BRATHNARKOS
Enregistrement : 29/01/09
Mise en ligne : 29/01/09
Une situation mouvante qui suscite d'autant plus d'interrogations après les polémiques autour de la loi DADVSI en 2006, celles qui entourent aujourd'hui la loi Création et Internet (dont le texte s'est vu rejeté par la Commission Européenne) ou encore la proposition récente de création d'un « label de bonne moeurs » du numérique par le député UMP Frédéric Lefebvre.
Brathnarkos, personnage mystérieux de l'underground hexagonal, à la fois entrepreneur le jour dans le domaine des nouvelles technologies de l'information et créature cyberpunk tout droit issue d'un roman de Clive Barker après le coucher du soleil, nous introduit aux multiples dangers que fait peser l'ère digitale sur nos libertés individuelles.
On était une bande de potes passionnés par le jeu de rôle et l'électronique et on a très vite acheté nos premières bécanes: ZX81, Pet Commodore, TI99/4A, Amstrad CPC, Apple II... On était à l'affût de la moindre nouveauté, et on y passait tout notre temps. La programmation et le fer à souder n'avait pas trop de secrets pour nous. Déjà à cette époque, les BBS étaient nos sources principales d'informations et d'échange. Tout cela était pour nous un vaste jeu dans lequel tout était possible, à condition de l'imaginer.
Ayant eu à de très nombreuses reprises l'occasion de discuter ensemble, je connais ton intérêt pour le cyberpunk, à la fois comme genre littéraire que dans ses diverses excroissances artistiques ou réelles. Et j'aimerais justement que tu nous en touches quelques mots...
Le cyberpunk a eu le mérite de percevoir ce que serait une société de l'information : non pas une dictature gouvernée par un ordinateur central, mais une démocratie d'autant plus implacable qu'elle serait gérée par un réseau dont personne ne serait officiellement responsable. Il faut réfléchir à comment survivre dans une société où tout se sait en quelques clics, et comment pouvoir y évoluer librement. L'homme doit se réinventer, et les courants de pensée les plus divers sont utiles à cela.
Au fil des années, nous sommes passés de réseaux confidentiels, de réseaux utilisés par des chercheurs, à une période communautaire, puis à une première ruée vers l'or avant un effondrement de la bulle spéculative en 2001, etc. Comment as-tu toi-même vécu et comment analyses-tu le développement de l'Internet au cours des quinze ou vingt dernières années ?
En quarante ans, les réseaux sont devenus le réseau, mais pas de la façon dont on aurait pu l'imaginer... Aucune entreprise privée n'avait intérêt à le faire: AOL et CompuServe avaient leur portail, France Telecom était assise sur la mine d'or Minitel, et ainsi de suite. Chacun de ces réseaux constituait une manne pour ses exploitants, les abonnés payant chers les monopoles. A l'époque, personne n'aurait osé imaginer que la télévision, la radio, la presse, la téléphonie ou la musique pouvaient être modifiés par l'émergence d'Internet.
Si ces industries ont dû s'adapter pour survivre, c'est que le projet Internet a immédiatement concerné un nombre impressionnant d'universitaires, le développant et l'améliorant chaque jour pour leur propre besoin, souvent par envie et par jeu, et à défaut, par obligation. Chacun numérisant les données de son côté pour les échanger de proche en proche, il a toujours été possible d'obtenir sur Internet des informations dont les détenteurs officiels n'avaient même pas idée qu'elles circulaient, ni qu'il existait un nouveau marché dont ils méconnaissaient les rouages et les implications.
Au cours des vingt dernières années, j'ai toujours vu la même histoire se répéter: l'ignorance des personnes et industries concernées, leur mépris pour toute forme de changement, leur tentative de mettre des protections en place, puis disparaître ou faire évoluer leur business afin de s'adapter à l'ère nouvelle. Ainsi va la loi DADVSI, symbole d'une lutte perdue d'avance d'une industrie du disque qui n'a pas compris à temps qu'elle était celle de la Musique.
Plus spécifiquement, que penses-tu l'évolution ou la dévolution des libertés individuelles avec la progression des technologies de l'information, qu'il s'agisse du Net ou des bases de données privées et étatiques ?
En exagérant à peine, la liberté individuelle a disparu le jour où l'on a concédé que les réseaux sociaux pouvaient exister. Tu ne vas pas faire un procès à un ami parce qu'il a mis une photo de toi sur son blog. Ni parce qu'une connaissance mentionne que tu es un bon joueur de poker. Ou que tu écoutes de la techno sur lastfm. Donc tout peut se savoir, avec du temps et quelques moyens. La question habituelle se pose : qui aurait intérêt à synthétiser des informations éparses sur un individu donné ?
