PIERRE BOUTRON « À LA RECHERCHE DE L'IMMORTALITÉ »
Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)
Mise en ligne : 09/01/2014
La suspension cryonique est la pratique qui permet de conserver les corps de patients déclarés légalement décédés en les maintenant à des températures extrêmement basses dans l'espoir d'une future réanimation et éventuellement guérison dans le cas de maladies actuellement incurables.
Propos recueillis par Laurent Courau.
En 1966, je feuilletais des livres à la librairie Chaix à Grenoble quand je suis tombé par hasard sur le livre d'Ettinger L'Homme est-il immortel. Cette histoire de société « axée sur le frigo » m'ayant surpris, je n'ai acheté ce livre que le lendemain. J'avais été frappé par le fait que les idées d'Ettinger sur l'identité ressemblaient aux miennes. Le fait qu'il présente une perspective d'immortalité m'a tout de suite séduit, mais l'aborder par la congélation m'a d'abord plutôt décontenancé. Depuis ma plus tendre enfance, j'ai toujours été particulièrement révolté par le fait que l'on vieillisse et que l'on meure, beaucoup plus je pense que la moyenne des gens qui semblent accepter cette fatalité avec une facilité surprenante.
La religion m'a rassuré quelque temps. Puis j'ai de plus en plus douté, jusqu'à devenir agnostique. Je souhaitais de plus en plus que la science trouve une solution en luttant contre le vieillissement, quand le livre d'Ettinger m'a fait entrevoir la possibilité d'un élément de réponse. Même si l'on ne pouvait pas inverser le vieillissement avant longtemps, on pourrait attendre congelé si la congélation sans dommage était bientôt au point. Aussi, le livre d'Ettinger a fait tilt.
Par la suite, sensibilisé, je suis tombé sur des articles sur le sujet. J'ai trouvé ainsi des adresses de membres, entre autres en France, de ce qui était la Life Extension Society. Je leur ai écrit, mais sans jamais m'engager. Puis je me suis mis a écrire mon livre Le Virus de jouvence. Dedans, j'avais imaginé ce qui manquait dans le livre d'Ettinger, une méthode pour rajeunir. Mais, jusque vers 1972-1973, je n'ai absolument pas envisagé de faire de la cryobiologie.
Par contre, dès le début des années 70, j'envisageais de changer de domaine de recherche. À Polytechnique la connaissance des grandes lois de la physique, que ce soit celles de la physique classique, de la mécanique quantique ou de la relativité, m'avait passionné. Mais l'étude des propriétés magnétiques de systèmes particuliers commençait à me lasser. J'ai d'abord pensé à faire des recherches en théorie des champs ou en biologie, sans avoir une préférence a priori sur un domaine particulier de cette discipline. J'ai toujours aussi été passionné par l'astronomie et la conquête spatiale, mais je n'ai jamais envisagé de faire des recherches dans ces domaines.
Pour quelles raisons vous êtes-vous particulièrement intéressé à la cryogénie et aux cryonics ?
a) Remarque.
La cryogénie est un terme très général. Cela désigne toute la science et les techniques du froid. Je ne me suis pas intéressé a la cryogénie.
b) Réponse.
Vers 1971 ou 1972, je parlais de cryogénisation à la cafétéria commune au CNRS et au CENG (Centre d'Etudes Nucléaires de Grenoble) quand j'ai eu par hasard comme interlocuteur Suscillon, qui était a l'époque directeur du laboratoire d'hématologie du CENG. Il m'a dit que dans son laboratoire on s'intéressait à la cryobiologie. En particulier, deux chercheurs cherchaient à congeler des cellules de moelle osseuse pour la conserver, avant greffe, chez des cancéreux. La technique n'était pas encore bien au point à l'époque. Alors je me suis mis a lire des livres et des revues de cryobiologie, puis, après une première reconversion en 1973 avec une étude théorique de la structure de la glace amorphe et un retour au magnétisme en 1974, je me suis définitivement reconverti à la cryobiologie en octobre 1995.
