CAPTAIN CAVERN « VOYAGES SOMNAMBULES DANS LES GALAXIES VIRTUELLES »


Enregistrement : 08/02/2023

Si l’on devait réaliser un panorama du milieu underground parisien depuis les années 1980, il serait impossible de ne pas évoquer Captain Cavern, l’un des artistes les plus actifs et les plus polyvalents de ces dernières décennies.

Cet entretien est le fruit d’une rencontre, motivée par de nombreux témoignages d’autres artistes, eux-mêmes marqués par l’oeuvre de Captain Cavern. Depuis longtemps intriguée par l’univers de cet artiste hors normes, j’ai découvert ses multiples facettes lors de cette interview qui, comme tout son art, m’a fait voyager dans les profondeurs les plus enfouies de notre conscience. En naviguant entre sa musique et sa peinture, en passant par ses dessins, les graphzines et les journaux qu’il a créés au fil des années, ainsi que ses aventures des années punk, j’ai tenté de dresser le portrait d’un artiste surprenant, à la fois par son érudition et par le regard insolite qu’il porte sur le monde qui nous entoure.

Au travers de ses idées et de ses concepts étonnants, Captain Cavern nous fait explorer des dimensions qui appellent à notre imagination. Un univers dont l’accès se dissimule au coeur de ses images, dans un grand vertige kaléidoscopique.


Portrait de Captain Cavern par Dom Garcia.
Propos reccueillis par Alla Chernetska.




Tu prends le pseudonyme de « Captain Cavern » en 1985 dans le cadre de ta participation à l’affichage sauvage organisé par les Frères Ripoulin qui regroupait près de 45 artistes sur des panneaux publicitaires de 4x3 mètres dans le quartier de l’Opéra. Pourquoi « Captain Cavern » ?

Le chanteur de mon groupe Der Pim Pam Poum, dans lequel je jouais du saxophone, me dit un jour : « Tiens, il y a quelqu’un qui fait un fanzine, Blank, qui cherche des dessinateurs ». On est allés au rendez-vous et il nous prend, mon copain et moi, tous les deux, sous le nom Der Pim Pam Poum. C’était en 1983. Mais le groupe a splitté début 1984 et je me suis dit que je ne pouvais plus signer Der Pim Pam Poum. J’ai cherché un autre pseudo.  Le premier était « Duck Sonic », le « Canard Sonique », qui est une allusion aux « canards » en musique. C’est à dire une fausse note, un couac, avec un saxophone, par exemple. Mais il y avait déjà un musicien qui s’appelait Dominique Sonic, je me suis dit que je ne pouvais pas le garder non plus. Après c’était « Pic, pic, pic », mais j’ai découvert très vite qu’il y avait des nommés Pic et Zou qui avaient fait un album chez Futuropolis.  Ensuite j’ai décidé de signer « Le Grand Sympathique », qui est un nerf du système nerveux sympathique, mais personne n’a rien compris la plaisanterie, ça n’a fait rire personne.

À cette époque, Captain Cavern, un dessin animé américain de Hanna et Barbera, passait le samedi après-midi sur TF1 avant l’émission rock Megahertz animée par Alain Maneval (c’est lui qui a fait la première émission punk à la radio, qui s’appelait Pogo sur Europe 1, en 1977). Le pseudonyme « Captain Cavern » était un gag au départ, mais au-delà, ça me rappelait une vision que j’avais eue en improvisant au saxophone avec deux amis guitaristes, quelques années auparavant. J’avais l’impression de piloter un bateau sur une rivière souterraine. Si j’ai choisi ce pseudonyme, c’est sans doute à cause d’une réminiscence inconsciente de cet évènement. Le rapport avec Charon, le batelier du Styx qui conduit les morts aux Enfers dans la mythologie grecque, est venu après.

Entre le gag, la mort et le dessin animé, au-delà de la référence au batelier du Styx, que symbolise ce pseudo pour toi ?

C’est aussi une allusion à Orphée qui représente la quintessence du poète. Quand il chantait en s’accompagnant de sa lyre, Orphée exerçait une force si puissante qu’il enchantait le monde. Il charmait les hommes, les animaux, les arbres et les rochers, les dieux et les monstres. Même les poissons sortaient de l’eau pour l’écouter. Il suivra Eurydice dans le monde souterrain et, malgré la force de sa poésie, il ne pourra la sauver car il a imprudemment rompu la promesse de ne pas se retourner avant la sortie des Enfers. Le film Orphée de Jean Cocteau, sorti en 1950, fut le plus important vecteur de ce mythe pour moi. Il a une force divine. C’est la poésie incarnée.

Hermès est aussi une référence fondamentale. Outre qu’il est le dieu des voyageurs et des voleurs, c’est le psychopompe, conducteur des âmes des morts dans l’autre monde.  L’hymne orphique consacré à l'Hermès souterrain, chthonien, le qualifie de « Maître des morts ». Je précise que, dans l’exposition L’Extraordinaire révélation de la mort hallucinante que j’ai faite avec Jacques Pyon en 1990, j’ai fait une toile qui s’appelait Les Maîtres de la mort sans savoir qu’Hermès était nommé ainsi.

Peux-tu nous raconter quand tu as fait tes premiers dessins ?

Je dessinais tout le temps, mais personne ne s’intéressait à ce que je faisais. Dès l’âge de dix-sept ans, j’ai commencé à montrer mes dessins, tout d’abord dans les conventions de bande dessinée, puis aux éditions Opta qui publiaient les revues Fiction et Galaxie. En 1976, j’ai fait une sorte d’album sur un cahier de dessins qui était un mélange de bandes dessinées et de dessins pleine page au stylo-bille, à l’encre de chine et aux crayons de couleurs. Quand, en 1977, je suis allé à Métal hurlant, Philippe Manœuvre, qui en était alors le rédacteur en chef, m’a reçu, et il semblait intéressé par cet album. Mais j’ai eu le malheur de lui montrer un autre projet en noir et blanc et là il m’a complètement démoli. À cette époque, j’ai téléphoné au groupe Bazooka – qui a  eu une influence fondamentale pour moi – dont j’avais trouvé le numéro de téléphone dans une de leurs premières publications, mais ils ne recevaient personne.

