DAMIEN COUDIER « TÉNÈBRES »
Enregistrement : 23/09/13
Mise en ligne : 23/09/13
Première incursion littéraire de Damien Coudier, un jeune auteur passionné par le fantastique, et déjà une découverte prometteuse que l'on ne manquera pas de suivre. Ténèbres réunit trois nouvelles oniriques et sombres, au travers desquelles la normalité de nos quotidiens ploie pour révéler sa grande fragilité.
Entretien à bâtons rompus autour du rôle du fantastique et de l'horreur, de la frontière étroite qui sépare la fiction de la réalité et d'un XXIe siècle dédié au surnaturel et à l'obscurantisme. Sans oublier d'échanger autour des jeux vidéos et du cinéma, autres vecteurs de narration d'importance.
En parallèle de la publication de cette interview sur La Spirale, nous vous invitons à consulter Whispering-Darkness et Whispering Asia, deux blogs consacrés au cinéma de genre et au cinéma asiatique par Damien Coudier. Et à vous immerger à votre tour dans ces Ténèbres du meilleur augure.
Propos recueillis par Laurent Courau.
Je suis un grand admirateur d'Edgar Allan Poe pour sa sophistication, ainsi que de Clive Barker et son imaginaire sulfureux. Mais c'est surtout la « poésie » de leurs écrits, même les plus sordides, qui me touche. Le style est pour moi tout aussi important que l'univers. Curieusement, je ne suis pas un grand fan de Stephen King, sur le plan de l'écriture du moins. C'est purement une question de sensibilité. J'aime flirter avec l'ambigÃŒité, pour moi le fantastique est une frontière entre le réel et le rêve, irrémédiablement on bascule. Et parfois le fantastique sert à expliquer le réel, c'est un peu ça Ténèbres.
Outre ton intérêt pour les auteurs que tu viens de citer, qu'est-ce qui t'a amené à écrire et à écrire dans le genre fantastique ? Après tout, tous les lecteurs de Lovecraft et de Barker ne se lance pas dans la production de nouvelles ou de romans...
Leur talent m'a certainement inspiré, donné l'envie d'essayer. Cela dit, l'envie d'écrire s'est faite « naturellement », peut-être parce que je suis particulièrement sensible aux mots, aux images qu'ils tissent dans mon cerveau, tout comme je suis sensible à l'harmonie et la beauté qu'ils peuvent former dans une belle figure de style. Donc ce serait une question de sensibilité ; et puis le fantastique semble apporter la réponse la plus sereine, la plus ouverte et la plus tolérante aux questions existentielles que je me pose.
Quelle est selon toi la fonction d'un conteur dans le monde d'aujourd'hui, qu'il soit romancier, réalisateur ou créateur de jeux vidéo ?
Difficile de répondre... je pense qu'au delà du divertissement, le conteur est en quelque sorte un vaisseau sur lequel on peut monter pour faire un tour, s'évader, se libérer du quotidien. Mais ce vaisseau peut aussi être un moyen de prendre de la hauteur sur les choses de la vie. Un conteur, même sombre, peut rendre la vie plus douce. Et puis regarde la maturité qu'a prit le jeu vidéo ces dernières années... c'est devenu un média, un art qui a des choses à dire, tout comme ses ainés.
La ville de Lyon subit quelques dégâts dans Ténèbres. On peut se demander s'il n'y a pas une saine envie de tout casser, de détruire le monde contemporain derrière ton écriture ? Est-ce que tu apprécies l'époque que nous traversons ?
Il est vrai qu'au départ je m'étais inspiré de la ville de Lyon, ma ville natale, pour la première nouvelle. Le vieux Lyon notamment pour l'ambiance qu'il dégage. Pour l'anecdote, la première histoire, était au départ un jeu de rôle que j'étais en train de préparer pour des amis. J'avais l'habitude de leur inventer des histoires. Et puis, j'ai eu envie de romancer tout ça. Une saine envie de tout casser... ? Je ne sais pas, j'ai toujours trouvé que notre société, comme nos villes, étaient des soupapes prêtes à exploser. Les mécaniques sociétales dans lesquelles nous vivons, n'ont de solide que l'apparence, elles sont en réalité terriblement fragiles, il suffit d'un rien pour que tout bascule. Ce monde est en sursis. Et puis le chaos m'inspire bien plus que l'ordre. Même si je m'y sens bien je ressens toute la fragilité du monde et de l'homme en général, dont la mienne. L'époque que je traverse me déçoit beaucoup, l'amoralité notamment, mais cela ne m'a pas rendu cynique ou nihiliste, plutôt idéaliste.
