CHRONIQUES DE MONTREUX 2009
Enregistrement : 16/11/09
Mise en ligne : 16/11/09
Une promenade helvétique où l'on croise, parmi tant d'autres, les routes endiablées de Steely Dan, Donald Fagen, Schopenhauer, General Elektriks, Nina Simone, Liz Wright, Susan Tedeschi et des Blind Boys of Alabama, sans bien sûr oublier l'hôte de ces lieux, le flamboyant Claude Nobs.
Cinq chroniques écrites « live »
I - STEELY DANS
Auditorium Stravinsky Samedi 4 Juillet 2009
Très beau concert de Steely Dan reformés en première partie de soirée hier. Dès 20 h, pourquoi les légendes passent elles en première partie de Chickenfoot, le groupe moité Red Hot Chili Peppers / moitié Van Halen ? Mystère. Les deux vieux génies de la musique américaine avec leur look antiglam débarquent mal rasés, dents jaunes, cheveux blancs filasse, tshirt crade, une veste de smoking par dessus quand même pour le chanteur Donald Fagen, rien pour Walter Becker, qui pose sa guitare sur sa bedaine, relax. Une étonnante formation soul : 3 choristes tout droit sorties de Tamla Motown 70, grandes afro sur la tête, robes noires au dessus du genou, une section cuivre trombone, saxophone deux trompettes, un clavier qui double celui de Fagen et une guitare qui double celle de Walter Becker, et la section rythmique basse-batterie. D'entrée le son est soul, Fagen chante comme un Stevie Wonder blanc, mêmes lunettes, même balancement du buste derrière son piano. Un piano devant la scène comme un rempart face au public, comme une professsion de foi: au dos du piano Fagen a affiché un agrandissement d'un combo de l'époque cotton club new orleans, des noirs anonymes qui fixent l'objectif un peu herberlués dans leur costumes blancs, présentant fièrement leurs cuivres au photographe. Fagen revendique sa filiation avec la musique noire américaine, avec le jazz, pas avec la country ni le rock blanc et les guitares US. Et Walter Becker dans tout ça ? Guitariste de blues blanc. Out. Sur le côté. Loin de Fagen. Ses solos country seront régulièrement éclipsés par ceux de l'autre guitariste solo, plus jazz. Donald Fagen donne le ton, d'une formule sortie tout droit des années babas : « Chill, relax, we'll take care of the rest. »
A côté de moi, deux américaines décolorées de 50 ans ont enlevé leurs chaussures pour danser. « Two Against Nature » et la salle à moitié vide se remplit comme par enchantement après trois morceaux, car il se passe quelque chose sur scène et le public de Montreux le sait. Il vient de partout. C'est un évènement. Le son est magnifique, les mélodies complexes, les arrangements surprenants, les solos brillants s'enchaînent: Becker, le sax et le batteur ! Banal américain blanc grassouillet avec une coupe de cheveux « ivy league », il secoue les bras comme une marionnette balinaise et produit un son, et une maîtrise rythmique à la hauteur des compositions géniales du duo de Steely Dan.
Becker prend le micro : « You're in a bar and you check out a girl, so young you wish you could get a her a drink so she relaxes and the two of you can have a wonderful evening... and you can't remember the name of that brown drink you squeze lemon in... ladies remind me the name of that drink. »
Fagen reprend son refrain :
« The Cuervo Gold
The fine Colombian
Make tonight a wonderful thing
Hey Nineteen - no we got nothin' in common
We can't dance together
No we can't talk at all. »
C'est un peu triste. Moi aussi j'ai vieilli et je me fous que Mos Def ait annulé au Miles, je croise les fans de hip hop, pas l'air plus dépités que moi, je me dis que je vais ressortir mes disques de Steely Dan dès demain, qu'il faut que j'en écoute plus, que j'écoute leurs disques solos aussi pour voir. Hélas pas de Cuervo Gold au bar du Jazz cafe, le gin ira bien, mais ils ne prennent pas la carte bleue, et l'UBS est si loin sur les quais grouillants de la foule compacte du samedi soir. C'est ça le blues, ne pas pouvoir boire quand on en crève d'envie, renoncer à une tequila les poches vides et regarder la tristesse en face.