Concrètement, quels sont les enjeux et les dangers à un niveau individuel ? On peut se faire pirater son ordinateur et sa carte de crédit, mais encore ? Nous parlions récemment au téléphone du portrait d'un parfait inconnu, Marc L, réalisé par le magazine Le Tigre à partir d'informations rassemblées de part et d'autre sur la toile...
Le problème n'est déjà plus que tu sois ou pas sur la toile, puisque les autres y sont. Et comme je le disais précédemment, tes faits et gestes peuvent être repris par d'autres, sans forcément vouloir te nuire. Ce n'est plus une simple question d'escroquerie ou de vol. Là, tu peux perdre ta crédibilité, ta famille, ton emploi,... pour ne pas dire plus.
Déjà, aucune star ne peut sortir de l'anonymat sans qu'un petit malin quelque part soit capable de publier ses photos plus ou moins compromettantes. Soit par jeu, soit par jalousie, soit par intérêt, soit tout ça mélangé. Mais ce qui auparavant n'aurait jamais été publié dans aucun journal est aujourd'hui à disposition de la terre entière sans que tu ne puisses rien y faire.
Autre sujet, celui des cartes à puces qui ne se limitent plus aux seules cartes bancaires... Et on attend d'ailleurs pour le futur proche la disponibilité de nouvelles cartes munies de puces RFID qui simplifieront encore un peu plus la traçabilité des cartes et de leurs usagers. Quels sont les dangers de ces technologies ?
Le RFID agit sur des très courtes portées, pas de révolution donc de ce côté-là. En revanche, ton téléphone mobile utilise le principe du handover en permanence: c'est ce qui fait que tu peux te déplacer sans que ta communication s'interrompe. Ce qui revient à dire que tu es repérable dès lors que tu as du réseau, et totalement identifiable si tu t'en sers...
Admettons que je ne sois ni terroriste, ni pédophile, ni révisionniste (les trois épouvantails que l'on nous agite systématiquement sous le nez au sujet de l'Internet) et que je tienne à mon intimité, au respect de ma vie privée. Que me conseillerais-tu de faire ? Quelles sont les règles de base ?
D'avoir conscience qu'un ordinateur connecté à un réseau est comme une maison: il peut toujours être cambriolé ou visité par n'importe qui à tout moment. On mettra donc les données les plus sensibles sur un disque externe (les photos, les vidéos, la comptabilité, les lettres, etc) que l'on ne connectera qu'en cas de besoin, idéalement jamais en même temps que le réseau.
On évitera avec soin de mettre la moindre donnée personnelle lors de l'installation des logiciels. Les licences demandent toujours ou presque ton nom, ta société, ton adresse, etc. Ces informations se retrouvent facilement, et souvent à ton insu : il suffit de faire « propriétés » sur un document Word pour récupérer le nom de l'auteur ou sa société par exemple, ce qui n'aide pas à la confidentialité de certains écrits.
Lors de l'usage du réseau, il convient d'effacer toutes les traces de la navigation: cookies, cache, fichiers temporaires, etc. Pas mal d'utilitaires te permettent de le faire simplement, et les navigateurs comme Firefox en font une priorité de développement. Si tu décides de laisser la mémorisation des mots de passe active, il faut bien mesurer le risque de se faire voler sa machine car la personne aura accès à tout tes comptes.
Et la règle d'or absolue, ne jamais utiliser son vrai nom dans les réseaux sociaux, les forums, les sites de rencontres, etc.
Ce sont des règles de base bien sûr. Pour totalement disparaître, c'est très compliqué.
On entend parler depuis plusieurs années des « darknets », des réseaux fermés, accessibles aux seuls initiés.Est-ce qu'il s'agit d'un mythe ou d'une réalité ? Et dans le second cas, en quoi sont-ils différents d'un intranet classique et comment fonctionnent-ils ?
Quel que soit le nom qu'on leur donne, ils existent en effet. Comme son nom l'indique, un réseau fermé est coupé physiquement de tous les autres. En sécurité informatique, on y a souvent recours pour garantir l'inviolabilité d'un système. Tu trouves dans cette catégorie les réseaux militaires de défense, les centrales nucléaires, etc. Impossible donc de s'y connecter autrement qu'en se rendant sur place ou d'avoir une connexion dédiée: une ligne spécialisée, un satellite, un modem... Dans le cas d'un darknet, on a souvent recours à des modems : les membres connaissent un numéro d'appel et se connectent ainsi aux serveurs privés, sans jamais diffuser le numéro.
