OLIVIER NEROT « LE FUTUR EST MAINTENANT ! »
Enregistrement : 04/08/2016
Mise en ligne : 04/08/2016
Un transhumanisme à la française ? L'idée fait son chemin depuis quelques mois dans les médias français et internationaux, comme pour indiquer que des pistes vers d'autres futurs ouverts et pluriels sont encore ouvertes et praticables. Occasion pour LaSpirale.org de refaire le point sur ce courant de pensée, présent sur nos pages depuis 1999 et notre première interview de Natasha Vita-More, l'une des figures de proue de la branche nord-américaine du transhumanisme.
Diplômé en sciences cognitives, par le biais d'une thèse sur l'analyse du chaos dans les réseaux neuronaux et leur application à un modèle de mémoire par anticipation, Olivier Nerot est également vice-président de l'Association française transhumaniste (AFT) et fondateur de la galerie H+, basée à Lyon sur les pentes de la Croix-Rousse. Un lieu d'exposition et d'expérimentation, consacré à l'innovation culturelle et à la création digitale, bientôt reconverti en « cabinet de curiosités du 21e siècle ».
Propos recueillis par Laurent Courau
Sans aller jusqu'au terme de scission, comme dans toute pensée qui se résume à un terme, il y a en effet plusieurs courants.
L'essor du transhumanisme peut se situer autour des années 90, en Californie, avec les groupes extropiens, menés en particulier par Max More. Le terme « extropien » vient du concept s'opposant à l'entropie, mesure physique du degré de désordre d'un système, et qui augmente inexorablement, selon la seconde loi de la thermodynamique, et mène donc toute structure à sa mort. Il s'agit donc, par la science, de s'opposer à cette dynamique : chimie, nootropes, intelligence artificielle... Voire d'accélérer la singularité : cette transformation extrême et irréversible du vivant, pour passer à une nouvelle ère.
C'est dans ce contexte que les idées d'upload de la conscience, de réparation sans limite du corps, ou de manipulation génétique pour stopper le vieillissement cellulaire sont défendus comme futur possible de l'humanité.
Je participais à l'époque aux forums extropiens, découverts durant ma thèse de sciences cognitive où j'étudiais et simulais des modèles neuronaux chaotiques. Les liens entre naturel et artificiel faisant partie de mon univers de recherche, je suis peu à peu passé d'un enthousiasme pour une pensée scientifique aussi radicale, à un questionnement face à une forme de rejet du biologique, peu à peu vu comme obsolète.
Cette caricature colle encore au transhumanisme, souvent critiqué comme une forme d'eugénisme technologique à tout prix, réservé à l'élite. C'est là que se positionne le transhumanisme dit « à la française », porté par l'AFT : accompagner ces révolutions technologiques inévitables, vues comme la continuité de l'histoire du vivant, avec une dimension humaniste et sociale. Conserver la continuité de la fibre humaine, sans mettre de côté ceux qui n'y auraient pas accès. Nous militons donc pour une science ouverte, les débats sociétaux, ou l'éducation pour tous, afin de dépasser les peurs qui voudraient figer l'humain dans son évolution.
De plus en plus, nous constatons que la peur pour le changement est souvent le premier frein, oubliant l'apport des changements radicaux déjà réalisés dans toute l'histoire de l'univers : de l'apparition de la vie, à celle du langage, des sociétés, de nos technologies... Le transhumanisme que nous développons inscrit donc notre futur technologique dans la continuité de cette évolution, et nous essayons d'ouvrir un territoire de pensée où les travers humains ne transformeront pas notre futur en catastrophe.
La première interview de Natasha Vita-More sur LaSpirale.org date de 1999. Quelle fut l'évolution du transhumanisme au cours des quinze ou vingt dernières années ?
Il y a à mon avis deux évolutions fondamentales, qui vont dans le bon sens.
Tout d'abord notre société est de plus en plus imprégnée de technologie, et peut en mesurer l'apport : réparation du vivant et combat contre la maladie, essor d'une robotique utile qui s'inspire du vivant, intelligence artificielle de plus en plus naturelle. L'humain pratique de plus en plus la technologie, qui diffuse dans le monde, et les peurs rétrogrades s'amenuisent. La technologie qui nous entoure devient de plus en plus « naturelle ».
