STÉPHANE FRANÇOIS « UN FANTASME HISTORIQUE : L'OCCULTISME NAZI »
Enregistrement : 15/07/2019
Mise en ligne : 15/07/2019
Depuis la parution dudit livre en 1960, la question de l’existence d’un occultisme (1) nazi, est devenue une sorte de serpent de mer qui revient de manière récurrente dans des publications sensationnalistes, mais également dans celles touchant le grand public. Malgré un milieu fécond en nombre d’écrits et d’émissions télévisées depuis les années 1960, peu de chercheurs français ont tenté d’analyser ces discours et les visions du monde qui les sous-tendent, au contraire d’historiens allemands, autrichiens ou anglo-saxons : ainsi, par exemple, George Mosse, Karl Dietrich Bracher, Hans Mommsen, Hans Thomas Hakl, Nicholas Goodrick-Clarke ou Jocelyn Godwin l’ont abordé.
De fait, les universitaires français sont rebutés par la nature sulfureuse de ces thématiques. Ils le sont aussi par l’angoisse d’être confondus avec les auteurs d’ouvrages pseudo-scientifiques très friands d’« occultisme nazi ». Enfin, ils ne le considèrent pas cette question comme un sujet digne d’intérêt. Nous proposons au lecteur de La Spirale de la démystifier.
Un article de Stéphane François.
(1) Dans le langage courant, le mot « occulte » et ses dérivés renvoient à ce qui est caché, masqué, un sens qui « colle » bien au nazisme, ce dernier restant, pour beaucoup, incompréhensible au sens propre du terme. Il existerait donc du national-socialisme une lecture autre qu’historique, cachée, volontairement ou non, par l’histoire officielle. Cette relecture occultiste donnerait les clés de la politique irrationnelle et exterminatrice du régime hitlérien. Cependant, le mot « occulte » et ses dérivés renvoient à une culture à la fois religieuse et populaire : l’occultisme fait non seulement référence à une histoire, ou à une politique, qui serait cachée, mais aussi à une série de pratiques sociologiques (la création de « sociétés secrètes » et l’inscription de celles-ci dans une filiation continue) et de pratiques magiques, de contact avec des entités supranaturelles et de rites initiatiques. Au vu de cette définition, nous utiliserons donc dans ce texte le terme « occultisme » plutôt que celui d’« ésotérisme ».
Hellboy de Mike Mignola © Dark Horse Comics
QUE SAVONS-NOUS RÉELLEMENT DES RAPPORTS ENTRE LE NAZISME ET L’OCCULTE ?
Certains responsables du parti nazi furent des adeptes des théories occultes. Hitler, lors de son séjour viennois, lut la revue d’un occultiste raciologue Autrichien, Jörg Lanz von Liebenfels, Ostara. Selon George Mosse, Hitler se passionna jusqu’à la fin de sa vie pour ce qu’il appelait les « sciences secrètes » :
« Les idées mystiques et occultes influencèrent la vision du monde du national-socialisme à ses débuts et en particulier celle d’Adolf Hitler qui crut, jusqu’à la fin de sa vie, dans les “sciences secrètes” et les forces occultes. Il est important d’éclairer cet aspect de l’idéologie nazie, car ce mysticisme était au centre de l’irrationalisme du mouvement et surtout de la Weltanschauung (ndlr : « vision du monde ») de son chef. » (2)
Dietrich Eckart, celui qui crut en premier dans le talent d’Hitler et qui l’incita à devenir un tribun, était une figure völkisch de Munich qui élabora un racisme emprunt d’occultisme et de mysticisme. Selon Eckart, les Juifs refuseraient l’immortalité de l’âme et limiteraient de ce fait leurs pensées au matérialisme et à l’existence terrestre, cherchant à dé-spiritualiser le monde. Le judaïsme serait un mal nécessaire, un contrepoids à l’idéalisme gnostique des Aryens. Il développa en outre un racisme manichéen : Dieu vs Satan, Bien vs Mal, Aryens vs Juifs, qui fut largement repris par les nazis. Cette action néfaste du judaïsme se manifesterait selon lui au travers de l’idée d’un complot judéo-maçonnique mondial. Cette thèse fut également développée dans Le Bolchevisme de Moïse à Lénine. Dialogue entre Hitler et moi, paru de façon posthume en 1924 (3) et qui reprit le catéchisme antisémite classique de la Russie de la fin du XIXe siècle. Eckart, outre Hitler, influença des nazis aussi différents qu’Alfred Rosenberg ou Rudolf Hess.
Dietrich Eckart, ein deutscher Dichter und der Vorkämpfer der Völkischen Bewegung de von Albert Reich © Taschenbuch (1933)
Certains nazis de premier plan comme Rudolf Hess et Heinrich Himmler se sont également passionnés pour l’occultisme sous ses différents aspects et pour sa variante raciste, la pensée völkische (4) d’où est issu le parti nazi. À l’opposé, il y avait des cadres nazis qui n’avaient aucun intérêt pour l’occultisme, voire qui le brocardaient. Ce fut le cas de Goebbels, de Göring, de Speer, de Bormann ou de Rosenberg. Ce dernier, adversaire de Himmler au sein du parti, se moquait de ses lubies et affirmait ouvertement que « Wotan (ndlr : Odin) est mort » (5). Toutefois, Hitler se moquait lui aussi ouvertement des « lubies » des völkischen, en particulier dans Mein Kampf, ainsi que de celles de Hess et de Himmler.