En 1981, après une longue interruption, j’ai réalisé un nouveau projet, une série d’environ cent cinquante dessins, en couleur, au pastel et à l’encre de chine de 10x15 cm, que j’ai insérés dans des albums photos du même format. Le titre : Les monstres du cerveau. L’idée de cette histoire était que tous les monstres que l’on imagine sont fictifs, que c’est une illusion générée par un vortex multicolore. Et l’idée, c’était de faire un diaporama immersif qui serait projeté derrière des musiciens. Mais je n’ai jamais pu réaliser cette idée d'immersion totale dans l’image. Au départ, j’avais fait une bande-son tout seul, sur un mini K7 à une piste, au saxophone ou avec une guitare, instrument dont je ne sais pas jouer. C’était une musique brute. L’année suivante, j’ai trouvé des musiciens et un chanteur pour réaliser mon projet. Je ne voulais pas vraiment faire un groupe, mais pourtant c’est comme ça qu’est né « Der Pim Pam Poum ».

Comme je l’ai dit plus haut, c’est par l’intermédiaire de Pim Pam Poum que j’ai publié mes premiers dessins en 1983 dans le graphzine Blank qui réunissait principalement des élèves des Arts Déco. J’ai eu envie de les rejoindre parce que Placid et Muzo, dont j’avais entendu parler dans un article de Métal hurlant, y participaient. Il me semble qu’ils étaient présentés par Elles sont de sortie,  le zine de Bruno Richard et Pascal Doury que je connaissais de longue date. Certains des artistes de Blank, comme Pierre Huyghe, Claude Closky, Xavier Veilhan, sont devenus des célébrités de l’art contemporain. Avant, je n’intéressais personne, mais eux, ils ont complètement flashé sur moi. Et quand j’ai rencontré Placid, en 1985, il m’a fait connaître Daniel Mallerin. Et Mallerin m’a pris en charge. 

À 19 ans, tu inventes le concept de « l’art inefficace », tu peux expliquer ce concept ?

C’était l’idée d’un art qui se débarrasserait de la séduction, de la notion de beauté, d’harmonie. Un art qui ne chercherait pas à attirer l’attention ni appâter. C’est comme une sorte de langage inutile qui ne chercherait pas à exprimer quelque chose. Il ne sert à rien. Il est sans but, sans sujet, sans objet. Rien à voir avec le savoir-faire et le faire-savoir. Il existe comme ça, sans rien demander à personne. S’il a un sens, ce sens ne sera pas recherché. Sa force apparaîtra d’elle-même sans justification. Le sens apparaîtra de lui-même s’il existe, un sens qui nous dépasse, qui appartient à une nécessité qui nous échappe et qui pourtant est en nous, mais que nous ne comprenons pas. Dans ce concept d’« art inefficace », il y avait aussi l’idée d’espaces interstitiels. C'était un avant-goût de l’exposition Chasse scientifique

Dans ton texte pour l’exposition Chasse scientifique qui date de 1991, tu dis que tu cherches des images cachées dans la réalité qui nous entoure :  papier peint, motifs répétitifs ou bien dans un état de sommeil.

C’est très important. J’essayais de traquer les images dans l’image, qui nous échappent et l’envahissent à notre insu. C’était une chasse aux fantômes. C’est proche de l’expérience psychédélique où l’univers quotidien est soudain métamorphosé, habité par une « inquiétante étrangeté ». Ces espaces interstitiels qui peuplent les images me font penser aux dessins des tapis de style Persan qui représentent des formes hypnotiques colorées faisant divaguer l’imagination. Il y a aussi Jeu, une nouvelle de Roald Dahl qui raconte l’histoire d’un enfant qui joue sur un tapis. Il regarde le tapis et y voit des serpents, une jungle, une rivière noire.  Et il se noie dans le tapis, il est englouti par le tapis, parce que les images sont vivantes. 

Mais pourquoi Chasse scientifique ?

Scientifique, parce que c’est systématique et mathématique, c’est comme un processus, comme de construire une machine pour chasser les visions souterraines.

Pour les attraper ?

Oui, voilà. C’est ça, l’idée, c’est d’attraper les images cachées comme dans les devinettes de notre enfance. 

Souvent tes dessins, peintures sont faits en vortex, les mouvements de lignes brouillent la conscience, mais aussi le titre de ton exposition, Vertige, évoque la perte des repères, comme si tu créais un univers transcendantal parallèle qui nous engloutit. Dans ton texte pour cette exposition, tu dis: « Quand le sens a disparu, la forme et la couleur prennent un pouvoir tout autre. Les images vous donnent le vertige. »

Mon premier souvenir de lecture, c’est Le Magicien d’Oz, dans la Bibliothèque Rose. Ce livre m’a tellement impressionné que je l’ai relu immédiatement après l’avoir terminé. Il raconte l’histoire de Dorothée, une petite fille dont la maison, prise dans le vortex d’un cyclone, est transportée au merveilleux pays d’Oz. Pour retourner dans son pays, elle doit trouver le magicien d’Oz qui gouverne la cité d’émeraude. Mais le magicien est un escroc. Tout était donc déjà là, le vortex, le merveilleux et l’escroquerie ! Mais surtout le vortex. Il s’est probablement ancré si profondément dans mon inconscient qu’il a resurgi avec toute sa force dévastatrice dans mon imaginaire au fil des années. Quand j’avais une dizaine d’années, j’ai fait une chute dans la cour de récréation de l’école en courant. D’un seul coup, la réalité s’est désintégrée.

