MARC-LOUIS QUESTIN « VOYAGE DE L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR (D'OBSIDIENNE) »
Enregistrement : 12/10/2019
Mise en ligne : 12/10/2019
À quelques semaines de la publication de son nouvel ouvrage, Le Miroir d'Obsidienne, rencontre avec un habitué de ces chemins de traverse que nous apprécions tant, depuis les rivages cossus du lac d'Enghien-les-Bains et les bas-fonds du nord parisien jusqu'aux contreforts de l'Olympe et aux temples népalais.
Mais aussi l'occasion d'évoquer Austin Osman Spare et la magie du chaos, dix années de Cénacle du Cygne à La Cantada, ses éditions Éleusis, Bob Morane, Mandrake et Boris Vian, les bus de la route des Indes et le penchak silat de Charles Joussot, André Breton, Guy Debord et l'initiation prométhéenne.
Propos recueillis par Laurent Courau.
Images d'illustration tirées des archives de Marc-Louis Questin.
Portrait de Marc-Louis Questin par Alizée Adamek.
La boulimie d'expériences, de rencontres et de projets vient sans doute de la perception du temps qui passe et ne repasse pas. Et d'une conscience permanente quasi-obsessionnelle de la mort. Je meurs en permanence. Celui qui ne ressent pas cette mort à crédit est un ignorant fini ! La mort est là mon pote et tous ces bouffons de bobos ignares et vaniteux feraient bien mieux de méditer sur cette impitoyable impermanence. Idem pour les banquiers et les politiciens. On est toujours au bord de la roche tarpéïenne. La vie est aussi un suicide permanent. Et donc à fortiori (un p'tit Sidi-Brahim, monsieur Vincent?) un mikado, un mécano, un Jeu de l'Oie. L'être humain n'est rien d'autre qu'une machine, un androïde, une poupée plus ou moins gonflable ou gonflante, c'est selon. Chez Dupont, tout est bon et l'acide diéthylamide lysergique permet de pivoter à 360 degrés. Nonobstant les vies antérieures, la mémoire cellulaire, les subtilités neurologiques et les éventuelles montées de Kundalini. L'éthique et l'esthétique sont intimement liées. Au sens platonicien du terme. On ne sort pas de la caverne. Donc il faut faire avec, avec le poids du monde et cette arnaque monumentale que 99% des gens appellent la réalité. Quelle blague ! Quelle farce ! Le rire de Dieu nous investit à chaque instant du cheminement. Qui n'a ni fin ni commencement.
J’aimerais revenir sur ton enfance à Enghien-les-Bains, dans une famille que j’ai cru comprendre bourgeoise. Qu’est-ce qui aurait pu y provoquer ou du moins y participer du destin à venir, poétique, occulte et définitivement atypique, du futur Marc-Louis Questin ?
Enfance bourgeoise et protégée à Enghien-les-Bains. Je faisais de l'aviron sur le lac et j'étais fasciné par la gracieuse évolution des cygnes. Ma mère était au Cours Simon étant jeune. Boris Vian lui rendit hommage dans Et on tuera tous les affreux où elle apparaît sous le pseudo de Sunday Love. Mon père fit les Beaux-Arts avant la guerre. Il dirigea ensuite une usine de jeux de société. Je figure sur au moins huit de ses créations comme Chimie 2000, Biologie 2000, Bricolage 2000, Elec 2000. Mon père était un génie et un inventeur.
Ce qui a provoqué un déclic occulte et poétique ? À vrai dire je n'en sais rien. J'ai toujours écrit, des histoires de science-fiction et des contes à partir de 8-9 ans. Précoce! Imagination débordante. Fils unique mais entouré d'animaux : chiens, chats, hérisson. Avec une passion étrange pour le Japon, les coquillages, la paléontologie, l'Histoire, le Moyen-Age... Je fus aussi marqué à la fois par les westerns vus à la télé, les bandes dessinées comme Mandrake, Tintin ou Prince Vaillant, les voyages que mes parents faisaient en Italie, la prestidigitation et l'illusionnisme. Je pratiquais assidûment le ski et le tennis de table.
