ÉRIC OUZOUNIAN « VERS UN TCHERNOBYL FRANCAIS ? »
Enregistrement : 11/04/2011
Mise en ligne : 11/04/2011
Journaliste, essayiste et auteur de documentaires, Éric Ouzounian a travaillé durant cinq années à la rédaction du magazine Best, avant de fonder Rage en 1994, une grande référence de la presse musicale bruitiste option hardcore, metal et disciplines affiliées, puis de participer à la courte aventure de Don Quichotte. Il a co-écrit Netwar, un lien inactif est un neurone mort (Sens & Tonka, octobre 2003) avec Christian Vanderborght, avant de s'attaquer à la question du nucléaire hexagonal avec Vers un Tchernobyl français ? (Nouveau Monde Éditions, mai 2008). En parallèle de ses activités éditoriales, Éric est l'auteur du film documentaire Requiem pour l'industrie du disque diffusé en 2004 sur Arte. Il enseigne également le journalisme à l'Institut des Médias.
Signalons au passage qu'Éric Ouzounian fera partie des intervenants de la Borderline Biennal 2011 de la Demeure du Chaos, qui se déroulera à Saint-Romain-au-Mont-d'Or du 18 août au 18 septembre 2011.
Devant l'afflux récent de demandes d'interview d'Éric Ouzounian, nous avons créé une adresse spécifique afin de mieux traiter vos requêtes : medias@laspirale.org
Propos recueillis par Laurent Courau.
Je travaillais à l'époque sur la souffrance au travail. Cela m'a amené à rencontrer des syndicalistes et des médecins du travail. J'ai découvert que tout était fait pour empêcher ces derniers de travailler en réduisant leurs moyens. Je me suis également aperçu que l'un des secteurs les plus marqués par cette souffrance était celui du nucléaire, parce que les employés des sous-traitants d'EDF travaillent dans des conditions désastreuses. En regardant de plus près, j'ai constaté que cette industrie avait une vraie culture de sureté, héritée de la période de la Libération et du gaullisme, mais que les impératifs de rentabilité dégradaient ces acquis de manière rapide.
Dès lors, le risque en France est celui d'un accident humain ou social. Il en existe d'autres, sur le plan du terrorisme, du risque incendie, qui ont tous la même origine : l'État et EDF font passer les dividendes avant les impératifs de sécurité.
Comment as-tu procédé à cette enquête ? Est-ce qu'il y a eu des prises de contact avec des dirigeants ou des responsables syndicaux ? As-tu eu accès à des documents et quelles furent les motivations de tes interlocuteurs ?
Je suis entré en contact avec une personnalité très au fait du fonctionnement d'EDF, qui connaissait le fonctionnement de l'intérieur, à un niveau élevé. J'ai rencontré beaucoup de syndicalistes, des responsables et des militants de terrain, qui m'ont fait rencontrer des salariés d'EDF ou d'entreprises sous-traitantes. Les documents auxquels j'ai pu avoir accès avaient déjà été publiés par des associations comme« Sortir du Nucléaire », et à part le dossier« Confidentiel Défense » qui analysait la risque de la chute d'un avion de ligne sur un réacteur EPR, il n'y avait rien d'essentiel, d'autant que je ne cherchais pas un scoop, mais plutôt une enquête approfondie, sans parti-pris.
En ce qui concerne mes interlocuteurs, ils ont paradoxalement montré un grand attachement à la filière. La plupart pensent que l'énergie nucléaire a un avenir et qu'elle est viable si on en prend soin avec un soin extrême et qui s'appuient sur 30 ans d'exploitation sans accidents en France. Bien sur, ce qui se passe à Fukushima a dû ébranler les certitudes, mais leur opinion est vraiment que si on met les moyens nécessaires en matière de sécurité et de contrôles, l'énergie nucléaire à plus d'avantages que d'inconvénients.
On a beaucoup parlé du vieillissement du parc français de centrales nucléaires. Qu'en est-il du risque d'accident nucléaire en France et plus largement en Europe ? Est-ce envisageable ?