Sur la scène du Jazz Café Harold Lopez Nussa invite un flutiste cubain qui boit un verre au bar à le rejoindre sur scène. Le type monte et il souffle à fond, il parle dans sa flute, il a plus de 70 ans, sapé comme une cloche, et les teenagers du Jazz Cafe lui font une ovation. Lopez Nussa enchaine avec un solo de piano, une salsa rapide, qu'il rythme avec une pédale qui frappe le bois noir du piano Bösendorfer devenu instrument de percussion cubain tandis que les mains plaquent les accords dissonants d'une salsa compliquée de virtuose à une vitesse spectaculaire. Le public adore. Les gens aiment la musique. Les gens aiment les musiciens. Tout va bien. Vivement la suite!
II - SMV VS SCHOPENHAUER
MILES DAVIS HALL le 6 Juillet 2009
Que se passe-t-il lorsque les trois plus grands bassistes vivants se réunissent sur scène pour faire un trio de slap bass, double thumb and tapping ? Le public succombe rapidement à une crise d'hypoacousie, la maladie des artilleurs de la guerre 14, ceux qui mettaient les obus dans la grosse bertha. Or à l'époque, à proximité du canon vivait Schopenhauer, un philosophe mélomane très déprimé, il faut dire que le climat de SaarbrÃŒck est tristounet en hiver. Malgré le coton dans les oreilles et les oreillers sur la tête, Schopenhauer eût l'oreille interne flinguée.
En réaction, il écrivit un pamphlet contre la basse demeuré célèbre, Die Welt als Wille und Vorstellun, dans lequel il vomit sa haine de la basse, instrument incapable de produire aucune mélodie, qu'il compare à la matière inorganique de la terre (boueuse dans la Meuse), ou au mieux, à la pierre des étoiles mortes où il fait moins 500 degrés en juillet, par opposition au chant soprano de la voix ou des instruments du même registre, seuls dignes à ses yeux de créer un langage musical de sentiments véritablement humains. Un texte radical qu'hélas trop de critiques ont pris au sérieux, contribuant à créer un horrible ghetto de la basse dont Stanley Clarke, Marcus Miller et Victor Wooten voulaient nous prouver hier qu'ils pouvaient sortir. Après une entrée en scène sur fond de tsoins-tsoins wagnériens qui pouvait faire craindre une exhibition de basses sponsorisée par Fender et Guitar mag le genre de show de bon goût que l'on peut voir à Vegas (genre Connors vs Navratilova, Alien vs Predator, lequel a la plus grosse basse), chacun joua enfin seul et l'on put apprécier la richesse des harmonies et des rythmes créés par les plus grands virtuoses vivants de l'instrument. Wooten éblouit par son solo aux accents Aranjueziens, l'immense Stanley Clarke rappela que la contrebasse entre ses mains expertes offre une richesse d'accents, de vibratos et de sons que jamais la basse électrique ne remplacera, quant à Marcus Miller, c'est au saxophone qu'il s'illustra, comme pour dire que lui, il était déjà sorti du ghetto de la basse depuis longtemps, par le chemin le plus court, c'est à dire en apprenant à jouer d'un instrument à vent.
Quand Chaka Khan annonce qu'elle va chanter en hommage à son père décédé récemment, qu'elle se souvient de sa rencontre avec la voix de Billie Holiday sur un disque 33 tours à l'âge de huit ans, qu'elle nous raconte ce moment clef dans la formation de sa vocation, qu'elle partage avec nous son histoire et l'expérience de la maladie qu'elle aussi a connue comme Billie Holiday sur ses béquilles dont la voix sublimait la souffrance, « eh mec pourrais-tu t'abstenir d'éructer ta bière, de pousser ta copine et de couiner comme un enfant trop gâté ? »
III â MONTREUX, CALIFORNIE
Miles Davis Hall, le 7 Juillet 2009
Comment expliquer le succès du label CTI? Les exégètes du jazz prétendent que les disques CTI étaient meilleurs. Pour la qualité du son chaque face de 33 tours ne devait pas excéder dix huit minutes et donc le groove CTI était plus « deep ». D'autres disent que les pochettes psychédéliques dans l'air du temps de la pop d'alors ont fait passer CTI devant les autres labels. Les pochettes du concurrent Blue Note à la mode du top of the pops aujourd'hui (Duffy, Amie Winehouse business) devaient sembler atroces aux fans de jazz avides de fusion des années 70. Au Miles Davis Hall hier soir, la réponse était sur scène, pas dans les encyclopédies du jazz. Le talent. A la flute, au sax, à la trompette, partout. Airto Moreira aux percus, une section rythmique magique, Mark Egan professeur fou sorti d'un film de Guillermo Del Toro à la basse et le batteur Jeff Watts tellement facile que la chanteuse a oublié de le mentionner en présentant son groupe. Facile comme l'air qu'on respire.