La seconde évolution porte sur la diffusion plus large de la pensée transhumaniste, au travers des jeux, des séries et de reportages. Même si la conclusion est souvent dystopique, elle ouvre au débat, et nous permet de rappeler l'apport technologique pour chacun, et les espoirs que nous pouvons avoir. Durant ces années, nous avons parallèlement assisté à l'essor de Google, qui illustre parfaitement ces deux axes : l'apport de technologies nouvelles, pour la plupart accessibles à tous, et l'affichage d'une pensé transhumaniste, portée par ses deux fondateurs.
Aujourd'hui, plusieurs sociétés portent des technologies de culture transhumaniste, et rendent concrètes leur application : voitures autonomes, robotique médicale, voyages dans l'espace...
D'une certaine façon, pour reprendre une expression transhumaniste, le futur est (un peu plus) maintenant !
Que penses-tu du rôle et des prises de position de Ray Kurzweil, personnalité aussi intrigante que clivante ?
Kurzweil est un communiquant : il porte et incarne aujourd'hui l'axe transhumaniste de Google, en ayant pris la direction de ses X-Labs. Il doit donc travailler sur deux priorités: imaginer les technologies du futur, et les faire accepter. Il représente cette première pensée transhumaniste que nous évoquions, et en ce sens, il part au front, et teste les réactions du public par quelques postures et annonces fortes : la singularité en 2045, comment construire une intelligence, l'immortalité humaine...
Ray Kurzweil © DR
Je ne prends donc pas pour vérité les annonces de Ray Kurzweil, mais les vois plus comme des indices de ce qui se prépare.
De façon assez stratégique, cette approche mesure à quel degré le monde est prêt à s'imprégner du futur en préparation. C'est ainsi que l'on a pu voir l'abandon des Google Glasses, ou la revente de Boston Dynamics, les deux pouvant provoquer un rejet des technologies qu'ils portaient. Il y a une grande vigilance à faire accepter le futur qui se prépare, et en ce sens, je suis très curieux de voir la communication et les réalisations que Google prépare dans le domaine de la santé, où de véritables ruptures sont probables, par une médecine systémique, globale et préventive (cumuler deep learning, ordinateur quantique, mesures physiologiques temps réel, et blockchain pour le stockage anonymisé, ouvre des progrès médicaux radicaux). C'est un sujet sensible, qui doit éviter l'écueil du contrôle et de l'hyper surveillance, tout en abordant le domaine le plus privé qui soit : nos propres vies.
Peux-tu nous présenter l'Association Française Transhumaniste, dont tu fais partie ? Ses missions, son fonctionnement et ses buts ?
L'AFT se qualifie de techno progressiste afin de marquer sa différence avec une pensée transhumaniste qui négligerait son impact social et la nécessité d'un progrès pour tous. Elle a été co-fondée par Marc Roux en 2009, qui la dirige depuis. Son nombre d'adhérent reste modeste (quelques dizaines de cotisants très actifs), mais sa diffusion devient de plus en plus large, via ses publications régulières sur son site (http://transhumanistes.com) et différentes revues (H+ Magazine par exemple), et elle est suivie régulièrement par un lectorat grandissant. L'équipe de l'AFT réalise régulièrement des conférences, visibles pour la plupart sur notre chaine youtube, sur les thèmes principaux du transhumanisme : allongement de la vie en bonne santé, rapport au cybord, intelligence artificielle, singularité... Nous avons aussi organisé le principal évènement international Transvision à Paris en 2014, qui a réuni de nombreux représentants transhumanistes internationaux, ouvrant le débat autour de certains sujets (par exemple sur le thème de l'implant cochléaire, qui illustre les problématiques et réticences possibles autour de l'appareillage du corps, en invitant des opposants pour en débattre, et illustrer que l'évolution humaine est multiple et doit toujours être un choix individuel).
Cette posture me semble pertinente, et nous permet de nous confronter aux concepts fondamentaux du transhumanisme, par exemple que signifie « améliorer » ? On entend souvent que la manipulation génétique est dangereuse, permettant la sélection de ses enfants ; pourtant le même principe est appliqué, naturellement, lorsque l'on est attiré par la beauté... la nature fait déjà son oeuvre de sélection. Si cette technologie est utilisée pour 'améliorer' sa descendance, il faut le voir comme une dynamique déjà ancrée en nous...
Il faut donc éduquer autour du pouvoir qu'offre la technologie, et sortir simultanément des principes de compétition, de recherche de puissance, présents en l'humain.