Rudolf Hess, le numéro deux du régime nazi, a surpris et intrigué les chercheurs par son goût pour l’occultisme, l’astrologie, les médecines douces, le végétarisme, etc. ainsi que par son intérêt pour les théories de Rudolf Steiner, le fondateur de l’anthroposophie. En ce sens, il peut être considéré comme l’un des précurseurs de la mode « alternative » des années 1960. Il continua de pratiquer ces lubies durant son emprisonnement à Spandau, la fameuse prison de Berlin. Il est, avec Himmler, le plus connu des nazis du premier cercle à s’intéresser aux théories occultistes. C’est à la suite de son départ pour l’Écosse en mai 1941, que la Gestapo de Himmler « orchestra, selon Peter Longerich, une action dans tout le Reich contre les astrologues, clairvoyants, magnétiseurs, spirites et représentants des arts occultes que Hess fréquentait. On voulait ainsi prouver que Hess avait tout simplement été ensorcelé ». Toutefois, « Pour Himmler, l’affaire n’était pas tout à fait sans danger, puisque se trouvaient aussi menacés des cercles dont lui-même se sentait proche, comme les partisans de l’agriculture biodynamique ou les tenants de la théorie de la glace éternelle. Cela ne fit que le conforter dans opinion qu’il valait mieux qu’il poursuive ses intérêts pour l’occulte “sous le manteau”. » (6)
En effet, Himmler s’est passionné pour la mystique du sang, les runes, le néopaganisme, la pensée alternative, les symboles religieux, la réincarnation, l’Atlantide, etc. Comme ses « lubies » exaspéraient de plus en plus le Führer, il dut, à partir de 1938/1939, les continuer discrètement dans le cadre de l’Ahnenerbe (« Institut Héritage des ancêtres » ou l’« Institut de la Recherche ancestrale » – les traductions varient). (7) Himmler nomma à des grades élevés de la SS de nombreux pionniers des idées völkische de la période munichoise. De fait, Himmler tenta de bricoler (verbe à prendre au sens donné par Claude Lévi-Strauss) une religion « néo-germanique » pour ses SS. Cette religion bricolée, cette foi germanique se retrouva après-guerre chez certains SS. Si occultisme il y a, c’est donc surtout dans la SS (même s’il y eut des SS hermétiques aux thèses occultistes de leur chef, en particulier chez ceux issus du monde universitaire) qu’il faut donc le chercher, plus que dans le nazisme à proprement parlé.
Toutefois, il faut garder à l’esprit que, contrairement à une idée très largement diffusée dans les médias populaires, le nazisme est loin d’avoir été un mouvement occultiste : en dépit des tentatives de démonstrations des partisans ou des détracteurs de l’« occultisme nazi », le nazisme ne fut pas un mouvement occulte. Les nazis étant le produit de leur époque, très sensible à l’occultisme, leur intérêt pour celui-ci, en particulier pour sa variante raciste, apparaît donc moins comme un facteur d’influence que comme un symptôme précurseur du nazisme. La principale caractéristique du nazisme est sa volonté rationalisée d’extermination des Juifs et des Tziganes d’Europe, ainsi qu’un antisémitisme métaphysique élaboré jusqu’à devenir une vision du monde. Ainsi, Johann Chapoutot écrit d’ailleurs à ce sujet : « Le racisme est en effet érigé par le Parti, puis par l’État nationaux-socialistes, au rang d’“heuristique” universelle. Jamais le terme de vision du monde (Weltanchauung) n’a été plus adéquat ». (8)
Parmi les points récurrents, voire omniprésents dans tout texte sur l’occultisme nazi, il y a la supposée filiation entre la célèbre Société Thulé (Thule-Gesellschaft) et la naissance du parti nazi, qui se retrouve notamment dans les travaux de Maser, de Fest et de Toland. Cette société a été très étudiée dans le monde anglophone et germanophone, mais ces travaux ont peu été vulgarisés en France. Contrairement à une idée largement diffusée, ce n’était pas une société secrète aux pouvoirs étendus qui avait pour objectif la création d’une nouvelle Allemagne, païenne et aryenne, mais seulement un groupuscule politico-culturel d’extrême droite de Munich, fondé en novembre 1918 par Rudolf Von Sebottendorff (pseudonyme d’Adam Alfred Rudolf Glauer, 1875 - ?).
Ce dernier était un aventurier franc-maçon, qui aurait été adopté par le baron Heinrich Von Sebottendorff. En 1911, il prit la nationalité turque. Militant nationaliste, il évolua dans la faune nationaliste et raciste de la défaite du IIe Reich. Cette société professait une idéologie raciste, nationaliste, anticommuniste, antirépublicaine et antisémite. Elle était l’émanation bavaroise, la loge munichoise, d’une autre structure plus importante, du même type, l’Ordre germanique racial (Völkischer Germanenorden), fondée à Berlin en 1912, lui-même issu du Reichshammerbund, fondé également la même année par le vieux militant raciste Theodor Fritsch, qui cherchait à unifier la mouvance völkische. (9) Ses membres ont été estimés à 250.
Elle organisait des conférences sur la politique et l’occultisme racial. Il ne s’agissait donc en rien d’un groupe occulte, mais simplement de l’une de ces innombrables sociétés racistes qui se multiplièrent en Allemagne après la défaite : elle participa d’ailleurs à l’agitation nationaliste et prit une part active à des complots cherchant à renverser la République des Conseils de Munich, en particulier en 1919. Cette année-là, une vingtaine de membres furent arrêtés et sept furent exécutés avant la chute de cette République.