Question subsidiaire sur les « darknets »... Sont-ils simplement légaux au regard des institutions françaises et européennes ? A-t-on simplement le droit aujourd'hui de mettre en place une forme de réseau parallèle qui échapperait au contrôle des pouvoirs en place ?
Les réseaux privés sont libres s'ils utilisent des équipements homologués et respectent les demandes d'autorisation éventuelles : un réseau de modems n'en nécessite pas, un réseau FM en exige beaucoup. Rien ne t'empêche donc de mettre un réseau parallèle en place. Reste que si la justice te demande d'en fournir l'accès et le contenu, tu ne peux te soustraire à cette obligation. Pour le darknet, le jeu consiste donc à ne jamais déclarer à qui que ce soit l'existence du réseau ainsi constitué.
Selon toi, qui contrôle le réseau ? A un niveau local, les états qui ne se privent plus d'interdire l'accès de certains sites à leurs citoyens, à un niveau global des méta-corporations comme Google qui bénéficient aujourd'hui d'une omniscience quasi divine ou encore l'ICANN qui disposent de pouvoirs très importants, tout en restant très nettement sous contrôle américain ?
Au niveau infrastructure, les opérateurs ont une facilité à pouvoir analyser ce qui passe dans leurs tuyaux. Plus ils fusionnent et deviennent unique, plus le trafic est entre leurs mains. De la même manière, tout gouvernement peut exiger des dits opérateurs qu'ils mettent en place des outils de restriction ou d'analyse des accès, que ce soit visible ou non des usagers.
Et enfin, les sites, les logiciels et les produits peuvent induire un certain contrôle en profilant ce que tu fais, en t'aiguillant sur une chose plutôt que sur une autre, etc.
Selon moi personne ne contrôle le réseau, mais tout le monde l'observe très attentivement.
Est-il juste de dire que l'enjeu final d'une mainmise sur les réseaux informatique serait le contrôle de toute activité humaine ? Et est-ce que cette mainmise te semble réalisable ?
Internet est un formidable reflet de la vie humaine, à tel point d'ailleurs que Google réussit à anticiper une épidémie de grippe quinze jours avant les centres officiels et avec une exactitude surprenante... Pour qui saura décrypter les milliards d'information en transit, le miroir de notre époque est là qui tend la main. Bien plus qu'aucun parti politique n'a jamais pu rêver, ni qu'aucun groupe industriel n'a jamais pu atteindre.
Je ne crois pas à une mainmise technologique, elle serait trop décelable. Mais je présume d'opérateur de tendances, de manipulateurs en tous genres, et de tout ce qui s'en suit. A mon sens, Asimov avait vu juste en écrivant Prélude à Fondation.
Cette mise à jour thématique de La Spirale est consacrée à la « survie ». Qu'est-ce que ça t'évoque ? En quels termes envisages-tu la survie dans notre monde de ce début de XXIe siècle ?
La crise financière l'a cédé à la crise économique. Nous n'allons pas tarder à rentrer dans celle des régimes. C'est de nouveau l'heure des idéologies, des utopies, des révolutions. Ceux qui connaissent le cyberpunk sont servis : la technologie la plus aboutie va côtoyer la pauvreté la plus absolue. Ca ne surprendra personne que l'on puisse mendier et avoir un téléphone portable connecté à Internet. Plus que jamais et pour des simples raisons de survie, la famille, le groupe, le clan seront les premières valeurs : il faudra réapprendre à faire société.
Question maintenant classique dans La Spirale... Comment vois-tu l'avenir, tant à un niveau personnel que général ? Tant dans le domaine des technologies de l'information et du virtuel, que d'un réalité très réelle, voire urbaine ?
Les technologies de l'information permettront aux différents groupes de rester en contact et de s'organiser au mieux pour faire face. Il ne faut pas oublier que dans une crise, il n'y a pas que des victimes. Je pense que c'est à chacun de prendre les devants pour en tirer le meilleur parti possible: un monde est à réinventer.
Ultime question de cette interview. D'où vient ce surnom de Brathnarkos, dont est également tiré le nom d'un lieu mythique mais bien réel sur lequel tu travailles depuis plusieurs années, la Brathnarkosis... ?
C'était le nom que j'avais imaginé pour mon personnage lorsque je pratiquais les jeux de rôle. Je ne savais pas à l'époque jusqu'où le virtuel rejoindrait le réel. Mais la réalité, n'est-ce pas l'illusion à laquelle on a décidé de croire?
Commentaires
3nky885 - 2009-02-24 11:40:00Merci pour l'interview, très intéressant )
psychiedelic - 2009-05-18 11:07:50
Très enrichissant, et nécessaire !
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