C'est à cette interface que se situe la démarche de l'AFT : faire connaitre et comprendre notre futur technologique, pour co-évoluer avec les révolutions qui se préparent, et espérons le, nous ouvrir à plus de sagesse, appliquant la magie technologique au bienfait humain.
Comment en es-tu venu, toi-même, à t'intéresser au transhumanisme ? Quel fut le déclencheur ? Et nous éclairer sur le rôle que tu entends jouer dans ce courant de pensée ?
J'ai l'impression d'avoir toujours été transhumaniste, fusionnant avec la machine dès mes 12 ans en codant en assembleur sur l'un des premiers ordinateur. Je connaissais par coeur les codes des instructions, et codait directement en mémoire... Sentiment quasi mystique de faire corps avec la machine, et d'y trouver donc un espace d'humanité, découvrant simultanément l'essor d'une musique électronique expérimentale d'un Front 242 et de Fad Gadget, le choc d'un Blade Runner ou de 2001. Peu après, je découvrais la pensée de Gödel, qui prouvait mathématiquement l'incapacité à tout formaliser, me rassurant par la découverte d'une pensée plus systémique, par la cybernétique de Wiener. Cela m'a rapidement plongé dans l'idée que le désir de formalisation humaine était vaine, et qu'il fallait s'orienter vers une pensée plus ouverte, plus complexe, où les frontières entre naturel et artificiel s'estompent.
Blade Runner (1982) - © WarnerBros
La cold wave de l'époque portait mes états d'âme, par une émotion synthétique, avec une affinité cyberpunk : « No future », non pas dans le sens d'une fin du monde, mais du refus du futur normatif qu'on me proposait, à la recherche de tous les futurs possibles, excepté celui qui n'était que le prolongement raisonnable de notre passé. C'est ce qui m'anime encore aujourd'hui, dans ma démarche transhumaniste : imaginer un futur déraisonnable et enthousiasmant.
Ce furent là des expériences qui ont forgé ma pensée : j'étais fasciné par le trouble que procure Hal, la poésie d'un cyborg sous la pluie, et l'émotion froide de Kraftwerk. Cela a construit ma pensée autour de ce rapport entre naturel et artificiel, et des croisements possibles, m'extirpant d'une formation d'ingénieux ingénieur par un doctorat en sciences cognitives, pour étudier le chaos neuronal pour poser les bases d'un modèle de mémoire artificielle biologiquement plausible. Autant dire qu'en découvrant le transhumanisme, cet univers m'est apparu comme naturel, et que les échanges dans les groupies extropiens me passionnaient, d'autant plus flatté que j'avais l'occasion d'échanger avec Marvin Minsky ! Mon premier contact avec cette pensée fut donc enthousiaste, pouvant échanger avec des personnes de même culture, imaginant ensemble un futur pas éloigné de ce que nous vivons aujourd'hui...
Mais certains concepts me semblaient dissonants, voire incohérents ou choquants : fantasme de cyborgisation du corps, surenchères expérimentales sur les prises extrêmes de nootropes, cités spatiales pour s'isoler, cryogénisation, upload de conscience.
Certaines postures s'isolaient dans un rejet de l'humain biologique, jusqu'au paradoxe (la possibilité d'un upload de conscience revient à accepter une forme de dualisme, contraire au matérialisme nécessaire à l'étude de la conscience comme objet...).
Cela provoquait des débats stériles entre fantasme et recherche, et des crises de posture, qui m'ont peu à peu éloigné de cet univers. Je devais de plus finir ma thèse, qui m'ouvrait à ma propre pensée, dérivant peu à peu de la bio-informatique à une forme de philosophie, abordant les notions de mémoire, d'autonomie ou de liberté, issue de mes expériences sur le chaos neuronal. Tout semblait lié : liberté, chaos, entropie, mémoire ; et le vivant apparait comme la propriété d'un système à maintenir sa structure, comme l'attracteur étrange d'une dynamique chaotique, qui réussit à concilier sensibilité et robustesse.
C'est l'évolution de cette pensée qui m'a ramené au transhumanisme dans sa nouvelle forme : réussir à faire entendre que le vivant en général, et l'humain en particulier, font partie d'une dynamique beaucoup plus large, et que son histoire est loin d'être finie.
Parmi tes diverses casquettes, tu opères à Lyon la galerie H+, consacrée à l'innovation culturelle et à la création digitale. Qui sont les artistes exposés et quel type d'oeuvres y sont présentées ?
