GRICHKA DUBROVNIK « LE CITOYEN CONTRE LES MANAGERS »


Enregistrement : 23/12/09

Le Citoyen contre les managers, seconde partie de La Liberté est au bout de la corde, un essai de notre éminent collaborateur Grichka Dubrovnik.

Où il est question d'économie, de démocratie, du monde du travail et de la mainmise des corporations et des banques sur la société contemporaine. Une pièce de plus à ajouter au grand débat économique actuel, né de la crise financière initiée par les « subprimes » à la fin des années 2000.



LE CITOYEN CONTRE LES MANAGERS
La Liberté est au bout de la corde, 2ème partie


Les suicides, les « strange fruits » des entreprises du XXIe siècle sont les symptômes d'une rupture, de l'entrée dans un monde organisé numériquement, moins humain et plus totalitaire. Ce qui reste des syndicats dénonce la désorganisation du collectif de travail, le sentiment de ne plus faire partie des objectifs, d'être rejeté, d'être seul. Mais les corps intermédiaires, les acteurs de la démocratie dans l'entreprise ont perdu de leur crédibilité. La peur freine les adhésions. La démocratie a reculé. Les doléances des syndicats sont caricaturées et raillées à l'envi. Les syndicats se sont décrédibilisés eux-mêmes par des actions corporatistes dans lesquelles il est impossible au grand nombre de se reconnaître. Avec pour résultat, le triomphal : « Quand il y a une grève en France on ne s'en aperçoit pas ».

Mais quand les salariés sautent par les fenêtres, on est bien obligé de s'en apercevoir. Moralité : on a besoin des syndicats. On a besoin des grèves.

Le malaise dans un monde du travail organisé sur le modèle du call-center, vient à la fois de ce que l'on inflige au salarié (mobilité, flexibilité, résultats) à l'aide de techniques totalitaires rendues possibles par la technologie numérique et dont les contremaîtres d'antan n'auraient pas osé rêver, mais aussi de ce qu'on lui demande d'infliger aux autres : collègues devenus concurrents (qui décrochera la prime de l'employé du mois ?) et consommateurs traités comme des numéros, des ennemis ou des pigeons.

Il y a une ruse de la raison que Francis Fukuyama n'a pas vue : à mesure que la démocratie progressait dans le monde politique, elle reculait dans le monde économique.

Dans le quotidien du plus grand nombre, les bouleversements du monde du travail dus à la généralisation des technologies numériques ont fait progresser le totalitarisme et inévitablement reculer la démocratie. Pourtant l'essentiel des observateurs s'acharne à stigmatiser les périls qui menaceraient la démocratie dans le champ politique. Or l'étendue de ce champ, sur lequel ils ont souvent des visées personnelles, insidieusement a été rétréci. La presse, la justice, la rue, les contre-pouvoirs traditionnels travaillent le champ politique plutôt efficacement quand on songe à d'autres périodes de l'histoire. En revanche dans le monde du travail, au sein des entreprises, plus personne ne dit rien. Or ces entreprises dans le même temps ont grandi de manière exponentielle, et leur pouvoir avec.

Le progrès technique numérique, la spécialisation des tâches et la parcellisation du travail dans un contexte de globalisation et de dérégulation ont fonctionné sur les grandes entreprises comme des stéroïdes. Elles ont accéléré les économies d'échelle qui ouvrent la voie au fameux pouvoir de marché, c'est-à-dire le pouvoir de fixer les prix et de capter une rente au détriment des consommateurs. En face, le pouvoir politique, la représentation des citoyens, a diminué. Il s'est limité, courbé, rabougri, il a concédé des pans entiers de la loi aux oligopoles qu'il a lui-même contribué à recréer dans les années 90. Restent les lois antitrust qui gênent encore. Pour combien de temps ? Shell, Toyota, General Electric, Wal Mart, Carrefour, Nestlé, Samsung, Gdf Suez... affichent des chiffres d'affaire en centaines de milliards de dollars. Leurs couleurs flottent sur les cinq continents. La globalisation / dérégulation / privatisation des années 90 a donné naissance à des firmes Léviathan, des firmes multinationales (FMN) monstrueuses à côté de celles des années 60, celles d'avant la globalisation et le numérique. Le discours critique était bien plus virulent à leur encontre à l'époque. Nul besoin, pour se convaincre de la toute puissance des FMN aujourd'hui, d'évoquer le sauvetage des banques FMN par le politique, sans contrepartie le plus souvent, ou encore l'incapacité du politique à faire accepter les objectifs écologiques à qui que ce soit. Les FMN règnent sur la planète comme jamais.