Est-ce que tu arrives à établir un lien entre ta production littéraire et l'idéalisme que tu viens de citer ? Je trouve intéressant que des auteurs ou des réalisateurs tels que Clive Barker ou George Romero, pour ne citer que deux exemples parlants, produisent des oeuvres aussi sombres que leurs livres et leurs films, tout en se revendiquant d'une forme d'idéalisme. Est-ce que tu te retrouverais, par exemple, dans une forme de dénonciation créative ?
Tout à fait ! Mais comment dire... pas de manière intentionnelle, je veux dire par-là que je ne crée pas une histoire avec un sujet moral comme canevas. C'est plutôt le contraire, je pars d'une ambiance, d'une vision, d'une situation qui vire à l'étrange et au fur et à mesure que l'histoire se construit, des choses qui me sont chères, qui me touchent, se greffent dessus. George Romero est un de mes réalisateurs fétiches, j'adore ses films et il pourrait renouveler à l'infini le concept des films de zombies qu'il y en aurait toujours autant à dire. Les zombies sont une véritable étude de la condition humaine, de l'égoïsme et l'égocentrisme de notre espèce. Ses films démontrent habilement les travers de l'homme et de notre société. Tout comme Barker, il confirme que les humains peuvent être tout aussi barbares, voir plus cruels, que les monstres qu'ils combattent (qui eux, au moins, ont le mérite de ne pas s'entretuer). Mais attention, je ne me poserai jamais comme chantre d'une quelconque morale, d'ailleurs je déteste les moralisateurs !
Qu'est ce qui a motivé le choix des trois nouvelles qui composent Ténèbres, plutôt que d'autres textes ? Et s'agit-il de nouvelles écrites spécifiquement pour ce recueil ou de textes choisis parmi un catalogue existant ?
Ténèbres était au départ une seule histoire, Ex-Aequo ma maison d'édition m'a demandé d'écrire deux autres nouvelles dans le même genre afin de sortir un recueil plus conséquent. J'avais de côté une vieille histoire commencé adolescent, « Alice », ce prénom est magique, Lewis Caroll y étant pour beaucoup, j'ai décidé de retravailler dessus. Je voulais déconstruire le monde de l'enfance, pour parler de choses plus adultes. Alice est un texte très sensible. Le dernier texte a été écrit spécialement pour le recueil, partant sur le postulat d'un homme qui aurait kidnappé un ange. Là, c'est le quotidien qui rattrape le fantastique.
Tu évoquais plus haut le fantastique qui peut servir à expliquer le réel et ici le quotidien qui rattrape le fantastique. Que représente le concept de réalité pour toi ? Où est-ce que tu situes les limites de ce qui existe réellement, ainsi que la frontière entre l'imaginaire et une réalité, disons, consensuelle ?
La réalité est pour moi une accommodation, le fantastique permet de faire passer la pilule. Quant aux limites... si l'on considère que la réalité est un concept, comment se définit-t-elle ? Je me pose souvent la question, la réalité est-elle une vérité tangible, universelle ? C'est un peu trop culturel et personnel pour être pertinent. Prend le gars qui vit à l'autre bout du monde, de nos moeurs, de notre technologie, sa réalité et sa fiction sont peut-être différentes des nôtres. La réalité dépend de la créature qui la vit, un vampire par exemple... ça te parle je crois ? Au-delà du tangible, si je considère que la réalité se définie par la mortalité, cela voudrait dire qu'après la matérialité de la mort, plus rien n'existe ? Pour moi la réalité ne peut-être rationnelle, l'irrationnel est donc pour moi une extension de la réalité.
Quelques années en arrière, disons à la fin des années 90 ou au début des années 2000, la culture populaire était très rationnelle. Très inspirée par les nouvelles technologies de l'information et la science. Comment expliques-tu le retour au surnaturel qui s'est opéré ces dernières années ? Une forme d'échec de la notion de progrès, un besoin de réenchanter le monde ?
Fin des années 90 et début des années 2000, il y avait le fantasme collectif du futur, on était à la frontière du XXIe siècle, les cerveaux étaient en effervescence, dans l'anticipation et surtout dans la critique sociale. On voyait bien que quelque chose n'allait pas dans ce monde. La technologie souleva des questions morales, je pense notamment à Strange Days de Kathryn Bigelow, Johnny Mnemonic et bien sur Matrix où la technologie de la réalisation a rejoint les propos existentialistes des frères Wachowski, la part du virtuel et du réel, l'aliénation de l'homme avec les machines. .. .