J'ai ouvert cet espace comme une zone d'expérimentation, pour présenter au public que la technologie peut être sensible, pour décloisonner aussi l'idée que l'on se fait de l'art, qui à mon sens n'est pas un objet, mais une démarche : donner plus à voir, à sentir, que l'objet présenté. D'une certaine façon, partager l'émotion que j'ai pu avoir avec l'innovation technologique : beauté d'un code, sensibilité d'un robot, fragilité d'une électronique. Il existe dans l'art digital une expérimentation fabuleuse, source d'émotion réelle, qui fait oublier même le support « artificiel ». Cela me semble une évolution naturelle : en son temps, un pigment, une huile, une acrylique étaient aussi des évolutions technologiques ! Il faut donc faire évoluer le regard, et dépasser l'idée que l'artificiel serait froid, bien séparé de l'émotion du vivant. C'est en ce sens aussi que j'ai réalisé des conférences sur 'Émotions et Machines'.
Parmi quelques expositions, j'ai ainsi présenté le travail de Fabien Zocco, qui réussit la prouesse de développer dans ses oeuvres une sensibilité extrême par des moyens technologiques minimalistes. Il privilégie le sens à l'effet. Récupérer par exemple les bas morceaux d'ordinateurs pour en faire une rivière de ventilateurs dont le bruit rappelle la sensation naturelle du ruisseau, d'une poésie totale. Ou faire entendre par un simple casque la voix des machines qui chuchotent autour de nous leurs messages wifi. À chaque fois, mon plaisir était de voir la sensibilité du visiteur stimulée par un artifice technique, sobre, efficace, intelligent ; illustrant que l'art, la sensibilité dépasse la nature du support, et que la technologie est source d'émotion.
Il y a eu aussi Spectre (que j'avais rencontré durant leur collaboration à la performance de Lukas Zpira à la Demeure du Chaos), dont le travail est diversifié et expérimental, concevant un tableau qui appelle le regard (Guarda Mi) et se retourne quand on l'approche, comme un symbole de la démarche artistique qui demande un regard jamais suffisant.
Ils avaient conçu aussi une machine qui souffre, qui nous a perturbé en deux temps. Cela devait être au départ une sphère transparente, au coeur battant, qui se dissimule par diffusion de sang quand on l'approche... Promesse esthétique intelligente. J'ai reçu à la place une pauvre carte électronique avec deux fils, une diode erratique, le tout mal protégé par un bandage. Déçu, je ne l'ai pas exposée, jusqu'à ce que, me demandant à la voir, les gens soupiraient « La pauvre... », en la voyant clignoter sans raison au fond de son tiroir... Pari réussi : la souffrance ne peut pas être qu'un simulacre esthétique ! Cette petite machine a su l'imposer.
J'ai aussi eu le plaisir de présenter Scenocosme, dont la démarche fusionne la technologie à la poésie de la nature : plantes affectives qui vous poursuivent et chantent, planches qui résonnent au contact de la main. Ils travaillent sur le lien naturel qui relie ces univers, humains, technologies et spirituels, avec une grande sincérité et une vraie intelligence. C'était un plaisir de voir le public se demander pourquoi la plante semble l'apprécier, ou non, et chercher le mode de communication le plus adapté, sensibilisé par le fait même que la plante était accrochée dans un coin, par une chaîne... Prisonnière de trop d'affection ?
Paul, le robot-artiste - © Patrick Tresset
Paul le robot, de Patrick Tresset, fut aussi un moment remarquable. Patrick travaille depuis plus de dix ans à concevoir un robot artiste, à lui transmettre sa propre sensibilité, faisant vivre au public une expérience empathique rare. Durant près d'une demie heure, le modèle doit poser, regardé par une webcam mobile dont le regard passe de la feuille au modèle, le bras ne pouvant dessiner que sous le contrôle de l'oeil. Cette installation donne une intensité réelle au regard, et l'expérience est intense, d'autant plus que l'on voit peu à peu l'oeuvre se faire, inégale, sensible, fragilisée par les petits hasards robotiques. La sobriété et la sensibilité de cette performance est remarquable, et le public en sortait souvent troublé, avec parfois même des sourires, voire des rires complices partagés avec le robot !