Il m’est arrivé aussi, bien plus tard, d’être avec des amis et, sans avoir pris de substance particulière, d’un seul coup, ne plus les reconnaître, comme si leur identité s’était désintégrée. De ces expériences est né VertigeVertige, ça a été tout d’abord un livre, puis j’ai donné le même titre à une exposition et ensuite à un journal qui a eu sept numéros. Un titre répété jusqu’au vertige ! J’ai même fait un article sur le générique du film d’Hitchcock, Vertigo, dans un des numéros du journal. Il faut noter que ce journal a eu trois numéros un. Tout d’abord Vertige du numéro 1 au numéro 5, puis Nouveau Vertige pour le numéro 6 et enfin Vertige international pour le 7. C’était pure fantaisie de ma part, pour augmenter l’effet vertigineux, labyrinthique de l’ensemble.

Il y a aussi cette citation de Kandinsky dans L’Art fantastique, de Marcel Brion, qui a provoqué en moi un grand vertige.  Comme tu me parles de cette explosion de la réalité, je peux dire que c’est venu de là : « La désintégration de l’atome fut dans mon âme comparable à la désintégration du monde entier. Les murs les plus épais s’effondrèrent soudain. Tout devint incertain, vacillant et peu substantiel. Je n’aurais pas été surpris si une pierre s’était dissoute dans l’air, devant moi, et était devenue invisible ». 

Ce vortex qui revient régulièrement dans tes œuvres est-il un geste déclencheur, une technique de l’hypnose qui nous entraine dans les profondeurs de notre conscience, un passage obligatoire pour accéder à ton univers… ?

Bien sûr. J’ai fait une histoire, Les Monstres du Spasmocolor, en 1988, qui était une sorte de rappel et de prolongement des Monstres du cerveau que j’avais fait en 1981, où c’est un professeur qui invente un moyen de traverser des réalités diverses au moyen d’un vortex. Ce professeur s’appelle « Microbius », ce n’est pas un hasard, c’est une allusion au monde microbien, ce qu’on retrouve dans Les Troglodytes attaquent, publié peu de temps après. D’ailleurs « vortex » et « vertige » sont des mots proches qui évoquent un tourbillon qui fait perdre pied ou transporte dans un autre monde. Donc un vortex, c’est un passage dans une autre dimension et c’est ça qui m’intéresse dans la Chasse scientifique, à la base, parce qu'après j’ai évolué. C’est un fait d’arriver à capturer en une seule image une multiplicité d'univers parallèles en même temps afin que l’image ne meure jamais, c’est-à-dire qu’elle soit, tout le temps, génératrice de mouvement et de voyage. Mais ma conception récente est que maintenant j’ai l’impression de fabriquer des machines avec, comme outils, mes pinceaux et la couleur, des engins mécaniques qui permettent de voyager à travers les univers. L’image est mon véhicule, mes peintures sont des moyens de transport pour atteindre mon monde. 
 
Donc, c’est toi, Captain Cavern, qui, au travers de ces espaces multidimensionnels, transporte des gens dans une autre dimension ?

« Briser le mur de la mort ». Pourquoi pas ! Incroyable que nous considérions la mort comme une fin inéluctable, alors que nous sommes incapables de comprendre ce qu’est la vie et la réalité.

Justement, avec Jacques Pyon vous avez fait un projet en 1990 sur le Livre des morts tibétain.

J’avais lu le Livre des morts tibétain pendant un voyage au Mexique et, au retour, j’ai eu l’idée de cette exposition qui s’appelle L’extraordinaire révélation de la Mort Hallucinante. C’est l’idée que la mort n’existerait pas, serait une hallucination. 

Dans ton texte publié pour l’expo Vertige de 1994, tu dis : « à travers ses dessins, sa peinture, l’artiste exprime son IDÉAL » et aussi que, pour toi, « les images sacrées sont : mer, montagne, poussins, comme symbole de la pureté immaculée ». Est-ce que cette pureté enfantine symbolise le regard vrai, non corrompu de la réalité, un idéal que l’adulte a du mal à atteindre à cause de nombreux calques qui brouillent la perception ?

Vers l’âge de 16 ans, j’ai fait un cauchemar. Au réveil, j’ai pensé qu’il fallait que je dessine ce qui me faisait peur. Ce fut un tournant décisif. C’est là que j’ai commencé à ouvrir des portes vers l’inconnu. J’ai découvert un moyen de résister contre la peur et de lutter contre les forces qui voudraient nous faire oublier la puissance du monde primitif. C’est dans cet univers effrayant de l’enfance que se cache le merveilleux qui enchante la vie. Dans ma jeunesse, j’ai été très impressionné par l’affiche du film Freaks de Tod Browning, qui venait de ressortir. C’était en 1969, j’avais 13 ans. J’ai vu le film longtemps après mais ça a été un choc énorme et j’ai fait des cauchemars pendant des années. Mais voir le monde à travers le prisme de la peur et de la monstruosité, c’est affronter la réalité cachée. C’est là qu’on découvre que le merveilleux est au aussi dans l’horreur.

Donc, avoir un regard plus pur sur la réalité ?

Complètement. Pur, filtré, comme si j’étais complètement aliéné. Et d’ailleurs, ce qui m’a beaucoup plu quand j’ai voyagé, c’était de ne pas comprendre la langue.

La musique t’a pas mal influencé ?