Ensuite, elle redevint l’une des multiples structures völkische de cette période et déclina. Sebottendorff quitta la Bavière en 1919, séjourna en Suisse, puis retourna en Turquie. À partir de ce moment, il ne joua plus aucun rôle politique et sa vie fut partagée entre l’écriture de textes occultistes et astrologiques et des voyages, notamment aux États-Unis et en Amérique centrale. Il tenta de revenir en Allemagne en 1933 après le succès électoral des nazis, mais il fut expulsé vers la Turquie en 1934. Une légende tenace affirme qu’il se jeta dans le Bosphore en apprenant la défaite de l’Allemagne nazie. Il n’en est rien : il fut retourné par les services britannique et vécut jusqu’à sa mort dans les années 1950 en Égypte.
L’autre question récurrente porte sur le rôle de la Société Thulé dans la naissance du nazisme. Ce point est peu sûr. Ainsi, il est loin d’être avéré qu’Hitler fréquenta la Société Thulé, et s’il le fit, elle n’aurait eu pour lui qu’une importance anecdotique. Il suffit, pour s’en convaincre, de chercher le nombre d’occurrences à cette société dans les travaux universitaires sur les origines du national-socialisme et sur la genèse de Mein Kampf. En outre, si la Société Thulé n’avait pas existé, Hitler se serait acoquiné avec d’autres structures ou militants de la mouvance nationaliste munichoise, et cela n’eût pas changé grand-chose au cours de l’histoire. De plus, les différentes listes de nazis ayant fréquenté ou qui furent membres de la Société Thulé sont peu fiables et contradictoires. Cependant, les noms de hiérarques nazis qui reviennent le plus régulièrement sont Gottfried Feder, Hans Frank, Rudolf Hess et Alfred Rosenberg, soit 4 sur les 250 membres de la Société, 5 si nous tenons compte de Dietrich Eckart. Enfin, seules quelques autres personnes, dont l’appartenance à la première est, quant à elle, avérée ont fait une carrière au sein du parti nazi : Karl Fiehler, futur maire de Munich, ainsi que les députés Hans Bunge et Otto Engelbrecht. Les anciens membres de la Société Thulé n’ont donc joué aucun rôle prépondérant dans le mouvement nazi.
Il est par contre important de rappeler que le journal du parti nazi, le Völkischer Beobachter, un journal qui existait depuis 1887 sous le nom de Münchener Beobachter, fut acheté par la Société Thulé (10) et revendu ensuite au Deutsch Arbeit Partei (DAP ou « parti des travailleurs allemands »), l’ancêtre du parti nazi, fondé en 1919 par Karl Harrer, également patronné par la Société. Les bureaux de ce journal se trouvèrent, dans un premier temps, au siège de la Société Thulé.
(2) George Mosse, La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, tr. Jean-François Sené, Paris, Seuil, 2003, p. 159.
(3) Toutefois, selon Gilbert Merlio, l’authenticité de ce pamphlet serait sujette à caution. Gilbert Merlio,
« Eckart Johann Dietrich, 1868-1923 », in Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, Puf, 2013, p. 532.
(4) Ce courant est une forme de racialisme plus ou moins néopaïen présent en Allemagne et en Autriche durant la seconde moitié du XIXe siècle. Le terme « völkisch », réputé intraduisible en français, l’est souvent par « raciste ». La racine « Volk » signifie « peuple », mais son sens va au-delà de celui de « populaire », dans une acception foncièrement ethnique. Selon Christian Ingrao, la meilleure traduction serait « ethnonationalisme ». Il peut être compris comme nostalgie folklorique et raciste d’une préhistoire allemande largement mythifiée. Ce courant bigarré puisait ses références dans le romantisme, dans l’occultisme, dans les premières doctrines « alternatives » (médecines douces, naturisme, végétarisme, etc.) et enfin dans les doctrines racistes. La reconstitution d’un passé germanique largement mythique a éloigné les völkisch des religions monothéistes pour tenter de recréer une religion païenne, purement allemande. Toutefois, de nombreux Völkischen restent des chrétiens croyants. Enfin, il existe des völkischen « politiques » n’ayant que faire des spéculations religieuses ou spirituelles. Ce mouvement est une nébuleuse d’organisations tenantes d’un nationalisme biologisé et irrédentiste partageant outre ce nationalisme particulier trois fondements pratiquement invariables : 1/ un antisémitisme presque unanime ; 2/ un projet de révolution élitaire renversant la République de Weimar ; 3/ la mise en place d’une politique révisionniste de restauration politique et impériale. Voir Hubert Cancik & Uwe Puschner (Hrsg.), Antisemitismus, Paganismus, Völkische Religion, Munich, K. G. Saur, 2004 ; Uwe Puschner, Die Völkische Bewegung im wilhelminischen Kaiserreich, Sprache, Rasse, Religion, Darmstadt, Wissenschafteliche Buchgesellschaft, 2001. Nous renvoyons aussi le lecteur vers l’étude de Sabine Doering-Manteuffel, L’Occulte. Histoire d’un succès à l’ombre des Lumières. De Gutenberg au World
(5) Alfred Rosenberg, Le Mythe du XXe siècle. Bilan des combats culturels et spirituels de notre temps, tr. Adler von Scholle [pseudonyme de Maurice Martin, un ancien SS français qui utilisait également le pseudonyme de Robert Dun], Paris, Avalon, 1986, p. 195.
(6) Peter Longerich, Himmler. L’éclosion quotidienne d’un monstre ordinaire, tr. Raymond Clarinard, Paris, Héloïse d’Ormesson, 2010, p. 505.
(7) L’Ahnenerbe Institut est l’institut de recherche de la SS, fondé en 1935 par un archéologue en marge du monde scientifique, Hermann Wirth. D’abord indépendant, l’institut passa sous le contrôle de Himmler.