Cette reconversion a été matériellement et psychologiquement très facile. Je n'ai même pas eu à changer mes habitudes, les deux laboratoires étant à une ou deux centaines de mètres l'un de l'autre. On m'a donné un bureau en hématologie, mais j'ai gardé celui du magnétisme que j'ai encore, vingt-ans après ma reconversion ! Pour mes recherches, Suscillon avait trouvé des crédits pour l'achat d'un appareil de congélation de cellules à vitesse programmée. Le calorimètre différentiel et l'appareil de diffraction de rayons X que j'ai utilisé pour étudier des solutions cryoprotectrices étaient déjà la, dans les deux laboratoires juste à côté du laboratoire de magnétisme. Ils avaient été achetés pour des recherches très différentes.
Je n'aurais peut-être jamais fait cette reconversion s'il avait fallu changer de ville. Je n'avais pas d'autorisation à demander pour changer de domaine, ayant un poste fixe au CNRS.
Pourriez-vous nous résumer les raisons de la querelle opposant les cryo-biologistes aux cryonics ?
a) Raison officielle de la querelle opposant les cryobiologistes aux cryonics.
La Society for Cryobiology, société américaine mais aussi seule société internationale représentant officiellement les chercheurs en cryobiologie refuse de recevoir les sociétés cryonics en son sein. Voici ce qui est écrit dans ses bylaws :
« Upon a two-thirds vote of the Governors in office, the board of governors may refuse membership to applicants, or suspend or expel members (including both individuals and institutional members) whose conduct is deemed detrimental to the Society, including applicants or members engaged in or who promote any practice or application which the Board of Governors deems incompatible with the ethical and scientific standards of the Society or as misrepresenting the science of cryobiology, including any practice or application of freezing deceased persons in the anticipation of their reanimation... »
La position officielle de la Society for Cryobiology est que se faire congeler en vue d'une très improbable résurrection dans le futur n'est pas de la science, mais un acte de foi.
b) Individuellement, beaucoup de cryobiologistes considèrent les cryonics comme des charlatans. Une partie d'entre eux sont opposes aux cryonics uniquement pour des raisons scientifiques. D'autres, en outre, sont opposés à la finalité même de la cryogénisation : attendre le jour où le vieillissement sera vaincu et atteindre ainsi une quasi-immortalité (si l'on n'a pas d'accident). Je pense qu'au niveau philosophique, les diverses opinions des cryobiologistes sont comparables à celles de la population en général. Un petit nombre de cryobiologistes sont secrètement peu ou prou favorables aux cryonics. Certains aident même discrètement Alcor qui fait quelques recherches avec de petits moyens. Ces derniers font quelques recherches en cryobiologie. Par exemple, ils ont refroidi des chiens à 3 degrés Celsius et les ont fait revivre après. Mais d'autres l'ont aussi fait. Alcor fait aussi des recherches pour minimiser les dégâts du gel chez ses patients.
Mais de toutes façons, les cryobiologistes sont obligés, quelles que soient leurs opinions individuelles, de clamer haut et fort leur opposition aux cryonics de peur d'être confondus avec eux et d'être eux-mêmes déconsidérés par le milieu scientifique. Ceci est très important car les crédits, les postes et donc la possibilité de faire de la recherche en dépend. Même ainsi la cryobiologie et particulièrement celle à caractère général disposent dans le monde de très peu de moyens.
Peut-on raisonnablement penser qu'il sera possible dans le futur de réparer les dégâts dus au gel ?
On ne peut pas affirmer que c'est impossible. Mais ce serait extrêmement difficile de réparer les milliards de dégâts. On ne peut même pas imaginer de façon claire comment on pourrait faire. Cela fait partie de notre ignorance. Les sociétés cryonics ne s'engagent à maintenir les corps congelés que pour cent ans, sous réserve qu'elles ne fassent pas faillite, ce qui est déjà arrivé. Cette durée est tout à fait insuffisante pour que l'on soit capable de faire de tels prodiges. Aussi les chances de résurrection sont-elles pratiquement nulles. Il devrait être beaucoup plus facile, quoique ce soit déjà extrêmement difficile, d'apprendre a cryogéniser un humain sans dégâts.
