CHRISTOPHE DESSAIGNE / MIDNIGHT DIGITAL
Enregistrement : 18/01/11
Mise en ligne : 18/01/11
Qu'elles soient naturelles ou manipulées numériquement, ses images évoquent les oracles science-fictionnels et leurs anticipations dystopiennes des décennies passées. Une influence assumée sur laquelle il revient à plusieurs reprises au fil de cet entretien contigu à son portfolio.
L'occasion de nous entretenir de l'évolution de la pratique photographique à l'heure du numérique, de la richesse spécifique des paysages du nord de la Catalogne entre mer et montagnes, de la fin du monde et de ses futurs projets dans le cadre de la Demeure du Chaos.
Propos recueillis par Laurent Courau.
. Accéder à la galerie d'images de Christophe Dessaigne alias Midnight Digital
J'ai effectivement débuté la photographie en août 2007. Au départ un peu « comme ça », sans trop savoir où cela me mènerait. Le déclic s'est en fait produit bien avant 2007. Lorsque j'étais journaliste pour la presse quotidienne régionale. À cette époque, je travaillais tous les jours avec des photographes. Et même s'il s'agissait de photos d'actualité, j'ai aimé la photo au contact de ce métier.
La photographie est un domaine artistique en constante évolution, c'est probablement ce qui me séduit. L'approche totalement numérique de la photo me passionne. Le numérique autorise des expérimentations. Je considère l'editing comme le prolongement naturel de mon travail. Contrairement à de nombreux photographes, je suis un iconoclaste et je ne porte pas l'argentique aux nues. Cartier-Bresson ne fait pas partie de mes idoles. Je constate une habitude bien française qui consiste à dénigrer l'outil qu'est Photoshop. Pour moi, la fin justifie les moyens en matière d'image. Seule l'émotion que procure une image compte, quel que soit le cheminement qu'il a fallu emprunter pour y parvenir.
Tu vis à Perpignan, donc au nord de la Catalogne. Est-ce que tu t'intéresses au mysticisme local, depuis les oeuvres ésotériques de Salvador Dali jusqu'aux processions pénitentes de la Sanch ? Est-ce que cet art surréaliste et ces traditions occultes ont eu une quelconque influence sur ton travail ?
Le nord de la Catalogne baigne dans une atmosphère étrange. Ici, la vie suit un cours particulier. J'ai toujours été fasciné par Dali, non seulement pour son approche du surréalisme, mais plus encore pour le personnage qui a considérablement marqué le Roussillon. Même si je considère cette influence d'une façon inconsciente. Le surréalisme et l'empreinte de Dali ont considérablement marqué la région où je vis.
Quant à la Sanch elle n'a rien de vraiment ésotérique. C'est une procession traditionnelle durant laquelle les Capararuxes (personnes vêtues de noir et cagoulées) escortent les condamnés à mort à la potence. Indéniablement, le Roussillon a un impact sur mon travail, mais je pense qu'il s'agit d'un impact plutôt inconscient.
Les paysages occupent une place importante dans tes images. Hors la côte catalane n'en manque pas, entre les étendues des bords de mer et les reliefs des Pyrénées. La région compte également un grand nombre de bâtiments abandonnés, qu'il s'agisse d'hospices à l'abandon ou encore du camp de prisonniers de Rivesaltes. Peux-tu nous éclairer sur la manière dont tu choisis les lieux de tes prises de vue et la place qu'ils occupent dans ton imaginaire ?
Je pense qu'en matière de photo (du moins en ce qui me concerne) le lieu fait quasiment toute l'image.
Je considère la photographie comme une activité solitaire qui permet de se perdre aux détours de chemins ou de criques rocheuses. Il m'arrive régulièrement de rouler des heures à la recherche d'un « simple » arbre esseulé au milieu de nulle part. De revenir sur les mêmes sites à différentes heures de la journée, à différentes saisons...