A l'origine, la durée de vie des centrales françaises devait être de 30 ans. Elle a été allongée à 40 ans pour des raisons uniquement comptables. Certaines voix disent même qu'elles vont pouvoir durer bien au delà.
Les plus vieilles centrales, comme celles de Fessenheim, sont vraiment âgées. Plusieurs associations demandent leur arrêt et leur démantèlement. Mais ce sera très difficile à obtenir. La France produit 80% de son électricité grâce au nucléaire, elle en exporte et il faut savoir qu'arrêter une centrale aurait un coût élevé, l'exemple de celle de Brennilis le montre.
Actuellement, je pense que l'Etat n'a tout simplement plus les moyens de faire repartir un programme nucléaire ambitieux comme cela avait été le cas dans les années 70. Donc on fait durer les installations et le parc nucléaire vieillit. Et il vieillit mal, d'autant que la maintenance est systématiquement sous-traitée et effectuée par ceux que l'on appelle au choix, les« Soutiers du nucléaire » ou les« Damnés de l'atome », des salariés mal payés, peu formés, qui travaillent dans des conditions de stress scandaleuses au regard de la dangerosité de leur travail.
Donc le risque est tout à fait envisageable, c'est un risque humain, social, qui est la conséquence de la transformation de l'entreprise EDF, qui avait pour vocation de fournir au moindre coût de l'électricité aux foyers français, en une machine à produire du cash pour l'Etat, qui est surendetté.
Nous avons tous à l'esprit la catastrophe de Fukushima, dont la conclusion semble encore malheureusement lointaine. Est-ce qu'il existe des risques de nature sismiques autour des centrales françaises ?
Au Japon, le risque sismique est particulièrement important. L'archipel est situé au confluent de quatre plaques tectoniques, et on y enregistre 20% des séismes les plus violents de la planète. Les centrales nucléaires situées au bord de la mer ne pouvaient résister à un tsunami de cette violence, et aucune mesure de sécurité n'était capable d'empêcher un accident de l'ampleur de celui qui se déroule à Fukushima. Le risque a été délibérément sous-estimé par les autorités japonaises, qui n'ont jamais vérifié sérieusement les affirmations de l'opérateur japonais TEPCO, pour d'évidentes raisons économiques.
En France, le risque sismique est bien moindre. Les antinucléaires évoquent pourtant des situations potentiellement dangereuses à Fessenhein ou Cadarache et surtout, il est maintenant avéré qu'EDF a sciemment minoré ce risque en se fondant sur d'autres chiffres que ceux qui figurent dans la base SisFrance qui sert de référence. La loi fait pourtant obligation à l'ASN (Autorité de Sureté Nucléaire) de définir et d'actualiser les règles fondamentales de sécurité (RFS). L'ASN détermine le séisme de référence et doit contrôler qu'EDF rend ses centrales conformes aux normes édictées. Or, l'attitude d'EDF est étrange. Pourquoi avoir fourni des chiffres tendancieux sur la réalité des risques ? Les coûts envisagés pour mettre à jour la sécurisation des centrales seraient extrêmement lourds et si EDF ment, pour des raisons d'économies, sur un risque où elle n'a pas grand-chose à craindre, quelle crédibilité peut on lui donner sur des types de risques autrement plus élevés ?
Quels sont les principales raisons d'inquiétude en France ? Le vieillissement des équipements, la perte de savoir-faire, la sous-traitance à des entreprises privées ?
Ce sont effectivement les risques les plus importants. La perte de cette culture de sureté qui était permanente est la conséquence de cette course à la rentabilité C'est surtout sur l'augmentation de la sous-traitance que les effets sont les plus néfastes. Quand la direction décide d'externaliser des activités en créant les contrats PGAC (Prestations Globales d'Assistance de Chantier), la plupart des opérations de maintenances, auparavant effectuées par des agents statutaires d'EDF, est confiée à des sociétés privées. EDF ne parviendra jamais à prouver qu'elle gagne de l'argent de cette manière, mais cela permet aussi d'externaliser les risques de cette activité. Dans une centrale, il est devenu impossible de se procurer des pièces adéquates en cas de besoin. C'est un facteur de démotivation et de désorganisation puisque les temps d'arrêt s'allongent et qu'il faut parfois envoyer un taxi chercher dans une autre centrale la pièce manquante. Les conséquences des décisions prises sur des critères uniquement financiers s'avèrent très coûteuses sur le long terme
Peut-on parler d'un lobby du nucléaire dans l'hexagone ? Et si c'est le cas, peux-tu nous le présenter ? Quels sont ses principaux acteurs et les intérêts mis en jeu ?