Totalement détendus, sûrs de leur art, précis; chaque note pure et détachée dans chaque solo, les solistes entonnent le thème à l'unisson avec un synchronisme parfait et tranquille. Bill Evans un bandeau dans les cheveux, ne reprend pas son souffle, la trompette de Randy Brecker claque des arpèges clairs, le solo de Todd Bashore me donne la chair de poule. Aucun d'eux ne vient de là-bas et pourtant l'ensemble me rappelle les bougainvilliers du pays où les hoboes qui poussent leurs caddies de détritus viennent buter sur l'océan Pacifique. La fin de la route, le soleil et la mer. Une brise calme souffle dans le Miles, on est à Montreux, Californie.
Le groupe Français General Elektriks jouit d'une presse dithyrambique. « Raid the Radio » est une très bonne chanson au refrain sifflé, et hier soir au Jazz Cafe ce fut l'ordinateur central qui siffla un sample, je crois de Whistling Jack Smith. Même pour siffler il faut passer par IBM les gars ? J'aimerais tant voir un pro du puccalo sur scène à Montreux un jour. Francesco Bonifazi anyone?
IV - REPATRIATION
Auditorium Stravinsky le 11 Juillet 2009
Nina Simone est un sujet sensible. David Brun-Lambert lors du workshop d'hier au Petit Palais l'a rappelé en retraçant son existence d'artiste maudite, dans la grande lignée des Soutine, Artaud, Basquiat, ou Coltrane à l'hotel La Louisiane. Leur oeuvre et leur souffrance forcent notre respect lorsqu'elle s'achève mais leur déchéance dérange lorsqu'ils respirent encore, à côté de nous. Elle était une femme engagée, activiste, militante, provocante, une des rares noires américaines à tenter l'expérience de la « repatriation », le rêve chanté et partagé avec les rastafariens (voir le workshop de Marc Ismail hier) le fameux retour à l'Afrique. Elle fit le voyage du Liberia, et plus rude fut le choc de la confrontation du mythe à la réalité des très ambigus americano-libériens, descendants d'esclaves devenus exploiteurs dans une désespérante reproduction de la violence à l'infini. Elle-même abusée, exploitée, abandonnée, trahie par ses amis et sa famille, trouva un temps refuge sur les bords du Léman. Claude Nobs lui tendit la main au moment le plus difficile, lors même que pour elle, toutes les portes étaient closes. C'est la grandeur de Nobs. Nobs est un artiste. Les images du concert mythique de 1976 à Montreux venaient d'ouvrir sur les écrans géants du Stravinski le livre d'histoire de la musique qu'est l'histoire du Festival de Jazz de Montreux.
Nobs très ému en évoquant les cours de piano que donnait Nina Simone pour dix francs à Vevey s'effaça et Liz Wright fit son entrée sur la grande scène, son immense beauté drapée dans une robe bleue comme le blues, plus élégante que toutes les stars des marches de Cannes, une classe qu'aucun micro défectueux ne sut entamer. Autour du cou un grand bijou Africain en fer martelé, trop lourd qu'elle abandonna pour sa seconde apparition. Angelique Kidjo rendit son hommage sincère vibrant et gai, dans une version endiablée de « Ne me quitte pas » elle qui a tant en commun avec la maman de Lisa Simone, moulée dans un costume de la couleur du métal qui rend fou. Enfin Dianne Reeves, a capella, géniale et je fermais les yeux pour l'écouter chanter, étrangement parfois, comme Nina.
« She does not know her beauty,
She thinks her brown body has no glory.
If she could dance, naked, under palm trees
And see her image in the river, she would know.
But there are no palm trees on the street,
And dishwater gives back no images. »
Les cendres de Nina Simone furent dispersées dans plusieurs pays d'Afrique en 2003.