L’Ahnenerbe Institut se chargeait des fouilles archéologiques, d’études sur les mythologies nordiques, mais aussi des trop célèbres expériences « médicales », notamment celle de Joseph Mengele. Sur l’Ahnenerbe, voir Michael Kater, Das Ahnenerbe der SS 1935-1945. Ein Beitrag zur Kulturpolitik des Dritten Reiches, Munich, Oldenbourg Wissenschaftsverlag, 2006.
(8) Johann Chapoutot, « National-socialisme », in Pierre-André Taguieff, Dictionnaire historique et critique du racisme, op. cit., p. 1219. Voir également, Johann Chapoutot, La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2014.
(9) Theodor Fritsch, né en 1852 et décédé en 1933, militant de longue date du nationalisme et de l’antisémitisme, qualifié par Hitler de « vieux maître de l’antisémitisme allemand » a joué un rôle important dans l’élaboration du racisme nazi. Il a, selon Serge Tabary, élevé l’antisémitisme au rang de vision du monde. Il a également développé l’idée que le Christ fut un Aryen. (Serge Tabary, « Fritsch Theodor, 1852-1933 », in Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, op. cit., pp. 700-702) Lors de son décès en 1933, il eut des funérailles nationales et les hommages des plus hauts dignitaires nazis pour l’ensemble de son travail accompli. (Serge Tabary, « Sebottendorff Rudof von 1875-1945 », in Pierre-André Taguieff (dir.),
Dictionnaire, op. cit., p. 1657).
(10) Il semblerait que Sebottendorf l’aie acheté en 1918 pour en faire un outil de propagande. Après les évènements de mai 1919, le même Sebottendorf le sépare des activités de la Société Thulé. Sebottendorf quitte Munich en juillet 1919. À ce moment le journal est en passe de passer sous le contrôle du DAP. En décembre 1919, Hitler le rachète grâce à Dietrich Eckart.
Savitri Devi, née Maximiani Julia Portas (1905-1982)
UN MYTHE ENTRETENU PAR LES MILITANTS D’EXTRÊME DROITE, QUELQUES EXEMPLES
Selon François Delpla, la premier à avoir travaillé sur, et à démystifier, la Société Thulé est Detlev Rose, qu’il présente comme un « essayiste allemand érudit » avec son livre sur la Société Thulé, paru en 1994. Par contre ce que ne sait pas François Delpla, c’est que Detlev Rose est un militant d’extrême droite qui fait paraître son ouvrage chez Grabert. Ses deux autres ouvrages sont parus également chez des éditeurs radicaux allemands (Nation-Europa Verlag et Tyr Verlag) ; tandis que la traduction de son livre sur la Société Thulé est parue en 2016 chez un éditeur nationaliste-révolutionnaire français, Ars Magna.
Un travail de démystification de ce type est très rare dans ce milieu, et il faut le souligner, car le thème de l’« occultisme nazi » a été très entretenu après-guerre par l’extrême droite : d’anciens SS comme les Français Saint-Loup (pseudonyme de Marc Augier), Yves Jeanne et Robert Dun (pseudonyme de Maurice Martin) qui, recrutés sur le tard, furent imprégnés de l’idéologie des dernières années de la guerre, celle où la SS, pour attirer des étrangers, fit l’éloge d’une nouvelle aristocratie européenne païenne. En effet, ces anciens SS ont toujours revendiqué leur « paganisme ». Ainsi, Yves Jeanne a animé dans les années 1970, une revue, Le Devenir européen, dans laquelle il affirmait son paganisme ethniciste et communautaire. Nous le retrouvons aussi chez d’anciens SS Autrichiens, marqués par l’aryosophie (11), comme Wilhelm Landig et Rudolf Mund, tous deux membres, après-guerre, d’une structure mêlant occultisme et racisme, le Cercle de Vienne.
Cependant, le thème du « paganisme nazi » a surtout été diffusé dans les années 1960 par Saint-Loup et par la néonazie française Savitri Devi (pseudonyme de Maximiani Portas). Saint-Loup parla beaucoup de la « quête » occultisto-raciste de la SS dans ses romans et fut celui qui transmit l’héritage « païen » de la SS ainsi que le régionalisme ethniste aux générations militantes de l’après-guerre. Savitri Devi , elle, est une figure hétérodoxe du néonazisme. Française d’origine grecque, elle embrassa les idéaux nationaux-socialistes, païens selon elle, dès les années 1920. Elle partit en Inde au début des années 1930 à la recherche d’un paganisme aryen encore vivant et épousa un nationaliste indien. Ce n’est qu’après la guerre qu’elle fit la propagande d’une religion « aryo-nazie » faisant d’Adolf Hitler un avatar de Vishnu destiné à mettre fin à l’âge de fer, notre époque décadente, et à inaugurer un nouvel Âge d’or.
Interview with Miguel Serrano (1994)
En effet, celle-ci a intégré, dès la fin de la guerre, « de nombreuses notions hindouistes dans une forme hétérodoxe du National Socialisme qui glorifiait la race aryenne et Hitler » . Elle fut rejointe dans les années 1960 par les élucubrations occultisto-nazies du diplomate chilien Miguel Serrano qui n’a jamais caché sa sympathie pour le national-socialisme. Saint-Loup participa aussi activement à la construction de cette légende, et il est l’un des premiers à le faire, en affirmant que trois sous-marins nazis se rendirent en 1945 en Terre de Feu pour y déposer une mystérieuse cargaison avant de faire escale en Argentine. Il était en effet persuadé que les nazis avaient établi des bases secrètes dans cette partie du monde. Alors qu’il était réfugié en Argentine, il mena deux expéditions à la recherche de ces bases. Ce thème sera repris ensuite par toute une série d’auteurs évoluant aux marges de l’extrême droite.