J'ai aussi eu l'honneur d'accueillir Cécile Babiole, avec deux oeuvres : Bzzz! Sa sculpture sonore, troublante car elle donne forme à l'immatérialité sonore, par 48 hauts parleurs émettant des phases pures créées par de simples cartes Arduino. En se promenant dans l'oeuvre, on sens le son faire matière, ouvrant nos sens et notre imaginaire. Imaginaire stimulé par la seconde oeuvre, Je ne dois pas copier, qui est une impression 3D de cette phrase, dont chaque lettre est scannée, puis copiée, puis scannée, laissant le bruit fondre la phrase. Mise en abîme de cette machine qui se révolte à l'interdiction de copier, sa fonction même, et se réapproprie une forme de créativité.
Aujourd'hui, je suis en train de repenser cet espace, car j'ai dû constater qu'il m'est difficile de concilier ma vie professionnelle et la galerie, créée pour le plaisir. L'expérimentation aura été riche, et je pense la continuer en imaginant une forme de « cabinet de curiosités du futur ». Plutôt que de penser exposition, pas toujours facile à préparer, l'idée est d'accumuler et présenter ces objets qui construisent notre futur, avec les mêmes critères de sensibilité décloisonnant les frontières entre naturel et artificiel. Je suis en train de rassembler les artistes et oeuvres qui pourraient être présentées, et ce projet reste ouvert à toute proposition et collaboration.
Quels sont, selon toi, les axes de travail à privilégier pour aider nos sociétés dans leurs « métamorphoses, le changement radical des pratiques et des mentalités », que tu appelles de tes voeux ?
Merci pour cette question ! Tu as su déceler la dynamique qui dépasse la simple posture transhumaniste. La notion de métamorphose, étudiée par Edgar Morin, père de la pensée complexe, est en effet le point commun entre les sujets évoqués ici.
Humilité
Le premier d'entre eux me semble être l'humilité. Cela peut surprendre venu d'une pensée transhumaniste, souvent perçue comme prétentieuse, nourrie d'un désir fantasmé d'amélioration. Et pourtant, à contrario, quoi de plus prétentieux que de considérer que l'humain serait à l"apogée de son évolution biologique et spirituelle, intouchable et exceptionnellement spécifique ! Toutes les croyances humaines ayant défendu ce principe tombent peu à peu, jusqu'aux Dieux qu'il a du s'inventer dans ce but.
Si je considère que la machine peut évoluer à un niveau de complexité similaire au vivant, c'est justement que je ne vois pas de frontière entre naturel et artificiel : il y aurait une forme de continuum, illustré par notre complexité à définir le vivant et par exemple la découverte de macro-virus, d'intelligences artificielles créatives ou de robots autonomes... La science aborde aujourd'hui ce thème, et la théorie de l'information intégrée de Giulio Tononi et Christof Koch, par exemple, pose les bases d'une continuité de la conscience, comme propriété même de la matière ! Cette humilité nous permettrait de comprendre que nous sommes dans le flux de l'histoire de l'univers, dont le potentiel nous dépasse. Rappelons nous que tout cela a commencé par quelques particules, assemblées en atomes, puis en molécules, puis en cellules. Qui se sont assemblées en organismes, évoluant pour maintenir leur structure, et développant peu à peu la conscience, le langage, les sociétés. Il n'y a aucune raison que ce mécanisme s'arrête, ou soit sous notre contrôle, comme a pu l'aborder la spiritualité de Teilhard de Chardin.
Cela ferait tomber bien des certitudes et des prétentions sur notre désir politisé à contrôler le monde. Cela se fera peut être lors de notre confrontation à une intelligence artificielle forte, qui nous troublera, et nous forcera à accepter que l'intelligence, la conscience peut être, ne sont plus une spécificité humaine. Comme cela fut le cas en devant admettre que les indiens ou les esclaves pouvaient eux aussi posséder une âme.... Ou qu'un cyborg peut développer plus de poésie et de désir de vivre que son bourreau humain, comme dans Blade Runner.
Curiosité
Le second axe à privilégier, qui en découle, sera à mon sens la curiosité. C'est aussi une façon de sortir de ses certitudes, d'humilité face à la pensée différente, à l'autre. Cette curiosité devrait être une caractéristique fondamentale de l'humain, qui cherche à savoir, à comprendre, à apprendre, à s'enrichir de la différence de l'autre, vu comme individualité spécifique. Elle est encore malheureusement peu stimulée dans notre éducation normative (la curiosité est un vilain défaut), qui ne récompense que le résultat, et non pas la démarche.
