LAURENT COURAU « HYPERZONE 001 - DU VAUDOU, JUSQUE DANS LES ENTRAILLES DE LA MACHINE »
Enregistrement : 15/04/2013
Mise en ligne : 25/08/2013
Présentation originelle de la rubrique, par Cyril de Graeve :
« Laurent Courau (LaSpirale.org), reporter de l'extrême et zélateur de l'hypermodernité, parcourt les dernières frontières de la planète, en quête de sens et de renouveau, afin d'éclairer ce qu'il se trame dans les interzones du XXIe siècle. Bénin + Sonic Protest 2013 = Vaudou. Personne n'avait compris cette surprenante et belle évidence. »
DU VAUDOU, JUSQUE DANS LES ENTRAILLES DE LA MACHINE
16 août 2012. Comme dans un film de série B, ça commence par un réveil en sursaut. Gorge serrée, sensation d'étouffement. Jusqu'à la consistance de l'air qui me paraît inhabituelle. Je tâtonne dans le noir. Ma main rencontre le treillis rêche d'une moustiquaire, contact qui fait redémarrer mon cerveau. L'atterrissage la veille à Cotonou, le médecin qui contrôle les carnets de vaccination à la sortie de l'avion, les kalachnikovs des soldats béninois, la chaleur et l'épaisseur de la nuit tropicale. La rareté de l'éclairage urbain et les longues flammes orangées des lampes au pétrole sur les échoppes, le regard sombre des familles de pêcheurs en haillons sur le front de mer, les gangsters nigérians et les« maisons de tolérance » du quartier Jonquet, au son du reggae et du hip hop ouest-africains.
Un grand moment de solitude
Coup d'oeil sur mon téléphone portable, il est trois heures du matin. En recouvrant ma mémoire, je prends conscience de ma situation ; perdu dans une case en pleine brousse, quelque part en surplomb du lac Ahémé, au sud de l'ancien Royaume de Dahomey. À quelques dizaines de kilomètres, par une piste ocre et défoncée, de Ouidah, la Mecque africaine du vaudou. Pas un soupçon de lumière à l'horizon, l'atmosphère est lourde, chargée d'humidité. Le buzz d'un moustique attire d'abord mon attention. Puis, je commence à percevoir les bruits : sifflements d'oiseaux, crissements d'insectes, grognements impossibles à identifier pour une oreille occidentale.
Et soudain, au milieu de ce capharnaüm sauvage, le grelot incongru d'une clochette, d'abord indistinct - au point de douter de sa présence, mais de plus en plus précis alors que son porteur se rapproche. Stupeur et appréhension. Mon esprit fait trois tours sur lui-même, échafaude une myriade d'hypothèses, avant de se rendre à l'évidence avec l'irruption de trompes, inquiétantes et monocordes. Des nappes fantomatiques qui traversent la nuit jusqu'à mon lit, suivies d'une impressionnante explosion de percussions et de chants syncopés. Et comme par magie, la cacophonie animale monte à son tour puissamment en volume, pour appuyer l'intensité de la transe qui s'empare des participants.
Au bruit, la procession se déplace en contrebas, depuis le bord du lac vers les hauteurs, où se trouve ma case...
Crânes de singes acquis auprès de féticheurs vaudous du marché de Ouidah. - © Laurent Courau, 2012
Escouades de« ghostbusters » dans la nuit béninoise
J'apprendrai le lendemain matin avoir été le témoin involontaire d'un rituel de Zangbéto, une société secrète dont les initiés constituent une police surnaturelle nocturne qui chasse les voleurs, les mauvais esprits et les sorciers. Des escouades de« ghostbusters » vaudous, auxquelles fut confiée la mission de protéger les villages et leurs environs des dangers bien réels de notre niveau de réalité, mais aussi et surtout d'attaques en provenance de l'au-delà et de dimensions intermédiaires. Une explication fournie non sans appréhension par un interlocuteur, principalement soucieux de savoir si je m'étais risqué à sortir de ma case pour observer la cérémonie, au risque de briser plusieurs tabous et d'entraîner quelques complications fâcheuses.