Livre jaune n°5 de Jan van Helsing © Hades Éditions (1995)
Les militants « folkistes », qui ne sont en fait que des « néo-völkisch », se reconnaissent par leur discours ethno-différentialiste radical, païen, identitaire et raciste et par leur filiation revendiquée avec les SS français, en particulier Saint-Loup et Robert Dun. Cette tendance est représentée en France par l’association politico-culturelle Terre et peuple, fondée et animée par Pierre Vial, Jean Mabire et Jean Haudry. Vial assume pleinement l’étiquette völkisch : « […] dans la mesure où la notion de communauté du peuple est au centre de mes préoccupations et où tout ce qui est populaire (ce mot est la traduction la moins insatisfaisante de völkisch) m’est cher, car lié à l’identité. » (12)
Les folkistes sont donc des « ethno-communautaristes » qui défendent un paganisme ethnique fortement imprégné par le nordicisme prôné par la SS. Le passage des idées des völkisch historiques aux folkistes actuels s’est fait donc durant les années 1950 et 1960 à travers la création de liens entre les militants des différentes générations. Ernesto Mila est un auteur folkiste espagnol qui a écrit sur l’« occultisme nazi ». Il reprend dans Nazisme et ésotérisme, un ouvrage compilant tous les poncifs de l’« occultisme nazi », y compris la médiumnité de Hitler, et l’idée selon laquelle la SS constituait une élite raciale, « une caste guerrière ». Mais surtout Mila affirme qu’il aurait existé au sein de l’Ordre noir un autre ordre composé de l’élite de la SS ayant reçu un enseignement occulte.
Il écrit qu’« on y enseignait l’origine de la race germanique et les symboles utilisés par elle, la mythologie et les runes. » (13) Par ailleurs, le texte de Mila est une tentative de réhabilitation de ce régime, celui-ci étant noirci, selon lui, par la propagande antinazie : communiste et américaine. Il y consacre même un chapitre, intitulé « Pourquoi a-t-on combattu le nazisme ? », insistant, de façon inquiétante, sur le fait que « […] jamais la SS ne garda les camps de concentration. » (14)
Plus près de nous, ce discours a été diffusé auprès du grand public par le très prolifique écrivain folkiste Jean Mabire qui fut surtout l’un des premiers promoteurs du néopaganisme politique français au travers de sa revue Viking qu’il anima de 1949 à 1955. Ce néopaganisme s’est ensuite manifesté dans les trois mouvements auquel il participa : à partir de 1963 dans le discours du groupuscule et de la revue Europe-Action, proche des néonazis, puis, à partir de 1968, au sein du GRECE (Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne), lui-même héritier du précédent, et enfin, et surtout, dans les dissidences identitaires et radicales du second apparues au milieu des années 1980. Mabire a écrit un grand nombre de livres apologétiques sur la SS, publiés dans les années 1970 et 1980 chez de grands éditeurs, notamment Fayard, et non pas chez de confidentiels éditeurs d’extrême droite. Jean Mabire n’a jamais caché son intérêt pour le « paganisme » nazi : « Pendant quelques années, je me suis livré corps et âme à certaines formules que je ne renie pas (comme beaucoup d’autres). Et dans une langue que je ne parlais pas, me contentant de mots de passe : Gottglaubisch, Weltanchauung, Blut und boden, Ahnenerbe. Tout cet univers je le découvrais pêle-mêle, dans des mois fiévreux, sous le soleil noir d’un été brûlant. Disons que je mélangeais un peu politique, religion et esprit guerrier. Comme le bonheur pour Saint-Just, le paganisme était une idée neuve en Europe. »
L’intérêt de Mabire pour l’occultisme nazi s’est concrétisé par un livre publié en 1977 chez Robert Laffont dans sa célèbre collection « Les énigmes de l’univers », Thulé. Le soleil retrouvé des Hyperboréens, qu’il présente, comme souvent dans ce milieu, comme un essai historique. Une large partie de cet ouvrage est consacrée à l’histoire de la Société Thulé. La quatrième de couverture de la dernière réédition présente la Société Thulé de la façon suivante : « L’esprit de Thulé continue à vivre dans le secret d’Ordres chevaleresques ou de groupes initiatiques… Le plus mal connu de tous reste, sans doute, la célèbre “Société Thulé” qui joua un rôle considérable lors de la Révolution de Munich, en 1919. » Ce texte, écrit sous la forme d’une quête à travers l’Europe, reprend donc une bonne partie des thèses völkisch en y incorporant la paralittérature néonazie et occultisante de l’après-guerre, en particulier les textes de Saint-Loup. Ainsi, l’un de ses titres de chapitre s’intitule « Le vrai secret de Thulé reste la conservation du sang ».
Nous pourrions multiplier les exemples d’auteurs d’extrême droite promouvant l’« occultisme » nazi, mais cet article deviendrait un catalogue de théories marginales. Au-delà de cela, cette énumération montre un intérêt constant pour cette thématique.