Je n’écoutais pas du tout de musique avant l’âge de 17 ans. Mais quand le film Graine de Violence est passé à la télé, j’ai eu une révélation. Rock around the Clock de Bill Haley and the Comets était la chanson du générique. Après, j’ai découvert Kraftwerk et Neu !, le Velvet Underground et Gene Vincent, le rockabilly, Captain Beefheart, le Free Jazz. Puis, plus tard, le punk (surtout la deuxième vague en 1981), les Cramps et le hardcore américain… Hendrix, les Beatles, les Doors, les Rolling Stones, pour moi c’était zéro. Mais j’étais désormais mordu. Pendant des années, j’allais très souvent aux concerts. Je voulais jouer de la musique. En 1975, j’ai acheté un saxophone et j’ai joué comme ça. Sans aucune formation. J’ai joué avec des amis, puis des groupes. Sporadiquement avec Atom Cristal, un groupe de musique électronique avec qui j’ai fait quelques concerts, puis, en 1979, j’ai participé au tout début du groupe Ici-Paris. Je n’y suis pas resté longtemps et je n’ai jamais fait de concert avec eux. Puis, en 1982, est né le groupe Der Pim Pam Poum. Ce n’est pas moi qui ai trouvé le nom, c’est le bassiste du groupe. Il m’a dit : « Comme tu es un fan de rock allemand, on n’a qu’à mettre ‘’Der’’ devant ».

En 1984, j’ai rencontré l’association Paris Bar Rock qui deviendra plus tard Les Barrocks et qui existe encore aujourd’hui. Elle a été créée par Rascal et son complice Ronan. Rascal, fondateur de Creepy Crawly, le fan club du groupe anglais psychobilly The Meteors, était le manager des Wampas, alors débutants. La particularité de Paris Bar Rock était, comme son nom l’indique, de faire des concerts dans les bars, ce qui n’existait pas en France à l’époque et qui d’ailleurs posait de nombreux problèmes de voisinage, les obligeant à souvent changer de lieu. On peut dire que c’est là qu’est née la scène alternative. Pour chaque concert, il y avait un programme photocopié sur une feuille A4 pliée en deux pour présenter les groupes. J’y ai beaucoup participé au début. Et j’ai aussi fait quelques affiches ou des décors pour des concerts. J’ai arrêté à la fin des années 1980. 

J’imagine, les bandes-dessinées t’ont aussi inspiré… 

La musique a beaucoup compté pour moi mais aussi, bien avant, la bande dessinée et le cinéma. Avant même d'avoir appris à lire, on m’achetait des bandes dessinées. On peut même dire que j’ai appris à lire avec les bandes dessinées. Je tournais les pages en regardant les images. C’est aussi avec les BD que j’ai appris à dessiner. Les BD que je lisais à l’époque étaient surtout des petits formats. Mon plus lointain souvenir remonte à Blek Le Roc. Il y en avait de tous les genres : western, guerre, comique, aventures, science-fiction. Ça a duré des années. Sur les marchés à l’époque, il y avait des bouquinistes chez qui on pouvait acheter des BD d’occasion et les échanger à moitié prix quand on les avait lues. J’en ai lu des quantités jusqu’à l’âge de dix, douze ans. Bien sûr, il y avait aussi le Journal de Mickey, TintinTintin, l’hebdomadaire, parce que les albums étaient trop chers. J’ai tout de même réussi à lire tous les albums parce qu’on me les prêtait. 

Mais il ne faut pas oublier le cinéma. J’y suis allé très jeune tout seul. Et puis, très jeune aussi, je suis allé à la cinémathèque. À treize ans, en 1969, j’étais abonné à L’Écran fantastique, qui était un fanzine à l’époque. De plus, la télé passait des quantités de classiques, ce qui a construit une solide culture cinématographique pour ma génération. Mon souvenir le plus marquant, c’est Psychose que j’ai vu à douze ans en prime time à la télé, ce qui serait complètement inconcevable actuellement. Difficile de comprendre l’ampleur du choc ! En 1974, j’ai découvert le nouveau cinéma allemand qui a beaucoup compté pour moi. Notamment les films de Werner Schroeter, Hans Jürgen Syberberg, Daniel Schmid (Suisse) et Werner Herzog. Toujours la même année, j’ai vu Pink Flamingos de John Waters, grâce au critique Jean Louis Bory qui en a parlé dans l’émission Le Masque et la plume sur France Inter. Le film était présenté au Festival de Cannes en dehors de la sélection officielle.  Quand il est sorti en salles, je me suis précipité. La claque ! surtout le passage de l’homme au trou du cul dansant en gros plan sur Surfin’Bird des Trashmen.

Comment l’époque punk a-t-elle commencé pour toi ?

Quand j’étais jeune, j’allais dans toutes les manifs. Je me rappelle la première où j’ai été, c’était en 1973. J’avais 17 ans, donc 5 ans après 1968. J’y étais allé avec des amies gauchistes et mon meilleur copain. Nous étions lycéens. Il y avait plein de militants casqués qui faisaient des chaînes partout, des trotskistes, des maoïstes.  Mais moi, je voulais sortir de la manif organisée. Mon copain et moi on se sentait emprisonnés dans cette manif et notre but c’était de passer à travers les chaînes et se retrouver devant, alors que tous les anars étaient derrière. Et à un moment, on a réussi à passer à travers les chaînes, ce qui m’a valu un coup de poing dans la figure.  Et on s’est retrouvés avec ce qu’on appelait à l’époque les « éléments incontrôlés », des groupes informels qui étaient complètement en dehors des concepts classiques de la politique. Parmi ces gens dont certains étaient plutôt louches, il y avait Titus, une figure proto punk, qui formera par la suite le groupe de figuration libre En Avant comme Avant. Par la suite, on n’arrêtait pas de voir Titus aux concerts. Plus tard, il traînait souvent avec Alain Pacadis. À cette époque, je croisais aussi la bande à Rodolphe, à la cinémathèque, c'étaient aussi des punks avant l’heure. On était déjà punks, mais on ne le savait pas. Déjà dans mon enfance, il y avait les hippies et avant, les beatniks, mais, à l’époque de mon adolescence, ça a complètement dégénéré, c’est devenu baba cool. Je n’ai jamais pu les supporter ! Dans mon lycée, il n’y avait que ça. La grande mode, c’était le folk. Quelle horreur !