Finalement le saut dans le futur ne fut pas si extraordinaire que cela, il a plus touché le virtuel et le relais de l'information, donc pas d'overboard, de machines à remonter le temps, de prisons spatiales... Et puis surtout pas de progrès humains, le monde va toujours aussi mal. Tout est redevenu bassement terre à terre, alors face à l'échec des technologies pour donner du sens, l'inconscient populaire a sans doute voulu s'élever un peu plus à travers le divin. Nous sommes allez chercher des réponses à nos angoisses ailleurs, l'imaginaire, le fantastique, la métaphysique. Malheureusement la religion et la superstition sont également revenues au premier plan, avec une influence plus inquiétante, voir tyrannique. Le XXIe siècle est le siècle du surnaturel, mais c'est aussi le siècle de l'obscurantisme.
Outre cette activité littéraire, tu consacres deux blogs au cinéma de genre et au cinéma asiatique : Whispering Darkness et Whispering Asia. Immanquablement, ça me fait penser au défunt magazine Starfix. D'où te vient cet intérêt pour le cinéma de genre ?
J'adore les fanzines ! Leur liberté de ton, leur culture... Vers l'âge de treize ans je me suis abonné à Mad Movies, j'ai commencé à être mordu de cinéma, le cinéma de genre prend aux tripes, on peut tomber sur des oeuvres majeures et inoubliables. Qu'est ce qui nous ébranle le plus : la journée que l'on vient de passer ou le rêve que l'on a fait cette nuit ?
Le cinéma semble d'ailleurs influencer ton écriture, ton style est très visuel. On peut sans doute y percevoir une esthétique et une forme de narration propres aux jeux vidéos, Silent Hill en tête. Tu assumes ces influences ?
A deux-cent pour cent, Silent Hill ! Je suis un fan inconditionnel de la série. Les Silent Hill sont des expériences uniques, émotionnelles, psychologiques, cinématographiques. Leur univers, leur profondeur et leur esthétique continuent de me marquer. Silent Hill est une quête personnelle, un rendez-vous privé avec l'enfer, mes livres sont très proches de cet univers. Le second que j'écris baignera entre autre dans cette atmosphère. Pour le cinéma, j'adore L'échelle de Jacob d'Adrian Lyne, les films de John Carpenter, Don Coscarelli, David Cronenberg et Sam Raimi pour ne citer qu'eux. Et bien sur les films adaptés des romans de Clive Barker (Hellraiser, Cabale, Le Maître des illusions).
Puisque tu viens de l'évoquer, peux-tu nous en dire un peu plus sur ton prochain livre ? À la fois en terme de format, recueil de nouvelles ou roman, et en terme de thématique ? Qu'est-ce qui le rapproche spécifiquement de l'univers finalement assez codifié de Silent Hill ?
Il s'agira d'un roman, je viens de commencer l'écriture et je veux prendre mon temps. La thématique est encore nébuleuse, elle évoluera certainement. Je commence toujours ainsi, sur une idée qui me plaît. Je pars d'une situation étrange et angoissante, je mets mes personnages au milieu et le récit se construit tout seul. Je ne planifie pas vraiment ce que j'écris, je baigne dans mon univers et laisse les choses venir en me contentant de les mettre en forme de la manière la plus appropriée. Les thèmes pour le moment abordés sont l'amour (il s'agit d'un couple) et la solitude, tout ça dans un univers qui bascule. Je compte aussi apporter quelques petites touches insolites en rapport avec Alice au pays des merveilles, ou plutôt le jeu Alice Madness Return. Au niveau de Silent Hill, je ne garde que les codes du cauchemar éveillé, je reste proche d'un univers aussi torturé que la psyché de ses personnages. Je souhaite que ce livre soit étrange et sombre.
Tu parlais plus haut d'un monde en sursis, ce qui me ramène à une question désormais traditionnelle sur La Spirale. Celle de ta vision de notre futur proche, à moyen et long termes ? Comment vois-tu l'avenir, d'un point de vue à la fois individuel et global ?
Je nous vois comme atteignant l'âge de raison dans la douleur, mais ça c'est pour le long terme. Le futur proche m'inspire plutôt de l'inquiétude, les frontières sont presque toutes abolies, pourtant les divisions perdurent. Pire, au sein d'une même patrie, tout le monde se communautarise, même dans le cadre des loisirs. Les différences ne se cultivent plus comme sources de partage mais comme sources de divisions et d'incompréhensions. En vérité, je vois notre monde dans une agonie inéluctable. A moyen termes, l'Homme sclérosé par ses propres névroses, va sombrer dans la folie, la destruction de ses semblables, la terre ne voudra plus rien lui donner et reprendra ses droits. Oui, je vois un peu ça comme du Mad Max mais en moins folklorique, je pense à The Road, ou à des jeux comme The Last of Us, I Am Alive... . Mais comme je l'ai dit plus haut, on s'en sortira, ce ne sera pas la fin de l'Homme. Cependant je crois que bête comme nous sommes, nous devons tout perdre pour pouvoir repartir sur de bonnes bases.
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