Les sociétés cryonics placent leur espoir dans la nanotechnologie. Des nanomachines iraient réparer les dégâts. Ils se basent sur le livre d'Eric Drexler, Engines of Creation (Anchor Press/Doubleday, 1986). Leur porte parole est le Dr. Ralph Merckle. Mais des considérations théoriques qui ne sont pas basées sur des expériences n'ont pas de valeur. Je ne connais pas la nanotechnologie. Mais Fahy a étudié en détail les arguments pour l'utilisation de la technologie pour réparer les dégâts du gel. Il reproche le manque de scénario clair de réparation.
Il est vrai qu'avec le protocole des cryonics avec 30% de glycérol le cerveau, organe relativement peu fragile a la congélation, doit être peu endommagé. Mais on ne sait pas avec précision dans quelle mesure.
Quelles sont les recherches en cours qui laisseraient espérer une amélioration des conditions de suspension et de conservation ?
Il est bien plus facile de congeler des cellules isolées en suspension qu'un être vivant ou un organe, parce que ceux-ci sont beaucoup plus gros et possèdent une structure. De ce fait, on ne peut les refroidir que beaucoup plus lentement et le milieu se refroidit bien plus lentement que les bords. La glace extracellulaire, inoffensive pour des cellules isolées, détruit les structures.
Une partie des recherches qui permettent d'améliorer le plus les connaissances qui permettront un jour de savoir cryogéniser un être humain entier sans dégâts sont donc celles sur les organes.
Certains êtres vivants, par exemple certain insectes, des grenouilles, des salamandres, à un moindre degré des lézards sont capables de geler ou de rester dans un état surfondu et de revivre normalement après. C'est donc possible de cryogéniser des êtres vivants sans dégâts, puisque la nature a déjà trouvé la solution. L'autre partie des recherches les plus utiles est donc l'étude des mécanismes naturels de protection contre le gel.
Il est difficile de parler d'amélioration d'une cryogénisation d'humains avec dégâts du gel, car il n'est pas possible de chiffrer les dégâts. Je parlerais plutôt de recherches permettant d'avancer le jour où l'on saura cryogéniser un humain sans dégâts, c'est à dire dans des conditions telles qu'il puisse être ranimé avec les techniques du moment.
À l'heure actuelle, les résultats les plus prometteurs sont donc l'auto-transplantation avec succès de reins de lapins après les avoir refroidis à -32°C, la reprise des battements d'un coeur après refroidissement à -10°C, ainsi peut-être que les résultats des recherches du Dr Olga Visser en Afrique du Sud. Celle-ci affirme avoir fait battre des coeurs de rats après les avoir refroidis dans l'azote liquide. Une partie de ses résultats devrait bientôt paraître dans la revue Cryobiology. S'ils peuvent être reproduits, ce devrait être une avancée très importante. Mes propres recherches sur la vitrification ont permis de faire avancer le problème puisqu'elles ont permis de classer les cryoprotecteurs et qu'à la suite de mes recherches les solutions des Américains contiennent du 1,2 - propanediol (mais mes recherches ont surtout servi à la congélation des embryons).
Quelle est aujourd'hui votre position, d'un point de vue scientifique, sur le sujet ?
J'ai déjà répondu sur les chances de réparer les dégâts du gel à la quatrième question. Mais en outre les cryogénisés étaient déjà morts avant congélation, et le corps se dégrade très vite après la mort. Des études faites pour les cryonics ont montré que dans ces conditions les dégâts du gel sont encore beaucoup plus importants. Théoriquement les cryonics voudraient cryogéniser immédiatement après la mort. J'ai lu un certain nombre de compte-rendus de cryogénisation dans les revues Cryonix et The Immortalist. Bien souvent des délais imprévus se produisent. En France, on n'aurait pas le droit à cause de la loi.
Réparer les dégâts du gel serait suffisant dans le cas d'un malade incurable ayant attendu le jour où cette maladie sera guérissable. Mais dans le cas de quelqu'un mort de vieillesse il faudrait pouvoir le rajeunir. En effet même si l'on savait cryogéniser un humain sans dégâts, cela ne donnerait pas l'immortalité. Cela permettrait seulement de faire des voyages dans le temps. Donc il faut faire un double pari, à savoir que l'on pourra à la fois réparer les dégâts du gel et rajeunir.