Dans une interview, tu parles de  « police des cerveaux », qu’on voit notamment dans Voyages somnambules dans les galaxies virtuelles. Est-ce que ces personnages sont en rapport avec la « police de la pensée » de George Orwell, dans 1984 ?

C’est exactement ça, mais ce n’est pas 1984 qui m’a inspiré, c'est Who Are the Brain Police ?, une chanson de Frank Zappa dans l’album Freak Out, qui vient, sûrement, directement, de la « police de la pensée » dans 1984. Le roman 1984 fait partie de ces livres, comme Sur la route, de Jack Kerouac, que je ne voulais pas lire. Pour moi, c’était la culture baba cool. Puis, j’ai enfin lu Sur la route et 1984 à plus de cinquante ans. J’ai eu tort de ne pas les lire avant, je m’étais gravement trompé. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire…


Pourquoi toi-même tu inventes ta propre « police des cerveaux » ?

C’est en rapport avec la société de contrôle, un concept très présent chez William Burroughs. C’est en dehors des concepts classiques de la politique, mais c’est très politique. La « police des cerveaux », vue sous l’angle de Burroughs, implique que - pour échapper au contrôle - il faut savoir se rendre invisible. 

Est-ce que la « police des cerveaux » suppose le contrôle seulement extérieur ou le contrôle de soi-même aussi ?

Il faut savoir passer pour innocent pour pouvoir transmettre des idées qui sont complètement interdites. L’underground, c’est tout ce qui est interdit, c’est complètement clandestin, c’est ça l’idée… si on est invisible, on ne nous déchiffre pas. Ma réalité, c’est la réalité cryptée. 

Dans tes œuvres, l’espace social, souvent violent, est représenté avec un langage proche de l’univers enfantin. Est-ce que cette manière de décrire la réalité violente par le langage enfantin, c’est le moyen d’échapper au contrôle ?

Oui, parce qu’il n’y a pas de filtres chez les enfants. Les enfants, pour moi, ce que j’appelle le « petit peuple » ou le « peuple jouet », c’est aussi bien maléfique que bénéfique, comme dans le monde des fées. Il y a une sorte de force tellurique chez les enfants. Le langage de l’enfance c’est un langage naturel, comme chez les animaux. D’ailleurs, on ne parle jamais de la pensée animale, et pourtant elle existe. C’est la pure nature et, chez les enfants, il y a encore ça. Mon idée, c’était de cacher et préserver cette force, c’est la raison pour laquelle je cherche à multiplier le sens de mes images. Il faut préserver l’ambiguïté pour arriver à passer à travers le langage coercitif. 

En fait, c’est une façon de s’exprimer non verbale…

Oui, c’est ça, c’est inconscient et, en même temps, c’est vital de dépasser l’expression verbale.

Tu parlais de William S. Burroughs, peux-tu préciser quel impact il a eu sur ton travail ?

Burroughs est une de mes sources d’inspiration principales. Le cut-up, une invention de son ami Brion Gysin est l’un des principaux moteurs de l’œuvre de Burroughs. Avec le cut-up, il tente de reproduire les distorsions spatio-temporelles de la pensée. Les livres de Burroughs qui comptent le plus pour moi sont Nova ExpressLe Ticket qui explosa et Le Festin nu. Leur forme est la seule possible pour exprimer la simultanéité des univers. Ces livres nous emmènent physiquement à travers l’infini de l’hyperespace. C’est de l’hyper science-fiction, un court-circuit de la réalité. C’est ça, l’essence du punk, l’électrocution des sens ! En connexion directe avec Burroughs, la machine à rêver (Dreamachine), un cylindre tournant lumineux qui génère des images hallucinogènes, également conçue par Brion Gysin, est tout aussi capitale pour moi.
 
Tu as dit dans une interview que Marcel Duchamp avait une importance cruciale pour toi, peux-tu expliquer quelles idées de Duchamp t’ont intéressé ?

Trois aspects de l’œuvre de Duchamp m’ont principalement intéressé. Tout d’abord, c’est la quatrième dimension et, plus précisément, la projection d’une quatrième dimension sur un espace à trois dimensions : ce que l’on voit dans l’image est la dimension visible d’un univers invisible comparable à la partie sous-marine d’un iceberg. Une image de ce type suggère un passage vers des univers parallèles. Je considère mon travail comme conceptuel, dans la mesure où ce ne sont des images rétiniennes figuratives qu’en apparence. Ensuite, les rotoreliefs conçus pour produire l’illusion du volume sont un des autres aspects fondamentaux de l’œuvre de Duchamp, qui préfigure l’art cinétique. Conçus pour produire l’illusion du volume, ces disques colorés aux motifs psychédéliques avant l’heure s’utilisent sur un phonographe, tournant comme la « dreamachine » de Gysin. Et enfin les ready-made, une nouvelle version du réalisme dans l'art en le poussant à l'extrême et qui sera repris par les Nouveaux Réalistes. Mais La roue de bicyclette est aussi une œuvre symboliste d'un nouveau genre. Ce n’est pas juste un simple objet mais une représentation du mouvement cosmique. Duchamp est l’inventeur de l’art conceptuel. Mais il faut, quand même, remonter à Léonard de Vinci qui qualifiait la peinture de cosa mentale : pour lui, le projet même de l’art est une « chose mentale », une « chose de l’esprit ». Ce qui importe, c’est ce qui se passe dans la pensée, avant l’exécution de l’œuvre elle-même.

