SÉBASTIEN RAIZER « CAMION NOIR »


Enregistrement : 07/03/10

Entre Joy Division, le Book of Lies et La Bible satanique, un entretien sur des thématiques « sombres », comme pour mieux exorciser un hiver qui se prolonge. Sébastien Raizer des éditions Camion Noir, également lié à Camion Blanc, leur versant lumineux, s'est prêté au jeu des questions de La Spirale.

L'occasion pour nous de feuilleter le catalogue de l'éditeur « qui sent le soufre » en évoquant les mânes d'Aleister Crowley et d'Anton LaVey, sans oublier de rendre hommage par la même occasion aux grands anciens que sont Adam Parfrey de Feral House et Richard Metzger de Disinformation.



Avant Camion Noir, il y avait Camion Blanc, une maison d'édition consacrée à la musique rock et à ses dérivés pop, punk, metal, gothique ou reggae. Qu'est-ce qui a motivé la création d'une succursale aussi sulfureuse ?

Camion Blanc existait depuis une dizaine d'années avant la création de Camion Noir. Il faudrait faire un peu d'historique. On a fondé Camion Blanc avec des livres consacrés à des groupes qui avaient participé à notre construction personnelle : Joy Division, Cure, etc., toute la mouvance punk et post-punk du tournant 70-80. Et au début des années 00, on s'est rendu compte que les genres musicaux émergents se focalisaient non plus sur leur propre expression lyrique, mais sur des noyaux culturels disparates que l'on peut qualifier de sub-, para-, etc. D'où l'idée, assez spontanée (la décision a été prise en deux minutes) de publier des livres renseignant ces cultures divergentes et para-musicales. On a commencé avec La Bible satanique d'Anton LaVey. Et la suite s'est construite presque toute seule, selon cet angle éditorial.

En parcourant le catalogue de Camion Noir, on pense à des éditeurs américains comme Feral House, la maison d'édition d'Adam Parfrey dont vous avez traduit le premier tome d'Apocalypse Culture, ou dans une moindre mesure aux livres édités par Disinformation. Par contre, je ne connais pas d'éditeur qui ressemblerait, même de loin, à Camion Noir en France. Et justement, quel est le lectorat français pour ce genre d'ouvrages ?

Oui, on a traduit plusieurs livres publiés par Adam Parfrey et Feral House. Et l'un des prochains Camion Noir est le Book of Lies paru chez Disinformation. Pour répondre à la première partie de ta question, c'est assez simple : éditeur indépendant = liberté éditoriale. Aucune pression, aucune limite, sinon la pertinence du propos, quel que soit le sujet. L'édition anglo-saxonne est bien plus décomplexée sur les sujets dits « sensibles » que l'édition française. Qui en France pour publier l'excellent livre historique de Paul Roland sur la relation entre les nazis et l'occulte ? Alors qu'il me paraît fondamental de documenter cet aspect de l'histoire récente. Je parle bien de documentation, pas de prosélytisme, il n'y a qu'en France qu'il faille le préciser.

Quant au lectorat, d'après la relation que j'entretiens au travers du facebook Camion Noir, j'ai l'impression que ce sont des fans de musique, mais pas seulement. De musique et d'un plus. Goth, metal, dark, etc. Un point commun : un esprit critique affûté, un sens mêlant rébellion et libre-pensée. Des gens de tous âges. Certains très expérimentés, d'autres très curieux, mais tous animés d'un goût prononcé pour l'innovation culturelle – ou d'un dégoût prononcé pour la léthargie de l'industrie de la distraction, selon que l'on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein...

Puisque tu abordes le sujet de l'industrie du divertissement, quels sont les structures éditoriales ou autres dont vous vous sentez proches en France et à l'étranger ?

En France, ce sont plutôt des lieux comme la Demeure du Chaos ou des festivals comme Souterrain Porte V (en attendant la sixième édition...). Des magazines comme Elegy ou Metallian, qui développent leur propre personnalité. À l'étranger, ceux que l'on vient d'évoquer : Feral House, Disinformation... On est assez solitaires dans notre démarche, en fait. Les Camions tracent leur route...