Peut-on évaluer les chances qu'un jour la science permette de freiner significativement le vieillissement, et même de rajeunir ? Je suis plus optimiste que la moyenne des gens sur ce point. Déjà aujourd'hui on est capable de rallonger de façon importante la vie de souris ou de rats, par exemple avec des antioxydants, comme la vitamine E ou la coenzyme Q10, ou la mélatonine. Par exemple la coenzyme Q10 rallonge en moyenne de 30% la vie des souris. Moi-même je prends certains de ces produits. La gérontologie est en plein développement et la connaissance des mécanismes du vieillissement avance très rapidement.
J'ai imaginé un mécanisme de rajeunissement par un virus de jouvence. Ce n'est évidemment que de la lointaine science-fiction. Mais dans mon livre j'avais aussi imaginé des virus correcteurs, ce qui n'était aussi à l'époque qu'une fiction. Maintenant ils existent !
Le pari vaut extrêmement cher : environ le prix d'une maison. Les cryonics ne sont pas des charlatans s'ils informent clairement leur clients sur le fait qu'ils ont extrêmement peu de chances de gagner leur pari.
Pour ma part je dirais, comme je l'avais dit dans le virus de jouvence, que ce pari ne vaut la peine que s'il ne vous prive de rien. Quand aux héritiers, tout dépend de ce que l'on pense de la valeur morale de l'héritage. En tout cas on est toujours obligé de payer de son vivant puis qu'après l'argent ne nous appartient plus. Les gens qui font le pari peuvent être utiles si une partie de leur argent sert à faire des recherches sur la cryopréservation.
Quelle est aujourd'hui votre position, d'un point de vue philosophique, sur le sujet ?
a) Voyages dans le temps.
Cela pourrait avoir des applications pratiques, par exemple pour de longs voyages interplanétaires, voir même un jour interstellaires. Ceci a été imaginé par exemple dans 2001 ou l'Odyssée de l'espace. Mais si au réveil on ne pouvait pas être rajeuni et si le vieillissement était aussi rapide que maintenant, je n'aurais pas envie de faire un voyage aussi périlleux. Cela aurait surtout des inconvénients puisque si le voyage durait par exemple cent ans, on ne connaîtrait plus personne, il faudrait faire un immense effort d'adaptation et on ne vivrait pas plus longtemps. Si par contre l'éternelle jeunesse et une possible immortalité nous attendait au réveil, on aurait tout le temps pour s'adapter et profiter ensuite de sa nouvelle vie. De toutes façons, même si la cryopréservation était au point, je ne ferais pas un tel voyage sans beaucoup d'appréhension. C'est extrêmement risque de dépendre d'autrui pendant de si longues périodes.
b) Perspectives d'immortalité.
Pour moi il a toujours été évident, depuis ma plus tendre enfance, que ce serait infiniment mieux si l'on ne vieillissait pas et si on ne mourrait jamais. Je n'ai jamais compris pourquoi tant de gens prétendent vouloir mourir un jour, particulièrement ceux qui pourtant pensent que c'est le néant après la mort. Pour moi le néant est la pire des choses. Je me suis longuement étendu sur l'utilité de l'immortalité pour tous malgré ses inconvénients, surtout le fait qu'il ne faudrait plus faire d'enfants, dans mon livre Le Virus de Jouvence. Mon opinion philosophique est a la fois différente de celle de ceux que j'appellerais les mortalistes et de celle des immortalistes des sociétés cryonics. Les mortalistes prétendent qu'on s'ennuierait, mais surtout la perspective de ne plus avoir le droit de se reproduire les effraie. Les immortalistes nient tout simplement le problème en prétendant qu'il y a plein de place et que quand on en manquera il n'y aura qu'a coloniser d'autres planètes. Cette attitude tout a fait irréaliste alliée a un optimisme tous azimuts était celle d'Ettinger dans L'Homme est-il Immortel ?. Cela m'avait choqué.
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