gary Indiana
Editions Bbooks Verlag
Parue en septembre 2016