Ces militants « occultisants » de l’extrême droite ont beaucoup fait pour entretenir après guerre le mythe de l’enseignement occulte de la SS. À leur décharge, il faut reconnaître que Himmler a tout fait pour pérenniser ce mythe en enseignant à la SS les doctrines völkisch sur la mystique du sang et de la race, qui sont devenues, chez les auteurs d’« histoires mystérieuses », des rites initiatiques issus de l’un des grands mouvements magiques que l’Occident a connu depuis le XIXe siècle. De plus, le décorum du château de Wewelsburg, près de Paderborn, avec ses mosaïques représentant des « soleils noirs », et considéré par nos « chercheurs indépendants » comme le château principal de l’Ordre noir, offre la possibilité de renchérir sur ce sujet. Enfin, l’expédition de la SS au Tibet a renforcé la conviction de néonazis, mais aussi de militants antifascistes, de la réalité des connexions entre les nazis et des « Supérieurs Inconnus » asiatiques.
Malgré tout, la référence à l’« occultisme nazi » reste confinée, y compris au sein de la droite radicale, dans un milieu restreint, c’est-à-dire dans les subcultures, parfois « occultisantes » mais surtout fascinées par le national-socialisme. En effet, une part importante de l’extrême droite reste imperméable à ce genre de théorie. Les principaux amateurs de ce type de textes, à l’exception du simple curieux, sont donc à chercher dans les milieux restreints des folkistes, des identitaires et des néonazis, qui peuvent d’ailleurs se recouper. Ces derniers, selon Pierre-André Taguieff, n’utilisent qu’un nombre limité de thèmes symboliques : « le swastika, les runes, la mythologie nordique interprétée dans un sens raciste, l’Énergie (Vril), Thulé (et la Société Thulé), l’Atlantide, le Germanenorden, la SS comme Ordre de Chevalerie, la ville souterraine et le Roi du monde. » (15) L’engouement de ce milieu pour l’occultisme nazi est donc entretenu par des publications régulières : les éditeurs, sachant pertinemment qu’il existe une demande, publient ce genre de textes.
Les motivations des auteurs de ces thèses varient suivant les personnes et leur appartenance, ou non, à certains courants idéologiques. Cependant, malgré les origines et les présupposés divers de ceux qui l’énoncent, ce discours va se développer, s’enrichir et aboutir à une synthèse, l’« occultisme nazi ». Au-delà des canaux de diffusion populaire, profitant de ce succès éditorial et de l’intérêt du public, l’« occultisme nazi » a été repris et largement propagé par certains milieux néo-nazis, très hétérodoxes, composés d’anciens SS, et d’occultistes néo-nazis, qui furent à l’origine de la théorie de la fuite d’Hitler en soucoupe volante.
Dès les années 1950, ces auteurs d’extrême droite ont cherché à utiliser stratégiquement le thème de l’« occultisme nazi ». Ces auteurs donc suivent trois buts : premièrement, diffuser une apologie plus ou moins détournée du national-socialisme, notamment en entérinant l’idée que la SS était un ordre chevaleresque à la fois païen et occultiste, une élite raciale et intellectuelle ; deuxièmement, faire un travail de révisionnisme, voire de négationnisme, en montrant la validité globale de l’idéologie nazie et de la mystique de la race; troisièmement, réécrire l’histoire, le nazisme et les dignitaires nazis subissant un processus de « mythologisation », c’est-à-dire que le personnage historique s’efface au profit d’une reconstruction quasi-mythique : les personnages, les faits historiques disparaissent au profit d’une image mythique et le nazisme se « folklorise », même si, globalement, la politique génocidaire nazie reste condamnée. Mais, largement euphémisée, elle devient dans ces discours un élément secondaire de la politique « magique » nazie, tandis que les nazis deviennent des personnes spirituellement intéressantes. Parfois, l’extermination des Juifs et des Tziganes d’Europe est ouvertement niée…
En outre, selon les partisans de cette doctrine, les Aryens seraient d’origine hyperboréenne . Race primordiale, supérieure intellectuellement et racialement, les Aryens, fuyant le cercle polaire, auraient transmis leur sagesse aux autres peuples par cercles décroissants : d’abord ce furent les races « blanches » qui auraient obtenu les plus grandes parts de leur sagesse ; puis ensuite, par métissage, les autres races auraient bénéficié de reliquats de sagesse et de connaissances scientifiques. Ces auteurs dénient donc la faculté de fonder des civilisations aux peuples non-blancs.
Le Matin des magiciens, introduction au réalisme fantastique de Louis Pauwels et Jacques Bergier © Gallimard (1960)
À partir de cette époque, les thèmes véhiculés par la littérature née du succès éditorial du Matin des magiciens vont se diffuser dans la culture populaire, aidés par un phénomène des plus intéressants : la « mythologisation » des principaux responsables nazis, reconstruction qui se fait au détriment de la réalité historique.
(11) L’aryosophie est un courant raciste apparu en Autriche, puis en Allemagne, à la fin du XIXe siècle, fondé par deux faux aristocrates autrichiens, anciens catholiques devenus païens, Guido (von) List et Jörg Lanz (von Liebenfels). Souvent francs-maçons et théosophes, ses adeptes étaient persuadés de retrouver la mémoire ancestrale et ethnique des premiers germains. Sur List et Lanz, voir infra, le texte sur le paganisme germanique. Voir, à ce sujet, Nicholas Goodrick-Clarke, Les Origines occultistes du nazisme. Les aryosophistes en Autriche et en Allemagne 1890-1935, tr. Patrick Jauffrineau et Bernard Dubant, Puiseaux, Pardès, 1989, traduction de la première édition de The Occult Roots of Nazism. Secret Aryan Cults and Their Influence on Nazi Ideology, New York, New York University Press, 1993 [1985].
(12) Pierre Vial, Une terre, un peuple, Paris, Éditions Terre et peuple, 2000, p. 65.
(13) Ernesto Mila, Nazisme et ésotérisme, tr. Robert Dubant, Puiseaux, Pardès, 1990, p. 72. Voir également son livre Occultisme national-socialisme, réalités et fictions, Nantes, Ars Magna, 2016 (traducteur inconnu).