Dans l’art conceptuel, le langage est fondamental. Mais moi, j’essaie de créer un nouveau langage à partir des images. Des images qui peuvent être des véhicules de l’indicible, de ce qui est au-delà de la compréhension, parce que leur signification primordiale, inaliénable est au-delà du langage fabriqué par la civilisation coercitive. C’est un monde visionnaire qui déborde de toutes les barrières du bon goût.

Dans ton univers, il y a plusieurs sources d’inspiration, un mélange des styles qui se succèdent, d’une publication à l’autre, d’une œuvre à l’autre. Mais il y a une sorte de continuité, par exemple, les personnages comme les organismes monocellulaires des Troglodytes attaquent apparaissent dans Psychic Murder Show

J’aime reprendre des idées d’une œuvre à l’autre. Zappa appelait ça la « continuité conceptuelle ». Les Troglodytes apparaissent à plusieurs reprises. Tout d’abord, il y a deux zines intitulés Les Troglodytes attaquent, ensuite, ils reviennent dans le livre Psychic Murder Show et enfin dans La Troglosphère, une série de dessins publiée dans le journal de hackers, Hackademy Journal. Dans mes publications, les Troglodytes sont des espèces de microbes qui vivent dans des cavernes souterraines ou sous l’eau. Et d’ailleurs, on a découvert par la suite que des bactéries ont survécu plusieurs millénaires dans l’Antarctique. Ces formes de vie ont été trouvées sous 27 mètres de glace, dans un environnement dépourvu d’oxygène. Et moi-même, comme par hasard, j’ai subi récemment deux attaques de bactéries à trois mois d’intervalle. 

Et pourquoi ces bactéries ont tant retenu ton attention au départ ?

C’est lié au concept de « chasse scientifique » et aux « espaces interstitiels ». La recherche d’une vie cachée dans les images, qu’on pourrait assimiler à un univers microbien. 

Les choses invisibles, mais qui existent pourtant, on peut les observer dans le microscope…

Mais complètement ! Nous sommes habités par les micro-organismes.  Pascal parlait des mondes infiniment grand et infiniment petit… Lorsque j’ai contracté la une septicémie, j’étais comme possédé, comme si des forces étrangères pilotaient mon cerveau. Comme si le monde infiniment petit s’était emparé de moi.  

Je pense que, quand on regarde une œuvre d’art, il faut toujours essayer de trouver un angle de perception par lequel on peut entrer dans l’univers de l’artiste.

Ce qui est intéressant, ce que finalement tous les peintres font, avec plus ou moins de réussite, c’est vraiment de capter le mystère, même involontairement. Les grands peintres ne font pas de simples images. La Dentellière de Vermeer, au Louvre, qui est un petit tableau (24,5×21 cm), pourrait presque passer inaperçu. Le sujet semble banal. Pourtant Vermeer a capturé la force indicible de la lumière. On est frappé par la modestie de cette œuvre qui pourtant dégage une puissance inouïe. Combien d’artistes ont une ambition démesurée. Ils ne pensent qu’à faire un chef-d’œuvre immortel, souvent d’un format monumental, c’est très courant dans l’art académique. Quant à moi, je tiens à rester modeste. J’ai toujours été bercé par la culture populaire : la bande dessinée, le cinéma, la fête foraine. Un de mes personnages favoris vient d’une comptine anglaise, There Was a Crooked Man (Il y avait un homme tordu). Un personnage drolatique dans un monde drolatique. Je m’en suis inspiré pour écrire une chanson pour Der Pim Pam Poum et je l’ai souvent dessiné. Cette comptine est à l’origine d’un roman d’Agatha Christie, La Maison biscornue (Crooked House) :

LE JOUEUR DE POKER

Refrain
Je suis le joueur de poker
Je suis un mec tordu
J’ai des atouts en contreplaqué
Et j’vous paye en guimauve
Et j’vous paye en guimauve
Et j’vous paye en guimauve

As de pique, As de cœur
Circulent sous mon costume
Et sortent toujours au bon moment
Et quand j’abaisse mes atouts
La table jette des éclairs verts

Refrain
Je suis le joueur de poker…

Mon cœur bat sous mon smoking
Et quand je joue ça met du swing
Mes dents sont comme le clavier d’un piano
Mes yeux sont des ampoules électriques

Refrain
Je suis le joueur de poker…

Dans la baraque de tir
Où défilent les cartes à jouer
Ma carabine ne rate jamais la cible
Roi de trèfle, As de pique, Dame de carreau
Sont toujours touchés en plein cœur

J’ai aussi écrit une chanson sur un autre de mes personnages favoris, le Joker. Une créature guignolesque mais qui fait peur. Le Fou dans les tarots ou les échecs.

LE JOKER

Je suis le Joker
Et je ricane.
Vous ne pouvez pas
Compter sur moi.
Je suis enfermé
Dans une boîte.
Et je suis assis
Sur un ressort.
Quand je veux sortir
Je bondis.
Propulsé
Par ce ressort.
Parfois mes
Plaisanteries
Sont vraiment
De mauvais goût.
Je ne peux
Jamais, jamais
M’empêcher de ricaner.
Quand une histoire
N’est pas claire
C’est encore un
Coup du Joker.

Je suis fasciné par les charlatans, les marchands de rêve. Les prestidigitateurs, les escrocs, les charlatans. J’adore les univers forains, le cirque, ce monde de l’illusion où tout est faux-semblant, jeux de miroirs, chausse-trapes et double-fonds. Ce monde truqué où la vérité est dans les coulisses derrière les panneaux bariolés des façades. Où les bonimenteurs jouaient un rôle fondamental pour attirer les passants dans les cirques et les baraques d’attractions où se cachaient de vrais monstres ou des créatures d’illusion nées de jeux de miroirs.