© Adelin Schweitzer
J'avais par exemple dans ma galerie une machine à couper les doigts, d'Adelin Schweitzer qui avait créé des machines qui se rebellent, comme de nouveaux esclaves. Cette machine est composée d'une guillotine descendant lentement lorsqu'on pose sa main dessous, et l'expérience consistait à vivre cette attente, à donner de soi pour comprendre, ressentir. J'ai peu à peu vu cette oeuvre comme un « testeur d'humain » : il y avait ceux qui n'y voyaient qu'une machine inutile et repartaient vite à leurs priorités, et d'autres en confiance, irrésistiblement attirés par l'expérience, par le plaisir absolu de savoir. Ces derniers construisent le futur, car ils se donnent pour savoir, sans recherche d'utilité ou de bénéfice court terme !
Lorsqu'il n'y a plus de curiosité, il n'y a plus que des certitudes, sources des pires postures, qui finissent pas imposer leur croyance figée par la morale et la force. C'est ce monde que je combats, comme un enfant rebelle et curieux.
Humilité et curiosité stimulent le dernier axe qui me semble souhaitable : la complexité. Tout vouloir simplifier, c'est imposer ses certitudes, non confrontées à l'expérience, nourrie de curiosité. À vouloir ranger le monde, on le détruit car on fige ses frontières ; à vouloir éviter toute tension, on prépare les crises (comme l'illustre la loi en 1/f des systèmes critiques auto-organisés) ; à vouloir contrôler et centraliser, on fabrique des puissants qui abusent de l'ordre du monde. Bref, sans complexité, toutes les prétentions humaines se développent, jusqu'aux crises et aux guerres, qui ne sont au final que la petite comptabilité humaine d'un suicide collectif, nourri de l'énergie d'un déséquilibre que nous avons nourri de nos prétentions et certitudes.
Complexité
Ces trois axes forment la base d'une pensée dite complexe, systémique, où l'on ne cherche plus à ordonner le monde, mais à le voir comme un tissage de relations en mouvement (cum plexus signifie « tissé ensemble ») . Détruire l'idée que la cause est unique, simple, qu'il suffit de contrôler pour simplifier notre avenir. Et pour cela, il faudra repenser tout notre système : éducation, travail, monnaie, politique... Le travail est long, et passera probablement par une crise systémique, par l'auto-destruction d'un modèle qui se sera trop obstiné, imposant sa raison. Il y a heureusement parallèlement beaucoup d'expériences locales qui préparent cet avenir, et forme de le terreau d'une nouvelle civilisation : open society, théorie des communs, p2p, crypto-monnaies. Ces expérimentations me semble être corrélées à cette pensée transhumaniste nouvelle, sous un jour plus politique ; par exemple, certains imaginent que la robotique peut créer une rentabilité suffisante pour la création d'un dividende universel, où la notion de travail monolithique est repensé, l'humain pouvant alors se consacrer à plus de créativité et d'humanité, libéré d'une structure pyramidale de contrôle. Malheureusement le politique actuel a été pensé et désigné pour conserver le monde en l'état, et se retrouve à combattre une dynamique de complexification naturelle, jusqu'à l'obstination qui nourrit les crises géopolitiques en cours. C'est une forme de piège abscons, où l'on ne mesure la valeur des choses que par les efforts qui ont été réalisés : culte de l'effort, qui oublie la légèreté du désir, sans finalité.
Là encore, on retrouve la peur d'un futur inconnu, qu'il nous faut rassurer, afin d'accompagner l'humain vers une nouvelle ère. C'est l'apport que je vois dans le transhumanisme, dans sa dimension culturelle et éthique, plus que technologique, car le progrès est multiple et peut aussi bien être un renouveau écologique, peu importe.
Comme l'exprimait Henri Laborit : « L'ordre ne peut naître que du désordre, car seul le désordre permet les association nouvelles ». Et ce désordre créatif, productif, source de vie et d'avenir, est stimulé par notre humilité, curiosité, et complexité. Il faut donc les développer pour continuer à découvrir le sens de l'univers. « L'homme pense, donc je suis », dit l'univers. Paul Valéry exprimait là l'idée de notre privilège, notre petit rôle si fondamental dans l'aventure du vivant.
Et s'autoriser à s'émerveiller devant le futur qui se propose à nous, où naturel et artificiel co-évoluent, où la conscience continue à diffuser et se complexifier, où nos peurs primaires sont rassurées, où l'humain s'ouvre au potentiel infini qui se présente à lui, qu'il soit nommé transhumaniste ou non, peu importe le terme, finalement.
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