Parallèlement l'étendue des prérogatives politiques a fondu comme peau de chagrin et avec elles, les pouvoirs du citoyen électeur.

Le citoyen travaille pour la FMN directement ou indirectement en sous-traitance de huit à dix heures par jour. Le citoyen dépend de la FMN pour sa consommation, et tout particulièrement pour la consommation des « utilities », marchandises-clés de sa survie, dont la production et la distribution ont été reprises à l'Etat, donc aux citoyens, à la faveur des privatisations des années 90. Le citoyen a perdu le contrôle des biens essentiels à son existence même, pétrole, gaz, électricité, internet, téléphone et dans une moindre mesure l'eau. Les crises et les bulles engendrées par les FMN de la finance mondialisée le mettent régulièrement au chômage et accentuent la pression subie au travail. La liste est longue. Malgré le krach et la crise Il y a encore douze banques parmi les cinquante plus grandes entreprises mondiales fin 2009. Grâce à la suppression du Glass Steagall Act de 1933 intervenue en 1999 la même banque Léviathan est devenue assurance et hypothèque, caisse de retraite et gérante de l'épargne, elle s'est immiscée dans toutes les transactions économiques en touchant une commission sur tous les achats avec la généralisation des cartes de crédit, et la disparition du cash, elle a spéculé sur les marchés et créé de l'instabilité économique pour son profit en détruisant des emplois. Elle a constitué des stocks physiques de pétrole et de riz pour faire monter les cours... et dit-on, elle fait toujours - un peu - crédit. Dans un monde où les banques stockent les matières premières, le pouvoir des citoyens sur les questions politiques a nécessairement reculé. A mesure que les FMN se sont consolidées, étendues et entendues entre elles sur les prix de tout, des couches-culottes des enfants au prix de la minute de conversation avec ceux que l'on aime, en passant par l'eau fraîche dont on ne peut plus vivre, les libertés politiques du citoyen, acquises dans le sang des révolutions politiques ont été grignotées symétriquement dans la sphère économique. Cela s'est produit sans qu'on ne s'en rende vraiment compte dans les années 90, dans les couloirs des ministères, des parlements et des sièges sociaux, où les lobbyistes cravatés ont obtenu gain de cause, sans heurts, tout en douceur. À la Maison Blanche, au Parlement Européen. Par le financement des campagnes. Le citoyen s'est presque tout fait reprendre. Il a encore le droit de vote. Mais ses représentants n'ont plus le pouvoir. Le droit de vote ne dérange pas la gestion courante des oligopoles. Ce putsch mou mené par des managers habiles s'est produit dans le giron même des hérauts de la liberté. Il s'est produit dans un système défendu par des penseurs de la liberté souvent sincères qui comme Aron ont affirmé contre le stalinisme qu'il n'y a pas de démocratie politique sans liberté économique. Mais pendant que les enfants d'Aron regardaient la larme à l'oeil les Hongrois sauter les barbelés et les anciens communistes allemands embrasser les Mercedes à Berlin, tandis que la liberté politique triomphait face à eux, sombrait la démocratie économique dans leur dos. Prenons Aron, ce grand homme, au mot : oui il faut de la liberté économique. Or la dérégulation aveugle qui donne tous les pouvoirs à une oligarchie d'entreprise, à des pouvoirs privés, à une poignée de managers non élus c'est précisément le contraire de la liberté économique. Le clip vidéo en animation 3D de la grande école française des managers est anachronique et inquiétant. « The more you know the more you dare ». Certains ont hélas osé avant d'apprendre. Ils ont oublié d'envoyer des fleurs aux familles des victimes.

Comment reprendre le pouvoir sur le destin des pays et du monde distribué généreusement aux FMN dans les années 90 ? Comment dire non aux lobbies alors qu'ils détiennent désormais une puissance financière qui fait pâlir les États-Nations surendettés ? Comment rendre le pouvoir au citoyen travailleur-consommateur-sous-traitant et reconstruire la démocratie là où elle a été le plus mise à mal, c'est à dire dans l'entreprise ? Y-a-t-il une autre alternative que les idées néo-colbertistes visant à la restauration du pouvoir des États-Nations conservatistes passéistes et protectionnistes ?