Mal connu en Occident et souvent utilisé à contre-emploi par le cinéma de genre, le vaudou est originaire de l'ancien Royaume du Dahomey, situé au sud-est de l'actuelle République du Bénin, la région où je me trouve. Hasard de mon périple en Afrique de l'Ouest, Ouidah fut aussi l'un des principaux points d'embarquement d'esclaves à partir du XVIIe siècle. Les historiens estiment que deux millions d'Africains exilés sont partis de la baie du Bénin vers l'Amérique et les Caraïbes. Raison de la présence toujours massive de cultes apparentés à Cuba, en Haïti, au Brésil ou dans le sud-est des Etats-Unis, notamment dans l'État de Louisiane où la Nouvelle-Orléans fait littéralement office de capitale nord-américaine du vaudou.
Entre traditions et hypermodernité
Les autorités sanitaires béninoises estiment que le pays compte encore un guérisseur pour 800 habitants et moins d'un médecin pour 10 000 habitants. Une richesse culturelle qui ne manque pas de motiver de nombreuses organisations privées et publiques pour financer des études sur la pharmacopée traditionnelle, en collaboration avec les initiés : entre recherche de pointe et des techniques de soin millénaires, la possibilité de mutations dignes des meilleurs scénarios de science-fiction. L'Afrique se prépare peut-être à opérer une jonction inédite, celle d'une mystique et de traditions immémoriales avec un XXIe siècle numérique et globalisé, un bond quantique qui la placerait directement sur le terrain de l'hypermodernité. Une vision que ne renierait pas William Gibson, qui avait eu la prescience de placer les divinités vaudoues au centre de son second roman« Comte Zéro », paru en 1986. Certes, la route semble encore longue et semée d'embûches. Mais il serait idiot de dédaigner la créativité et la résilience subsaharienne dans le contexte économique actuel. D'autant que les vibrations locales évoquent dorénavant une version pimentée des zones interlopes de William S Burroughs, à l'instar de Dantopka, plus grand marché en plein air d'Afrique de l'Ouest, avec ses étalages qui témoignent d'une hybridation à marche forcée, entre tissus locaux, dvds zoophiles et gadgets asiatiques à la destination indécise.
L'aile sud du grand marché de Dantopka à Cotonou. - © Laurent Courau, 2012
Des loas dans la machine
Lundi 15 avril 2013. Autre continent, mêmes forces occultes. Le printemps se fait désirer sur le pont du Sonic, une péniche des quais de Saône reconvertie en point de convergence de l'underground lyonnais. De l'autre côté de la rivière, on distingue les premiers contreforts de la gare de Perrache. L'un des derniers quartiers sauvages de la métropole, où stationnent junkies et camionnettes des prostituées. Un cadre idéal pour Cut Hands, le nouveau projet vaudou de William Bennett, précédemment connu des amateurs de musiques extrêmes pour ses frasques à la tête de Whitehouse, une des formations les plus terrifiantes de ces trente dernières années.
Le pont du Sonic, quelques minutes avant le concert de Cut Hands. - © Laurent Courau, 2013
Flashback sur le début des années 80. L'after-punk rugit et mute avec à sa marge une frange encore plus dérangeante et bruitiste : la scène industrielle. Des sons sales, électroniques, une imagerie extrême, les thématiques du punk poussées dans le rouge. Whitehouse émerge au moment où des pionniers du genre comme Throbbing Gristle et SPK s'assagissent en embrassant des formes musicales plus calmes. Ce que la formation de Bennett dénonce en affirmant dès la pochette de son premier album qu'elle entend produire la« forme de musique la plus extrême jamais enregistrée ».