Mais, en même temps, ils créent un univers où les gens ont envie de se plonger… 

Oui, parce que ça touche la soif d’inconnu, de rêve et d’évasion qui nous habite, quitte à parfois nous faire perdre complètement le sens des réalités.

Dans mon monde, il y a beaucoup de références au carton-pâte et à l’illusion, aux décors en trompe-l’œil des théâtres et des fêtes foraines, au cinéma de Georges Méliès. Un monde peuplé de poupées, de marionnettes, de mannequins. Guignol et Grand-Guignol. Le Père Noël, le Croquemitaine, sont à la fois enfantins et inquiétants. Comme le fameux clown de Stephen King dans Ça, qui est un être diabolique, comme les poupées dans le film Dolls de Stuart Gordon ou Chucky. Ce sont des éléments fondamentaux de la culture enfantine, mais on bascule très vite dans l’ambiguïté quand on utilise l’imagerie enfantine. Et la forêt aussi, bien sûr, est à la fois un monde merveilleux et qui fait peur, comme dans les contes. On s’y perd facilement.  Mais les enfants aiment avoir peur, et faire peur aussi, se cacher et puis surgir d’un seul coup. 

Et le train fantôme dans tes œuvres, qui nous amène dans un univers complètement inconnu ?

Mais complètement ! Le train fantôme c’est, peut-être, l’image de la fête foraine qui m’a le plus marqué. Ce qui est fantastique dans le train fantôme, c’est sa structure. On s’installe dans des wagonnets et ça démarre. Le wagonnet avance à un rythme saccadé. Il pousse bruyamment les portes cloutées et tourne brusquement comme s’il manquait de percuter le décor macabre plein de squelettes enchaînés derrière des barreaux, de chauve-souris et de toiles d’araignées. Au milieu des hurlements et rires macabres, un type déguisé en monstre vient vous chatouiller en s'accrochant derrière le wagonnet. C’est le lieu de tous les fantasmes, sortira-t-on de cet enfer ? C’est la porte d’entrée dans la peur la plus primitive.

Est-ce qu’il y a, derrière ce mélange de différentes références et univers, une volonté d’entrainer le spectateur dans une autre réalité où on peut vivre autrement, d’après une autre logique, comme si tu voulais montrer qu’on peut vivre autrement dans ce monde ?

Exactement ! Et d’ailleurs, je l’ai dit dans mes textes que mon univers c’est de me nourrir de tout. Tout sert à mon univers. 

Oui, je veux montrer que ce qu’on pourrait penser comme la réalité, n’existe pas. La plupart des gens acceptent de vivre dans un monde qu’ils croient réel alors qu’il suffit d’un peu de réflexion pour comprendre que rien n’est stable. L’histoire nous l’a tragiquement prouvé. Ce sont les valeurs auxquelles nous croyons qui nous sécurisent et nous empêchent de voir les choses telles qu’elles sont. Mais l’entropie est partout. Si on n’accepte pas l’ordre établi, on peut vite se rendre compte qu’il est bâti sur du vent. Si on essaie d’être soi-même, on comprendra très vite que notre intelligence, notre acquis dès la naissance, nous suffit pour comprendre le monde. Grâce à cet acquis, on pourra toujours s’en sortir, sans les leçons qui nous asservissent et qui souvent sont dépassées. On naît modernes et toute l’histoire est en nous. Mais notre aptitude à l’autodestruction est sans limites.

En effet, il y a plusieurs logiques possibles, plusieurs façons possibles de voir la réalité.

Disons que si beaucoup de gens finissent mal, c’est parce qu’ils ont un univers trop étriqué, ils s’emprisonnent tous seuls. Et, par exemple, le pouvoir politique classique, c’est ça. C’est pour ça que je préfère me situer complètement en dehors de ces histoires. Pourtant, en 1973, j’étais super énervé parce que j’étais trop jeune pour 1968 et trop vieux pour les punks, ce qui était complètement faux, car Johnny Rotten a 10 jours de moins que moi. 

On dit souvent que graphiquement tu es plus proche de la Figuration libre, tu en penses quoi ?

Finalement je n’ai découvert la Figuration libre à proprement parler que tardivement, en 1982, il me semble. Ce qui m’a vraiment influencé dans le genre, c’est une peinture du Groupe Normal (Milan Kunc, Jan Knap, Peter Angermann) à la biennale de Paris en 1980 au musée d’Art moderne de la ville de Paris, qui était exposée à l’extérieur du musée où la manifestation avait lieu. C’est surtout Milan Kunc, un des trois membres, qui a compté pour moi. Peu après, il a fait la pochette d’un disque du groupe allemand Der Plan que j’ai aussi énormément appréciée, ainsi que sa peinture en général. Bien sûr, j’ai beaucoup apprécié les frères Di Rosa mais j’ai été beaucoup plus influencé par Nina Childress et ses peintures moqueuses à l’époque. Ce côté moqueur et caricatural a été un déclencheur important dans mes débuts en peinture. Mais je dois préciser que c’est grâce à Jissé, l’éditeur du graphzine Blank, que j’ai commencé à faire de la peinture, en 1985. Avant je ne faisais que dessiner. Un jour, il m’a emmené chez sa mère et mis à ma disposition de quoi peindre. Et ça a marché.

Quand as-tu commencé à publier tes propres graphzines personnels ?

C’était en 1984, j’ai commencé par Vertèbres Comix, que j’ai fait avec l’aide technique d’Y5/P5, avec qui j’ai été très proche. Comme je l’ai dit plus haut, j’ai connu le milieu des graphzines à partir de 1983 via Der Pim Pam Poum, mon groupe de musique. C’est par la musique et pas par le dessin que j’ai pu rencontrer des gens dans ce milieu. 

Peux-tu parler d’autres graphzines que tu as réalisés ?