(14) Ibid., pp. 13-14.
(15) Pierre-André Taguieff, La Foire aux Illuminés. Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005, p. 316.
Hitler et les sociétés secrètes : enquête sur les sources occultes du nazisme de René Alleau (1969)
CRÉATION ET DIFFUSION DU MYTHE
À l’exception du témoignage de Rudolf von Sebottendorf, peu d’auteurs ont fait, avant guerre, le lien entre l’occultisme, la Société Thulé et le parti national-socialiste. (16) Il en fut de même après-guerre. L’intérêt pour ce groupe völkisch naquit donc avec la parution en 1960 du Matin des magiciens. Louis Pauwels et de Jacques Bergier en firent une société secrète aux pouvoirs étendus, le « centre magique du nazisme ». Ils firent également d’Eckart un chef spirituel initié aux mystères de Thulé, « centre magique d’une civilisation engloutie ».
Cela changera la décennie suivante : les références aux rapports entre la Société Thulé et le national-socialisme se multiplièrent entre la fin des années 1960 et la fin des années 1970, dans le sillage du succès du Matin des magiciens.
Aleister & Adolf de Douglas Rushkoff et Michael Avon Oeming © Dark Horse Originals (2016)
Le mythe de l’occultisme nazi est réellement né avec la parution de ce livre, en 1960. À la suite de ce best-seller, le grand public se passionna pour cette thématique, créant une forte demande. Celle-ci fut comblée par une foule de livres très bon marché, publiés principalement entre 1964 et la fin des années 1970, en particulier, pour ne prendre que l’exemple français, grâce à la collection « l’aventure mystérieuse » des éditions J’ai lu. Nous pouvons ainsi citer, en exemple et parmi les plus connus et les plus traduits, les ouvrages de Trevor Ravenscroft, The Spear of Destiny : The occult power behind the spear which pierced the side of Christ ; de René Alleau, Hitler et les sociétés secrètes ; de Jean-Michel Angebert, Hitler et la tradition cathare ; de Robert Ambelain, Les arcanes noirs de l’hitlérisme, etc.
En France, c’est surtout André Brissaud, spécialiste de l’alchimie et pseudo-historien, qui insiste particulièrement sur l’aspect occultiste du nazisme dans un texte publié en 1969, Hitler et l’Ordre noir, réédité par Perrin en 2014. Cet ouvrage est particulièrement intéressant pour le chercheur car il mélange informations factuelles véridiques et spéculations sur le supposé contenu occulte des enseignements de la Société Thulé, en fait, des thèses völkische issues de l’aryosophie autrichienne. Surtout, il rejette les spéculations de Bergier et Pauwels et ne s’appuie que sur les textes de Sebottendorf. Cela ne l’empêche pas de développer une théorie aussi aberrante, à savoir que Sebottendorf avait un rôle majeur dans l’apparition du nazisme, en tant que chef politique et spirituel.
C’est d’ailleurs à cette époque que les auteurs d’extrême droite favorables à l’idée de l’existence de l’occultisme nazi décidèrent de publier leurs livres, sentant une atmosphère favorable à leurs thèses, chez des éditeurs importants il faut le rappeler, comme Robert Laffont, Albin Michel ou Grasset. Ces livres rencontrèrent un public éloigné des préoccupations idéologiques qui y sont développées mais qui fut attiré par les constructions politico-spirituelles également présentes, le nazisme y étant présenté de plus en plus ouvertement comme un mouvement religieux, ou du moins mystique. Cette rencontre se fit d’autant plus facilement qu’à cette époque le public cherchait également à comprendre le national-socialisme, ses succès militaires fulgurants, sa politique d’extermination et surtout son irrationalisme.
Concernant plus précisément ce dernier point, le moindre livre publié par un inconnu durant cette décennie sur le thème des aspects occultes du nazisme, tirait au minimum à cinquante mille exemplaires et ce jusqu’à la fin de cette décennie… Il y avait donc une fenêtre pour tenter de faire passer des idées.
Toutefois, les motivations étaient différentes selon les auteurs. Cette fascination pour l’« occultisme nazi » ne signifie pas pour autant que Pauwels et Bergier cautionnaient cette idéologie. Jacques Bergier avait d’ailleurs été déporté à Mauthausen. Le problème, si nous pouvons parler de problème, a été le succès du Matin des magiciens. Il a permis non seulement la diffusion de cette thématique mais a provoqué aussi en retour deux effets cumulatifs : le premier a été le nombre de personnes sensibilisées à cette thématique de l’« occultisme nazi » et le second, qui découle du premier, a été la demande de ce public pour ce type de littérature.
Cette littérature a permis au thème de l’« occultisme nazi » de se diffuser dans la culture populaire. D’abord opportuniste et socialement diffuse, cette évolution va s’exprimer de plus en plus ouvertement dans les années 1970 au point de susciter une multitude de romans, de livres historiques ou pseudo-historiques et devenir des sujets de films comme ce fut le cas avec le premier et troisième opus des aventures d’Indiana Jones (Les Aventuriers de l’Arche perdue et La Dernière croisade sortis respectivement en 1981 et en 1989) où le héros incarné par Harrison Ford se trouve confronté à des scientifiques SS partis à la recherche de l’Arche d’alliance (dans le premier) puis à celle du Graal (dans le troisième).