Le citoyen contre les pouvoirs au XXIe siècle n'est plus le citoyen contre les politiques et les administratifs d'Alain. Ce pouvoir-là est bien contrôlé. Ce pouvoir-là est vide. Le véritable enjeu démocratique du XXIe siècle c'est le citoyen contre les managers. Contre le totalitarisme dans l'entreprise, contre le diktat de la « shareholder value » qui est souvent un faux prétexte, contre l'archaïsme incroyable d'une gestion pyramidale sans aucune démocratie, qui ne consulte ni le salarié, ni le consommateur, ni le sous-traitant sur sa gestion. La pensée économique contemporaine comme la théorie de la gestion ne conçoivent souvent la démocratie dans l'entreprise que par et pour les actionnaires, à travers la problématique de la « corporate governance » dont le spécialiste, Oliver Williamson, a reçu le Nobel cette année. Comme si l'entreprise ne reconnaissait spontanément de droits qu'à une certaine catégorie d'êtres humains : ses propriétaires. Normal, logique diront certains. Lorsque le droit encadre les FMN, on peut, à la rigueur, le tolérer, même si on ne l'accepte pas. Après la dérégulation, la globalisation et la révolution numérique, après que les FMN sont devenues transnationales et contrôlent tant de domaines de la vie quotidienne de tous, après que les instances de démocratie dans l'entreprise ont fait faillite, le tolérer serait comme admettre le retour du suffrage censitaire. Le totalitarisme dont on croit célébrer la mort en saluant la chute du mur de Berlin est là, chez nous dans l'archaïsme invraisemblable de l'organisation de l'entreprise. Un autre mur s'est reconstruit derrière nous.

Deux mouvements complémentaires doivent être amorcés, en Europe comme aux États-Unis, dont sont issues l'essentiel des FMN.

Le premier mouvement en faveur de la restauration de l'étendue du champ politique est un mouvement de re-régulation. Il consiste à fractionner les conglomérats, zaibatsus et les konzerns géants, à condamner les monopoles, les oligopoles et les cartels, à traquer les positions dominantes et les rentes, à re-nationaliser quand il le faut les « utilities » et la finance, comme cela a été fait en partie après la crise de 29. Pour que la re-régulation aboutisse il faut que le politique ait le courage d'affronter les lobbies après leur avoir cédé. Il faut une grande dose d'optimisme pour y croire.

Le second mouvement est une re-démocratisation de l'entreprise. Elle passe d'abord par une réforme de la formation des managers qui va de pair avec la prise de conscience des responsabilités sociales et politiques accrues de leurs fonctions, dans le monde globalisé et dérégulé du XXIe siècle. Ils doivent être bien plus sérieusement formés en sciences humaines, en science politique, en histoire et en philosophie.

La re-démocratisation de l'entreprise nécessite ensuite la création de nouvelles instances démocratiques dans l'entreprise dans l'esprit du Conseil National de la Résistance de 1944 dont les principes doivent être mis à jour, repensés, modernisés et adaptés à la nouvelle donne économique. Le fonctionnement et l'efficacité de ces instances devront être garantis par les Etats sans quoi elles seront à nouveau contournées et détournées. Il ne s'agit pas de réinventer l'autogestion, utopie impossible à mettre en oeuvre à la Deutsche Bank, chez Exxon ou chez Bouygues qui ne sont ni des PME ni des kolkhozes. Il s'agit de créer de manière réaliste des parlements au sein des FMN, qui remplissent face aux managers le même rôle que le pouvoir législatif face à l'exécutif dans les démocraties modernes. Il s'agit de créer de véritables chambres des représentants composés de parlementaires d'entreprise élus par les salariés, les sous-traitants et les consommateurs, aux pouvoirs rééquilibrants, sans quoi les managers ne sauraient gouverner de manière démocratique ces entreprises comme des états, elles qui sont devenues parfois plus grandes que les états eux-mêmes.

La conjonction de ces deux mouvements, re-régulation et re-démocratisation des entreprises, permettra aux citoyens de reprendre leur destin en main, d'avoir leur mot à dire sur les enjeux planétaires qui les concernent, l'éthique, la spéculation, l'écologie, la santé et l'organisation du travail, autant de domaines que le politique a abandonné aux managers et dont ils décident aujourd'hui souvent seuls, en dehors de tout contrôle, avec les conséquences terribles que l'on sait sur nos vies.

Grichka Dubrovnik


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Titre : GRICHKA DUBROVNIK « LE CITOYEN CONTRE LES MANAGERS »
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Le Citoyen contre les managers, seconde partie de La Liberté est au bout de la corde, un essai de notre éminent collaborateur Grichka Dubrovnik où il est question d'économie, de démocratie, du monde du travail et de la mainmise des corporations et des banques sur la société contemporaine.

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