La richesse de paysages des Pyrénées-Roussillon offre une grande variété de panoramas entre montagne et mer. Mais mes endroits de prédilection restent les sites abandonnés. Il y en a quelques-uns par ici, mais la région de Perpignan n'ayant jamais été une zone à forte activité industrielle (contrairement au Nord de la France par exemple) les sites sont néanmoins assez rares. Il suffit juste de savoir où les chercher.
Penses-tu que ton travail serait différent si tu vivais dans un autre environnement, notamment urbain ? Comme une mégapole, telle que Londres, New York ou Shanghai...
Incontestablement, oui. Il m'est pourtant difficile de déterminer quel en serait l'impact réel. Je suis très attiré par les environnements urbains, les grosses mégapoles monstrueuses, l'acier et le béton, le trafic et les néons.
J'ai lu quelque part que tu avais été marqué par la scène de clôture de La Planète des singes avec ses vestiges de la statue de la liberté qui sortent du sable et des flots. Tu cites également Mad Max, Blade Runner ou Brazil. Qu'est-ce qui t'interpelle dans cette science-fiction post-apocalyptique, dans ces oeuvres qui mettent en scène une décadence, voire un effondrement des sociétés humaines ?
Plus que Cartier-Bresson, le cinéma fantastique et de science-fiction reste mon influence principale. Et plus encore Blade Runner, un film que je considère comme l'un des plus grands chefs-d'oeuvre du cinéma. Son ambiance, sa photographie, ses couleurs, tout dans ce film a une résonance particulière en moi. Quant à la scène de La Planète des Singes que tu cites, cette vision m'a profondément marqué étant enfant, comme beaucoup de personne la génération des 70's. Il s'agit probablement de l'une des plus fortes visions dystopiennes jamais portées à l'écran.
Je me suis souvent questionné quant à ma fascination pour les univers dystopiens. Peut-être s'agit-il du fantasme du dernier homme... De l'homme seul face à lui-même, de la fin de la sédentarisation, du retour aux épopées nomades. J'ai encore du mal à m'expliquer ce qui me fascine tant dans ces univers sombres... Contrairement au courant de pensée de la transhumanisation, je suis fermement convaincu que notre technologie nous mène progressivement à notre perte, car elle nous éloigne des valeurs fondamentales de l'être humain. Sans pour autant vouloir m'embarquer dans un discours pseudo philosophique. D'un point de vue strictement visuel, les univers dytopiens sont d'une richesse inouïe, tout comme l'âme des ruines ou la beauté de la décrépitude.
Notre planète a atteint le seuil des sept milliard d'habitants. Seulement une partie de ceux-ci vit correctement. Il sera mathématiquement impossible de nourrir tout le monde. Les ressources ne le permettent pas. Je ne me sens pour autant aucune conscience écologique. Du moins, pas comme on essaie de nous vendre l'écologie. Je pense simplement qu'il va falloir que nos sociétés s'effondrent pour reconstruire... ou pas. Ca ne peut pas durer comme ça. Et je ne pense pas que la technologie puisse remédier à cet état de fait. Au-delà d'un problème purement matériel, c'est aussi un cancer qui ronge les mentalités. Un cancer qui se propage, avec le capitalisme outrancier qui règle nos civilisations modernes depuis la chute du Mur de Berlin. Les derniers hommes, la saga fleuve de Pierre Bordage est un excellent livre dystopien où tous ces problèmes sont évoqué avec le génie qui caractérise cet auteur.
En ce qui concerne l'aspect photographique de cette réflexion, il m'apparaît plus intéressant de proposer des images de déclin et de champs de ruines plutôt que des macros de coccinelles ou des champs de pâquerettes ou soleil levant. Juste une affaire de goût...
À l'instar des films cités plus haut, tes images sont empreintes de mélancolie. Tu mets toi-même en scène des paysages désolés, désertiques, des ruines et des structures abandonnées. On pourrait même parler d'une dimension dépressive. Comment expliques-tu la noirceur de ton propre travail ? Est-ce qu'il s'agit d'exorciser tes propres démons et tes propres craintes ?