V â VIVE LA CRISE
Samedi 14 Juillet 2009
Le festival de Jazz de Montreux est pour moi la seule bonne nouvelle d'une année marquée du sceau du désastre et de la lamentation économique. La multitude gaie des quais rencontre chaque soir l'élite passionnée des musiciens du monde, qu'il grêle ou qu'il vente, le rêve est vivant! Hier soir, le programme donnait le vertige et qui voulait tout voir était pris de fièvre à moins qu'il ne fut ubiquiste! Susan Tedeschi, blueswoman au look d'institutrice canaille offrait une voix puissante au public enthousiaste du Jazz Café, médusé de voir la jeune femme jouer comme un guitar hero et chanter plus fort que Bonnie Raitt herself jusqu'à couvrir les hurlements rageurs du sax tenor de Ron Holloway, j'étais pourtant à peine à un mètre du pavillon !
Magiques les Blind Boys of Alabama, trois mille personnes scandent « Feel All Right » tandis que l'imposant Billy Bowers fait des bonds sur la scène de l'auditorium Stravinski transformé en cathédrale baptiste, ses 120 kilos portés par la communion de la foule, et le mot du délicieux Willy Leiser, « j'ai vendu mes disques de jazz pour m'acheter six mille disques de gospel », prend tout son sens. Le même soir la sémillante Aubrey Logan avec son slide trombone incongru remporte la Voice Competition et chante avec Solomon Burke sur la grande scène, tandis que deux légendes prouvent qu'elles vivent au Miles : John Scofield nourrit la composition d'avant garde de folklore country et McCoy Tyner se lance dans des improvisations gymnopédiques. Vive la crise !
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FUNKY CLAUDE
Le Montreux Jazz Festival est l'oeuvre d'un jeune homme à la voix douce, sans le sou, cuisinier puis comptable, Claude, qui écoutait« Pour ceux qui aiment le Jazz » de Frank Ténot sur une radio mono. Il rêvait de brancher un orgue hammond pour Jimmy Smith au bord de la piscine du légendaire Casino de Montreux, celui qui en brûlant un mois de décembre 1971 durant un concert de feu Zappa allait produire la fameuse fumée sur l'eau passée à la postérité à la faveur d'un riff de guitare de Ritchie Blackmore. Riff génial dédié à ce Funky Claude, amoureux d'un Montreux qui déjà fascinait les artistes avant que courageusement il ne coure partout pour sauver les enfants des flammes.
« Funky claude was running in and out
Pulling kids out the ground »
- Deep Purple, âSmoke on the Waterâ?, Machine Head (EMI/Purple 1972).
Rousseau, Byron, Courbet, Stravinski, Nabokov, Hemingway, tant d'auteurs ont trouvé là le répit et l'inspiration, un refuge où créer, rejoints par les penseurs, les bannis, les exilés et tous les errants du monde, anarchistes et révolutionnaires hébergés chez le communard Elisée Reclus ou ailleurs.
Ce n'est pas un hasard si le jazz s'est senti si bien à Montreux.
La douce voix du jeune homme est devenue une voix sereine et assurée, la voix du succès, ce défi relevé quarante trois fois, de quoi donner de l'assurance même au plus timide des harmonicistes. Fier de son indépendance, fier de la gratuité. Deux tiers des concerts sont gratuits. Montreux est le seul festival en Europe à proposer la musique gratuite en vrai partage, hors du web, live. There will be music for everyone and the whole world will smile. La géniale Fondation 2 développe l'esprit de Montreux, cultive sa différence et invente son avenir. Claude peut regarder avec un« loving eye » les montagnes comme le personnage de Byron...
« They were not changed like me in frame;
I saw their thousand years of snow... »
Certaines archives permettent de renouer avec l'esprit des origines. Notez le magnifique téléphone à rondelle avec lequel Claude Nobs appelle Santana !
. http://archives.tsr.ch/dossier-montreux
. http://archives.tsr.ch/dossier-jazz
. http://archives.tsr.ch/player/personnalite-claudenobs
A ne pas rater les interviews de Claude Nobs dans le documentaire de la Zdf« Smoke on the Water »
. http://www.zdf.de/ZDFmediathek/content/737376?inPopup=true
Le site indispensable de la Fondation 2
. http://www.fondation2.ch/
Celui du festival
. http://www.montreuxjazz.com
Et le blog de Funky Claude
. http://www.claudenobs.com/
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