On entend beaucoup de rumeurs catastrophiques sur le milieu de l'édition. Comment fonctionnent vos deux maisons d'édition ? Quelque part, on peut imaginer que vous vous adressez à un public de niche acquis d'avance aux thèmes que vous traitez. Ce qui ne permet sans doute pas de vendre des dizaines de milliers d'exemplaires de chaque titre de votre catalogue, mais inversement d'assurer une régularité...

Exactement. L'édition en général fonctionne encore selon les normes établies à la fin du XIXe siècle. La seule chose qui change, c'est la vitesse, mais pas le fonctionnement profond. Un livre a une durée de vie de quelques semaines – et encore, quand il atteint les rayons des libraires ! Le fait que nous soyons indépendants, avec notre propre structure de diffusion et de distribution, nous permet de garantir à nos livres une durée de vie illimitée. La toute première référence, qui a 15 ans, est aujourd'hui encore disponible. Et nous ne faisons pas la course au podium médiatique, ça n'a aucun sens. C'est la singularité de nos publications qui nous permet cela, l'information se répand via le net, les forums, etc. La singularité disparate est l'avenir du livre. L'édition généraliste indifférenciée gérée par un tableur Excel, c'est de l'entertainment de l'instant, 95% des « produits-livres » sont interchangeables – et superficiels. L'édition soumise au marketing et à l'ingénierie de marché, ce n'est pas de l'édition au sens « culturel » : juste du marketing et de l'ingénierie de marché. Aujourd'hui, des éditeurs de taille moyenne mettent la clé sous la porte, et demain, ce seront les librairies indifférenciées (qui sont majorité).

De quel oeil vois-tu l'engouement récent pour l'édition numérique ? Je ne peux pas m'empêcher de penser que l'industrie du livre se tire une torpille dans le pied et que l'on verra se reproduire le même phénomène qu'en musique... à savoir que les vrais amateurs continueront à acheter des livres, mais que le grand public ne se gênera pas pour pirater les best-sellers, en sonnant le glas des grandes maisons d'édition.

On a inventé une technologie, et maintenant, il faut bien parvenir à la vendre, à créer le besoin. Mais pour l'instant, l'édition numérique ne marche pas en France. Le rapport au livre physique est assez spécial, presque fétichiste. Les gens gardent des décennies durant des livres qu'ils ne relisent jamais, et stockent des livres qu'ils n'ont jamais ouvert, mais dont ils ont ressenti à un moment ou à un autre le besoin de le posséder. Telle édition des Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov ou que sais-je. Avec ou sans édition numérique, ce sont les vrais amateurs qui continueront à acheter des livres. L'édition numérique... pourquoi pas, je pars au bout du monde, ou simplement en vacances, et je n'ai pas envie de trimballer trois caisses de bouquins... En imaginant que cela se développe (et je répète, c'est très loin d'être le cas), c'est la disparition du livre physique, des bibliothèques, des libraires... Il est intéressant de regarder comment les enfants abordent le livre. Notre génération entretient encore un rapport physique très fort avec le papier, mais les suivantes ? Je vois les gamins s'échanger des livres qu'ils aiment sans aucune forme d'attachement à l'objet. À suivre...

De La Bible satanique d'Anton LaVey aux Seigneurs du chaos de Michael Moynihan et de Didrik Soderlind, en passant par des biographies de tueurs en série ou de stars du porno et plusieurs ouvrages sur l'occultisme nazi, vos publications ont de quoi faire frémir les censeurs de tous poils. Avez-vous eu à souffrir de réactions négatives de la part des médias, des libraires ou des distributeurs ?

Non. Comme le veut la loi, on envoie toutes nos publications au dépôt légal, qui fait partie du ministère de l'Intérieur. Aucun problème. La censure n'est pas d'État, vu que tous nos ouvrages sont parfaitement légaux et ne tombent sous le coup d'aucune interdiction. La censure est morale. Marchande. De la part d'enseignes commerciales. Certains ouvrages d'historiens anglais ne sont pas référencés, et uniquement disponibles sur des librairies en ligne comme Amazon.fr ou sur notre site. La censure à proprement parler n'existe pas. C'est la peur du scandale foireux médiatique de base et totalement manipulé pour le bien du « débat permanent » qui effraie en général les grosses enseignes. Mais cela ne concerne que quelques titres, ça reste marginal.