Dès 1969 et l’âge de seize ans, tu auto-édites la première plaquette d’une longue liste, À William. Jusqu’à te voir préfacé quelques années plus tard par une future icône, le journaliste Alain Pacadis, pour Les Kalices de Bali. Manifeste tantrique. Qui compterait, selon Jacques Coly, « parmi les classiques de la contre-culture hexagonale ». Peux-tu revenir pour nos lecteurs sur ton amour précoce de la littérature et les thèmes abordés dans ces plaquettes ?
Je m'ennuyais tellement chez les Oratoriens où je fis une partie de ma scolarité que je me réfugiais dans la lecture. Je lisais en vrac Cronin, Sartre, Mauriac, Prévert, Françoise Sagan et Graham Greene. J'aimais les poésies de Lamartine, Heredia, Leconte de L'Isle, Émile Verhaeren, Albert Samain. J'ai beaucoup lu Victor Hugo, Jules Verne, Maurice Leblanc (Arsène Lupin) et Alexandre Dumas. Et aussi Henri Vernes, le génial créateur des aventures de Bob Morane.
Par la suite, dans les années 1970, à l'époque de ces plaquettes auto-éditées, d'autres influences entrent en jeu. À savoir Georges Bataille, Malcolm Lowry, Nietzsche, Mishima, Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle-Adam, Sacher-Masoch, Alfred Jarry et... le Divin Marquis Donatien de Sade que je lus abondamment, dès l'âge de 13 ans. J'écoutais aussi Wagner, Beethoven, Satie, Schubert, Maria Callas. Ainsi que le Velvet, Nico, John Cale, Roxy Music, Kevin Coyne, Popol Vüh, Amon Düül, Terry Riley, Gong, Moondog, Captain Beefheart, Syd Barrett. Je découvris aussi la Beat Génération et je fus surtout fasciné par l'univers de William S. Burroughs et la poésie hallucinée de mon regretté ami Claude Pélieu.
Puisque tu évoquais plus tôt le sport au travers du ski et du tennis de table, tu pratiqueras quelques années plus les arts martiaux. Et notamment, le penchak silat tel qu'il est enseigné par Charles Joussot, grand personnage des arts martiaux contemporains, d'après l'enseignement du Maître Hardjono Turpijn. J'aimerais que tu nous parles de ton parcours martial, de cet art indonésien encore méconnu et de l'ambiance des entraînements à cette époque ?
J'ai en effet pratiqué le penchak silat de 1987 à 1995 environ. Huit ans seulement, mais de manière très intensive. Après deux ans de shorinji kempo avec Sensei Aosaka. J'ai connu la première salle de la rue de Dunkerque puis le gymnase de la rue de l'Ourcq. Cavanna venait parfois saluer Charles Joussot, puisque Charles autrefois travaillait comme photographe pour le journal Hara-Kiri. L'ambiance des cours était très conviviale, et nous portions les coups à fond, du moins les premières années. Je m'entraînais parfois avec Franck Ropers qui fonda par la suite sa propre école. J'ai aussi rencontré Guru Turpijn et son neveu, avec lesquels je fis des stages.
Charles était un professeur très attentif, avec beaucoup d'humour et d'humanité. Les entraînements étaient rudes, mais nous aimions ça ! J'ai dû arrêter à cause de ma vue déficiente. Je ne portais pas de lentilles et pas question de combattre avec des lunettes ! Je pense que j'aurai continué si j'avais eu une bonne vue. Le penchak silat a aussi un aspect chorégraphique et chamanique que peu de gens connaissent. Pour étudier de plus près cela, il aurait fallu partir sur place en Indonésie. Charles nous enseignait surtout le combat réel et c'est déjà beaucoup! Je garde un excellent souvenir de ces années intenses.
On sait que les années 1970 ont été propices aux expérimentations en tous genres. À quel moment et de quelle manière en es-tu venu à t’intéresser aux arts occultes et à la spiritualité ?
Je suis parti en Inde en 1970. Je pris mon premier acide au Népal. Ce fut le plus beau jour de ma vie. A partir de cette expérience ultime et fondamentale rien ne fut plus jamais pareil. J'étais pourtant très jeune, je n'avais que 17 ans, mais j'étais animé par une soif de connaissance qui ne s'est jamais tari depuis.