On me parle souvent de cette dimension « noire » ou « dépressive » dans mes images.
Personnellement je ne me pose pas la question. Les choses me viennent « comme ça ». Sans que cela soit conscient. Mais je ne suis pourtant pas forcément d'accord avec cette analyse de mes images. Mon propos est de faire naître une certaine beauté derrière la laideur, derrière la noirceur. Mes images interpellent parfois, car elles sont à la limite du beau et du « dérangeant ».
J'essaye constamment d'insuffler une dimension épique, une dimension de grandeur et de décadence, un ton dramatique, parfois grandiloquent (avec plus ou moins de succès). Les grands espaces vierges, les ruines cyclopéennes au milieu de nulle part, l'homme seul face au néant et sa propre destinée, le Grand Inconnu sont autant de domaines qui nous exhaltent tous. Autant de domaines ostracisés par nos sociétés de béton. Des peintres comme Jean-Pierre Ugarte ou Beksinski sont à mon sens des génies ultimes qui savent restituer ces atmosphères.
Tu te montres très présent sur Internet, au travers de ton site, mais aussi de ton compte sur Flickr qui bat des records d'audience. Quel a été l'impact de cette visibilité sur les réseaux numériques ?
Flickr est une sortent de vaste poubelle internationale où se côtoient l'infâme et le génial. Avant d'atterrir sur Flickr, j'avais un peu écumé les forums français de photos. Grave erreur.
On y trouve du geek passionné par la longueur de son téléobjectif autant que du pathos donneur de leçon artistique. Le monde de la photo est un univers nauséabond où des milliers de gens sont photographes juste parce qu'ils ont un appareil. Où l'on se focalise sur la surexposition, la règle des tiers, l'Iso etc.
Je me fous complètement de ça. Je ne me considère même pas comme un photographe, je fais des images. J'essaye juste de reproduire ce que mon imagination me montre et 90% du temps je n'y arrive pas. La photographie en elle-même n'est pour moi qu'un outil. Je déteste les photos de mode et de beauté, les portraits façon « La Redoute », les photos d'insectes, etc.
Tout ceci m'ennuie profondément. Seules les images qui racontent une histoire ou qui évoquent une émotion m'importent. Malheureusement, les forums sont pleins de pisse-froids qui passent leur temps à se tripoter la nouille autour de termes photographiques. Très peu pour moi.
Flickr, en revanche c'est un monde distancié, où certes « tout le monde est gentil », mais suffisamment vaste pour y trouver de tout. C'est aussi un endroit où l'on peut voir ce qui se fait ailleurs, hors de nos frontières et du « bon goût » national. D'un point de vue plus matériel c'est aussi un endroit où des éditeurs cherchent des images, où l'on peut rencontrer des réalisateurs de films, des auteurs en quête de photos, etc. A l'instar de YouTube, Flickr est un vaste patchwork ou la merde se mélange au sublime.
Tu collabores donc avec de nombreuses maisons d'édition française, canadienne, américaine, italienne, hollandaise, espagnole et allemande, pour lesquelles tu réalises des illustrations de couverture. Tu réalises également des pochettes d'albums pour des labels de disque et des affiches de films. Comment se déroulent ces échanges à distance ? S'agit-il d'oeuvres de commande résultant d'une discussion avec ces commanditaires ou ceux-ci se bornent-ils à piocher dans ton catalogue ?
En fait les deux. À la fois des commandes sur mesure et des images originales pour lesquelles je vends les droit pour diffusion. Les échanges se font en anglais, par email ou téléphone. Beaucoup de mes commandes viennent des USA, mais aussi d'un peu partout dans le monde. J'ai même dernièrement fait une affiche pour une campagne de publicité sur l'eau en Inde !