Indiana Jones et la dernière croisade de Steven Spielberg © Lucasfilm (1989)
Le cinéma n’est pas le seul à avoir subi la fascination de l’« occultisme nazi ». En effet, la bande dessinée s’est toujours intéressée à cette thématique. Récemment, l’« occultisme nazi » a inspiré une bande dessinée américaine de qualité, D-Day, le jour du désastre de David Brin et Scott Hampton. Mais, il ne s’agit pas de la première incursion de l’« occultisme nazi » dans ce média populaire. Dans les années 1980, un scénariste américain de comics, Roy Thomas, reprenant les thèses de Ravenscroft, élabora un scénario expliquant pourquoi divers super-héros américains avaient été incapables de vaincre les nazis : Hitler avait en sa possession la Lance de la Destinée, qui lui assurait un contrôle magique des super-héros qui tentaient de s’aventurer en Allemagne.
Cette thématique se retrouve dans une bande dessinée de Mike Mignola, Hellboy. L’auteur part, là encore, d’une uchronie : Hitler vécut jusqu’en 1958. Réfugié en Amérique du Sud à la suite de la défaite du Troisième Reich, il mena une guerre « occulte » contre les vainqueurs. Mignola fait des nazis des initiés membres de la Société Thulé, une puissante organisation occulte. On retrouve enfin une variante de ce thème dans une bande dessinée de Gauthier, inspirée par Indiana Jones et les expéditions scientifiques de l’Ahnenerbe, qui raconte l’histoire d’un archéologue, Ken Mallory, poursuivi par des nostalgiques du IIIe Reich suite à la découverte d’un manuscrit par les nazis au Soudan en 1942. Allant aussi dans ce sens, nous pouvons citer « La Malédiction des trente deniers », une aventure de Blake et Mortimer qui confronte nos héros à un ex colonel SS recherchant les trente deniers donnés à Judas pour sa trahison et imprégnés de la colère divine… Nous pourrions multiplier ici ces exemples.
Ce thème se retrouve aussi, et de plus en plus souvent, dans les scénarios des jeux vidéo, que nous pouvons considérer, dans une certaine mesure, notamment graphique, comme une extension de l’univers des bandes dessinées. Ainsi, l’« occultisme nazi » constitue la trame de Wolfenstein 3D, de sa suite Return to Castle Wolfenstein, ou de BloodRayne. De fait, ces jeux, à l’instar des jeux de rôle, se nourrissent énormément de thèmes occultistes en général.
(16) Rudolf Von Sebottendorf, Bevor Hitler kam. Urkundlich aus der Frühzeit der Nationalsozialistischen Bewegung, Munich, Deukula-Grassinger, 1933. Cet ouvrage raconte les premières années du parti nazi. Il fut interdit par les autorités nationales-socialistes et son auteur dut quitter l’Allemagne.
Wolfenstein: The New Order © Bethesda Softworks (2014)
CONCLUSION
Les éléments constitutifs de ce mythe sont donc à chercher dans des faits historiques largement sur-interprétés, comme les nombreuses spéculations sur les rapports entre les nazis et la Société Thulé, assimilée à une société secrète aux objectifs à la fois racistes et occultes. Selon certains auteurs conspirationnistes relevant du registre de la pseudo-histoire, Hitler ne serait au pire qu’une marionnette, au mieux un initié, de la Société Thulé qui dirigerait secrètement les affaires de l’Allemagne, tandis qu’Eckart devient un mage initié à la magie noire... Cette littérature est le fait d’auteurs aux profils différents, mais que nous pouvons classer en quatre catégories : les occultistes ; les théoriciens du complots ; les écrivains à sensation ; et enfin, les militants.
L’intérêt pour le supposé rôle de la Société Thulé dans la naissance du national-socialisme est lié également au besoin, pour les générations d’après-guerre, de comprendre comment une nation des plus civilisées a pu basculer dans l’horreur. Comme l’écrit George Mosse, des historiens et des non-spécialistes se sont demandés « comment des hommes intelligents et instruits avaient pu croire aux principes énoncés pendant la période nazie. Pour bon nombre de personnes, les fondements idéologiques du national-socialisme étaient le fruit d’une poignée d’esprits désaxés. Pour d’autres, l’idéologie nazie n’était qu’une simple tactique de propagande destinée à gagner le soutien des masses, mais ne représentait en aucun cas la conception du monde des dirigeants eux-mêmes. D’autres encore trouvaient ces idées si nébuleuses et si incompréhensibles qu’ils les écartèrent, les jugeant sans importance ». (17)
Si l’occultisme nazi est une invention des années 1960, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un mythe puissant qui touche des secteurs différents de la société. Cette thématique permet de combler des « blancs » historiques et/ou interprétatifs et donne un sens à la politique criminelle nazie. Il s’agit également d’une stratégie de la part de militants d’extrême droite pour diffuser leurs idées dans des milieux éloignés… Enfin, certains thuriféraires de cette idéologie n’acceptaient pas la fin d’un Reich mythique supposé durer mille ans ainsi que la mort pitoyable des chefs nazis. Il devait y avoir une autre fin. C’est ce que fait l’idéologie de l’« occultisme nazi » : elle réécrit une autre fin, plus glorieuse, plus mystérieuse que la fin pathétique des principaux responsables nationaux-socialistes.
(17) George Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich : la crise de l’idéologie allemande, tr. Claire Darmon, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 17.
Wolfenstein: The New Order © Bethesda Softworks (2014)
Stéphane François a déjà consacré deux ouvrages à ce sujet : Le Nazisme revisité. L’occultisme contre l’histoire, Paris, Berg International, 2008 et Les Mystères du nazisme. Aux sources d’un fantasme contemporain, Paris, Puf, 2015. Un troisième est à paraître en 2019 aux éditions du CNRS.
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