Sur quelles bases décidez-vous de vos choix éditoriaux ? Vous êtes-vous êtes fixé des limites dans ce que vous acceptez de publier et si c'est le cas, quelles sont-elles ?

Nos choix correspondent à nos « slogans », moitié sérieux moitié moqueurs : « Camion Blanc, l'éditeur qui véhicule le rock », et « Camion Noir, l'éditeur qui véhicule le soufre »... Notre plus grand souci demeure la pertinence du propos. Et la liberté totale de parole, quel que soit le sujet. Aucune limite, selon ces critères. Sur un même sujet, on peut refuser un texte et en accepter un autre, selon l'intelligence, la clarté et l'exposé du propos. Je pourrais citer... tous les livres du catalogue, en fait ! Qui s'est développé bien plus vite qu'on ne l'imaginait. On a déjà fait le tour de certains sujets, mais il en reste tant...

En parlant de soufre, penses-tu que ces subcultures puissent être encore considérées comme transgressives ou rebelles aujourd'hui ? Certes, elles procureront toujours un frisson d'effroi à qui le recherche, mais je n'ai pas le sentiment que les écrits de Boyd Rice ou d'Anton LaVey remettent en cause les pouvoirs en place... Ce serait presque le contraire avec le triomphe actuel d'un ultra-libéralisme dont Ayn Rand (qu'Anton LaVey révérait, à l'instar d'Alan Greenspan ou de Ronald Reagan) n'aurait osé rêver.

Transgressives, vis-à-vis de la doxa du politiquement correct, oui, elles le sont certainement. La remise en cause des pouvoirs en place et la politique, c'est le cadet de nos soucis. On ne se situe absolument pas à ce niveau. Plus humblement, on publie les livres qu'on aime voir en librairie, point barre. « Revolution begins at home ! » Et puis... au siècle dernier, oui, c'était « eux contre nous », la loi et les rebelles, les capitalistes et les socialistes, les idéologues dictateurs et les utopistes libertaires, etc. Toujours deux camps. Les rapports de force et les lignes de démarcation ont émulsionné, exactement comme du mercure. Qu'il s'agisse d'une stratégie d'isolation ou d'une évolution spontanée, peu importe : l'ultra-libéralisme n'est qu'un avant-goût du darwinisme social exigé par un système techno-financier autonome dans lequel l'humain n'a quasiment plus aucune capacité décisionnaire. Les « valeurs » deviennent de plus en plus débiles : religion, couleur de peau, poids financier... Pour l'instant, les micro-réseaux et les micro-tribus se multiplient. Et demain ? Pareil, en pire. Ça a toujours été comme ça, non ? Jusqu'à atteindre la masse critique et que tout explose, avant de recommencer à l'identique... En attendant, les chiens aboient et les Camions passent !

Tu as évoqué plus haut la sortie prochaine du Book of Lies, publié à l'origine par Disinformation (sous l'égide de Richard Metzger qui s'occupe aujourd'hui du site Dangerous Minds). Peux-tu nous annoncer d'autres titres à venir et de manière plus générale nous donner un aperçu des axes sur lesquels vous comptez évoluer, de vos envies éditoriales ?

Plusieurs rééditions de livres de Jean-Paul Bourre, dont Génération Chaos, d'autres titres comme American Hardcore, une version mise à jour de Psychic Bible de Genesis Breyer P-Orridge, un texte inédit sur Erszebeth Bathory. On voudrait également travailler en profondeur les textes d'Aleister Crowley et des études sur le personnage et ses écrits. Actuellement, je travaille sur une version complète (donc inédite) du Hagakure.


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Titre : SÉBASTIEN RAIZER « CAMION NOIR »
Auteur(s) :
Genre : Interview
Copyrights : Laurent Courau
Date de mise en ligne :

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Entre Joy Division, le Book of Lies et La Bible satanique, un entretien sur des thématiques sombres, comme pour mieux exorciser un hiver qui se prolonge. Sébastien Raizer des éditions Camion Noir s'est prêté au jeu des questions de La Spirale. L'occasion pour nous de feuilleter le catalogue de l'éditeur qui sent le soufre en évoquant les mânes d'Aleister Crowley et d'Anton LaVey, sans oublier de rendre hommage par la même occasion aux grands anciens que sont Adam Parfrey de Feral House et Richard Metzger de Disinformation.

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