Ton portfolio se divise entre la photographie et l'art digital. Où se situe la limite de ton point de vue, et quel genre de manipulation opères-tu sur tes images qui entrent dans la catégorie d'art digital ?
Toutes les photos numériques aujourd'hui sont retouchées via des logiciels de manipulation digitale. Absolument toutes. Les miennes le sont carrément pour la plupart. Mon travail se composent à la fois de photo-manipulation et de photographies éditées. Dans le cas des photo-manipulations je travaille à partir de banque de données d'images personnelles.
J'ai constaté rapidement combien la photographie pure pouvait être frustrante. C'est pourquoi je me suis orienté vers la manipulation. Pour tenter d'approcher ces univers improbables que peignent Ugarte et Beksinski (sans jamais y arriver bien sûr). Mais aussi pour composer des scènes cinématographiques dantesques ou surréalistes. La simple photo ne le permet que rarement.
Quant à l'autre aspect de mon travail, celui de la photographie plus « conventionnelle » (qui en fait est le plus prédominant dans mon portfolio), il s'agit dans ce cas de réaliser une prise de vue de bonne facture pour ensuite l'amener via des manipulations colorimétrique, de courbes ou de petits ajouts à l'image vers quelque chose atmosphérique.
La plupart du temps, je compose des mise en scène directement sur les lieux (hôpitaux abandonnés, bâtiments désaffectés, etc.) à l'aide d'accessoires et d'astuces (fumigènes). Je n'ai que très peu de moyens pour réaliser mes prises de vues, aussi il me faut compenser avec des astuces, de l'ingéniosité et de bonnes bases sur Photoshop.
Tu as récemment entamé un travail à la Demeure du Chaos, en collaboration avec Thierry Ehrmann, qui a donné lieu à une reconstitution de la Cène. Comment s'est déroulée cette rencontre et quels sont vos projets futurs ?
La rencontre avec Thierry s'est faite via Flickr. Nos convergences se sont rapidement imposées. Nous avons sympathisé, il m'a ouvert les portes de son univers passionnant et les choses se sont faites naturellement. Nous partageons de nombreux points de vue sur l'art, sur la vie et c'est une personne brillante et attachante.
Photographier la DDC n'est pas pour moi une fin en soit aussi nous sommes rapidement tombés d'accord pour que je « mette en scène » mon univers au coeur de ses murs. Nous envisageons de réaliser un ouvrage de 99 planches. La tâche est aussi ardue que passionnante.
Face à ton travail, la question désormais rituelle de fin d'interview de La Spirale prend tout son sens... Comment envisages-tu le futur, tant d'un point de vue personnel, individuel, que global ?
Dans un futur proche des famines, des maladies, des guerres vont ravager la planète. Des gros riches avides vont continuer à asservir des plus faibles au nom du profit. Des catastrophes naturelles vont progressivement plonger le monde dans le chaos. Des pandémies vont apparaître. La guerre des médias nous plongera dans l'obscurantisme. L'être humain va continuer sa lente agonie et déchéance. La connerie générale va continuer son Grand Åuvre. Il y aura toujours plus d'hypocrites, de crétins, de donneurs de leçons (et ça, c'est autant de maladies incurables)... Rien de bien anormal en soi.
Et puis un jour viendra le Grand Holocauste, le point de non-retour, le Feu dans le ciel. La Fin. Nous ne pourrons plus continuer comme ça, nous serons alors au pied du mur. Les banques seront les nouvelles cathédrales qu'il faudra brûler. Il nous faudra apprendre à vivre autrement et là l'homme sera encore plus un loup pour l'homme. L'atome régira la planète ou ce qu'il restera de ses ruines...
D'un point de vue personnel, j'envisage de me faire prochainement la totale de La petite maison dans la prairie en DVD. Le monde peut bien brûler...
Commentaires
Vous devez vous connecter ou devenir membre de La Spirale pour laisser un commentaire sur cet article.