Délibérément infréquentable
Pari tenu jusqu'au milieu des années 2000, avec une vingtaine d'albums au compteur et une fascination sans failles pour les aspects les plus sombres du monde contemporain ; inceste, nazisme, pédophilie, désordres alimentaires, misogynie et meurtres en série, la crème de la crème comme ont coutume de dire les Britanniques. Des amis avaient tenu à me prévenir.« William Bennett n'est pas quelqu'un de facile, si tu dois le rencontrer. Lors de sa venue pour un concert parisien au début des années 80, il avait fracassé le poste de télévision de la personne qui l'hébergeait parce que les programmes lui déplaisaient. » Force est de reconnaître que l'Écossais jouit d'une réputation en deçà de tout soupçon qui, encore récemment, lui a valu de devoir se défendre suite à des coups de téléphone dénonciateurs aux salles européennes qui avaient le malheur de programmer Cut Hands.
Contrairement aux avertissements, nos premiers échanges épistolaires s'avèrent courtois et même cordiaux. Rendez-vous est pris après son concert lyonnais, donné dans le cadre itinérant du Sonic Protest Festival. Dommage, le public est clairsemé dans les entrailles de la péniche, rançon d'un lundi soir pluvieux. Ce qui n'empêche pas Bennett de déployer une armada de percussions tribales métalliques, véritable orgie polyrythmique illustrée de projections vidéo qui empruntent aux films de l'ethnologue français Jean Rouch et au documentaire« Divine Horsemen: The Living Gods of Haiti » de la cinéaste expérimentale Maya Deren. Prestation puissante dont je regrette de ne pas avoir profité dans un contexte plus approprié. Comme convenu, nous nous retrouvons après le concert.
William Bennett / Cut Hands en concert au Sonic. - © Laurent Courau, 2013
Des filles qui se bavent dessus en état de transe...
« On peut dire que le projet Cut Hands a vu le jour par accident, à l'occasion du dixième anniversaire d'Optimo, un club important de Glasgow. Ils avaient déjà programmé Whitehouse, mais c'était la première fois que j'étais invité pour y jouer des disques. Ils m'ont donné carte blanche. » Une occasion rêvée pour ce mélomane averti d'infliger sa collection de musiques vaudous et de percussions rituelles à un public de clubbers plus coutumiers des volutes sucrées de la happy house.« Je connaissais les documentaires de Jean Rouch qui exposent des rituels où les participants réalisent toutes sortes de performances émotionnelles et physiques. Ce qui s'est passé ce soir-là à l'Optimo était proprement incroyable, toutes ces filles qui se bavaient dessus en état de transe. Et j'ai réalisé que c'était la musique ce que j'avais dorénavant envie de faire. »
Une première illumination doublée d'une rencontre avec Raoul, Cubain initié à la Santeria, qui l'entretient des traditions mystiques congolaises où il vient d'effectuer un séjour de deux ans. De l'importance du son dans leurs rituels et de la manière dont les locaux produisent une des musiques les plus intenses à partir de rien : des rochers, quelques morceaux de métal et du gravier. Dorénavant, la machine post-industrielle est en marche.« Afro Noise 1 », le premier album de Cut Hands sort en 2011. Une orgie rythmique qui ne ressemble à rien de connu à ce jour ; les critiques sont dithyrambiques. FactMag titre :« l'ancien leader de Whitehouse joue solo et sort l'un de deux ou trois albums de l'année qui méritent que vous leur consacriez du temps. » Un deuxième opus,« Black Mamba » lui succède à la rentrée 2012 et Cut Hands se voit dorénavant programmé depuis Londres, jusqu'à Moscou ou Montréal.
La magie du vaudou a encore une fois opéré.
Changement de paradigme
Quelques années en arrière, Brian Eno effectuait le voeu de ressentir plus d'Afrique dans nos ordinateurs, à l'occasion d'un entretien accordé au magazine« Wired ». De fait, il est tentant d'imaginer le continent comme l'ultime frontière d'un monde perçu comme fini. Un territoire méconnu car encore difficile d'accès, en pleine mutation, propice à l'élaboration de nouvelles mythologies qui nous sortiront de l'ère post-moderne pour entrer de plein pied dans l'hypermodernité.
Un changement de paradigme salvateur qu'emprunte déjà William Bennett aux commandes de ses machines.
Laurent Courau, avril 2013.
Projections vidéo durant le concert de William Bennett / Cut Hands au Sonic. - © Laurent Courau, 2013
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