Les dirigeants du nucléaires français sont presque tous issus du corps des Mines, ce sont des ingénieurs très qualifiés, mais qui ont un réflexe scientiste qui les amène à penser que la science résout tout et le le progrès humain passe nécessairement par le progrès scientifique. Leur credo est d'expliquer que le nucléaire est la seule manière d'obtenir de l'énergie à bas coût, et que le manque d'énergie peut mener à la guerre.
Ce n'est pas une image, j'ai entendu un jour un ingénieur du CEA tenir ce type de discours, disant que la décroissance menait à la guerre. Ils sont dans EDF, dans Areva et au CEA, les trois structures dominantes du nucléaire. Ils traitent les anti-nucléaires de hippies farfelus et incompétents, ce qui est hélas parfois le cas, et influencent totalement les pouvoirs publics depuis 40 ans.
On sait dorénavant que l'entreprise Tepco a falsifié nombre de rapports et de documents. Est-ce que ce genre de manipulation est possible en France et, plus largement, que peut-on dire des autorités de régulation et de surveillance du nucléaire ?
L'autorité de Sureté nucléaire fait bien son travail, l'Institut de Radioprotection et de Sureté Nucléaire aussi. Mais le patron de l'ASN est nommé par l'Etat, et il ne prendra jamais le risque de fermer une centrale. Cela coûterait trop cher. Il faut comprendre que c'est bien une rente pour l'Etat et que celui ci n'a pas l'intention ni les moyens que cela change.
Bien sur, il y a un contrat de service public passé entre EDF et l'État, mais on éprouve des difficultés croissantes à faire la différence entre la gestion de cette entreprise très particulière et celle d'une société commerciale privée. Dans cette affaire, l'État français se comporte comme un rentier uniquement préoccupé de ses intérêts à court terme, au détriment de la sécurité de la population et d'une vision ambitieuse de sa politique énergétique.
Le poids des autorités de contrôle, qui ne sont pas indépendantes de l'Etat, est donc très relatif.
Pour aborder le sujet sous un angle économique, est-il possible et envisageable de se passer du nucléaire ? Quelle est sa part dans la production d'énergie à l'échelle nationale et quelles leçons peut-on tirer de plusieurs décennies d'exploitation de cette filière ?
A mon avis on ne peut pas sortir du nucléaire avant 30 ans. La France est le pays le plus nucléarisé du monde, puisque 82% de son électricité est produite de cette manière. Les politiques fonctionnent aux sondages et les sondages disent la chose suivante : si on demande aux français si le nucléaire, c'est bien, ils vont dire non parce que ça fait peur. Mais si on leur demande s'ils sont d'accord pour que leur facture augmente de 40%, ils vont refuser et on leur dira que le nucléaire est la seule solution.
Pour sortir du nucléaire, il faudrait développer les énergies alternatives et surtout, réduire drastiquement la consommation, surtout celle des entreprises. De plus, on ne peut qu'admettre que depuis 30 ans la France a une technicité que le monde entier lui envie, qu'il n'y a jamais eu une accident grave et que le citoyen français paie l'une des factures d'électricité les moins chère au monde
Quelles furent les réactions des premiers concernés à la publication de ton livre, Vers un Tchernobyl français ?, paru en 2006 chez Nouveau Monde Éditions ?
Aucune. L'éditeur avait envoyé une lettre recommandée à l'ASN pour demander un entretien, mais le silence radio a été total. L'excellent documentaire d'Alain de Halleux, RAS, nucléaire, rien à signaler diffusé par Arte en Mai 2009 n'a pas reçu de réaction non plus, alors un livre... Les syndicats ont apprécié, mais le secteur nucléaire n'a pas bougé un cil.
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