Vertèbres Comics en 1984, était mon premier zine. Puis Mini Vertèbres et enfin Vertèbres en 1985. La même année, j’ai fait Cauchemar qui a été produit par Jissé chez Blank mais dans lequel j’ai une place prépondérante. Il contient une BD de trente pages qui devait paraître dans le magazine Zoulou mais celui-ci s’est arrêté juste avant. Ensuite j’ai fait Crimsex qui a eu cinq numéros. Pacôme Thiellement m’a publié trois zines. Deux étaient intitulés Les Troglodytes attaquent et le troisième, Peut-on être trop gentil ? 

Pourquoi es-tu passé du format graphzine au format journal ?

Nous faisions des graphzines parce que nous n’avions pas d’éditeur. C’était peu coûteux à réaliser. Daniel Mallerin a édité Vertige, mon premier livre, en 1994, peu avant l’exposition du même nom. En 2001, une fille que j’avais connue pendant un stage de PAO en 1997 m’a contacté. Elle travaillait dans la presse pour un journal de hackers, Hackerz Voice. L’éditeur lui a demandé si elle ne connaissait pas des dessinateurs de BD underground. Elle m’a mis en contact avec lui et ça s’est super bien passé. Je suis resté cinq ans avec eux, jusqu’à ce que la maison coule.  Au bout de quelque temps, je leur ai proposé d’éditer Cyberwar avec Y5/P5 et Max Perramon. Le journal n’a pas marché, il n’y a eu qu’un numéro. Et après, il y a eu Vertige. Au départ, mon idée c’était de proposer à l’éditeur de reprendre Strip, un journal créé par Placid et un ami à lui, mais il n’a pas été d’accord. Donc il nous a proposé de faire un nouveau journal. Voilà comment Vertige est né. Tout comme pour Cyberwar, nous étions payés. Cependant je me suis retrouvé tout seul à diriger le journal au deuxième numéro, avec Placid à la maquette, et, à partir du numéro 4 jusqu’au numéro 6, j’ai fait aussi la maquette. L’aventure a duré 7 numéros. J’écrivais beaucoup d’articles dans le journal et j’aurais souhaité avoir une vraie équipe rédactionnelle mais ça n’a pas marché et, moi-même, je ne me considère pas vraiment à la hauteur. Je trouve fondamental qu’un journal ait une équipe rédactionnelle solide. Comme Métal hurlant, par exemple, dont j’ai d’ailleurs toujours préféré les articles aux BD (haha !).

Mais ce qui compte, c’est qu’ils sont restés dans l’histoire, peu importe combien de temps ça a duré…

Oui, maintenant c’est devenu culte si on veut. Mais, quand on le faisait, on voulait que ça soit un vrai journal avec des textes sur l'actualité.

Qu’est-ce que l’expression écrite représente pour toi ?
 
La parole est fondamentale pour moi. Elle est indissociable de l’image et de la musique. Il y a une interaction permanente entre ces trois éléments. Même si les moyens d’expression ne font pas appel aux mêmes zones du cerveau, elles peuvent être reliées entre elles pour établir un niveau supérieur d’expression. C’est ce qu’on appelle la synesthésie. L’art total, un rêve ultime !

Qu’est-ce que tu peux exprimer par le texte que tu ne peux pas exprimer par l’image ?

Je dirais plutôt que ce que je ne peux exprimer par le texte, j’essaie de l’exprimer par l’image. J’essaie de créer un nouveau langage à partir des images, en me servant de tout ce qui peut m’aider à exprimer des idées que le langage établi m’empêche de communiquer. C’est la création d'un nouveau langage par l’image. Et ce langage n’est pas dans les mots, j’essaie d’utiliser les images comme des mots, comme une écriture.

Dans tes textes sur tes œuvres et tes expositions, chaque ligne est pleine de sens, chaque phrase compte, c’est très dense et il n’y a rien de superflu…

C’est fondamental ! Le texte est un élément fondamental. Il n’est pas explicatif. Il a sa propre valeur, indépendamment des images. C’est l’égal de l’image. 

Quand j’écris, il y a vraiment une recherche de style et j’élimine continuellement des mots, pour aller à l’essentiel, pour que les mots aient une force énorme. Mes textes, c’est une dimension complémentaire par rapport à l’image, ça me permet de donner de nouvelles perspectives. Tout ce que je fais s’interpénètre, il y a une interaction permanente. Comme je l’ai dit, les images que je fais, c’est aussi une façon de parler, un langage. Et tout, mis bout à bout, ça parle. Il y a un flux permanent entre paroles et images, c’est musical.
 
Est-ce que dans tes œuvres il y a une dimension autobiographique ? 

Tout ce que je fais, c’est entièrement autobiographique. Ce n’est pas de l’auto-fiction, contrairement à ceux qui racontent leur vie en BD, mais ce que j’exprime, ce n’est que mon vécu, mais un vécu transcendant.

C’est autobiographique dans le sens émotionnel…

Oui, ce n’est que ça ! Oui. Tu as touché le sens profond de ce que j’essaie d’exprimer. Ce n’est que de l’émotion. Oui, c’est ça, c’est inconscient et, peut-être pour cette raison, c’est vital.

EXPOSITIONS DE CAPTAIN CAVERN

Mer et Montagnes, galerie Margot Virgil (1988)
Le Monde Magique de Captain Cavern, galerie Margot Virgil (1990)
L’Extraordinaire Révélation de la Mort Hallucinante, avec Jacques Pyon (1990)
Chasse scientifique, boutique de l’Art modeste d’Hervé Di Rosa (1991)
Maisons en tous genres, Galerie Michel Gillet (1992)
Vertige,  galerie Guy Cretté (1994)
Vertige Vision,  exposition collective chez Arts Factory (2005)
Diverses expositions dans des bars (2009-2016)
À travers le miroir sans le voir, galerie Corinne Bonnet (2018)



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