Une autre expérience mystique en 1972 à Copenhague me fit comprendre qu'il n'y a rien à redouter de la mort et que notre âme est immortelle.
Je crois beaucoup à l'hérédité. Je suis d'origine berrichonne par ma mère et polonaise par mon père. J'ai toujours eu la certitude de posséder un « don » inné dès ma naissance, ce qui se confirma lorsque je commençais à pratiquer le magnétisme dans les années 1980. Les résultats furent immédiats, aussi bien pour les êtres humains que pour les animaux. J'exerce encore le magnétisme auprès de ceux qui font appel à moi et je suis toujours le premier surpris, même après 30 ans de pratique, des conséquences très positives de ce fluide mystérieux.
Du côté de La Spirale, nous adorons les récits de voyage, les terres méconnues, les pays anciens et leurs mythologies. Il m'est donc difficile de résister à l'envie de t'interroger sur ce premier voyage vers l'Inde et le Népal. Comment est-ce que tu t'es rendu là-bas ? Et comme s'est déroulé ce voyage, jusqu'à ce premier trip d'acide dans les Himalayas ?
Je suis d'abord parti en Turquie en bus de la place Saint-Michel ! Puis une fois en Turquie, je fis du stop pour aller en Iran et ensuite en Afghanistan. Je garde un très beau souvenir du fabuleux bazar de Kaboul qui hélas n'existe plus. Je traversais ensuite vite fait le Pakistan. Je partis dans le nord de l'Inde, près des sources du Gange. Je résidais quelque temps dans un ashram de Rishikesh. Je visitais Agra, Delhi et Bénarès/Varanasi. J'assistais aux crémations sur les rives du Gange dans lequel je réussis à me baigner. Je fumais la ganja avec les sadhous.
Je partis ensuite au Népal, où je restais plusieurs semaines. Tantôt à l'Eden Hôtel de Katmandou où je partageais une chambre avec Emmanuel d'Esparbès dont l'aïeul fut le condisciple de Lautréamont au lycée de Tarbes, tantôt dans une petite maison à deux pas du fameux « temple des singes ». Et c'est là en effet que je traversais le miroir à la poursuite du Lapin Blanc !
Tu viens d'évoquer ta découverte de l'acide au Népal. Les psychotropes connaissent un nouvel engouement, au travers notamment du phénomène du micro-dosing de LSD ou des débats sur la légalisation de certains psychotropes dans le monde anglo-saxon. Pour avoir toi-même connu et utilisé ces substances, comment les considères-tu, aujourd'hui ?
Ma drogue préférée a toujours été l'opium et ses dérivés, tels que la morphine ou la codéine. Le pavot est une plante sacrée. Thomas de Quincey, Claude Farrère et Jean Cocteau en ont vanté les innombrables bienfaits. Plus récemment Nick Tosches lui a consacré un délicieux petit essai. Zéro angoisse avec cette substance éminemment taoïste. Un lâcher-prise de première main ! A l'opposé du shit qui m'a toujours fortement angoissé ou abruti. Le cannabis n'a jamais été mon truc. Quant aux hallucinogènes tels que le LSD, la mescaline ou la psilocybine, il y a quand même le risque sérieux de disjoncter, de se payer un mauvais trip. Certains n'en sont jamais revenu, ok ? Le prosélytisme relou des néo-babas cools sur ce sujet très délicat me gonfle ! Idem pour tout le baratin et la gouroumanie néo-chamanique autour de l'ayahuasca. Il est profondément malhonnête, irresponsable et criminel de ne pas vouloir admettre les risques réels encourus par la prise d'hallucinogènes. Pour autant, je connais bien l'acide, j'ai eu la chance de faire de fabuleux voyages, mais je pratiquais déjà intensément le yoga et la méditation. Ce qui m'a permis de ne point trop y laisser de plumes.
Je me suis également intéressé aux travaux de John Lilly et du psychiatre tchèque Stanislas Grof sur les facultés cachées de notre psyché, éclairées et décuplées par les lucidogènes. Je me suis longuement entretenu sur ce sujet avec les écrivains Charles Duits et Théo Lesoualc'h qui avaient une vision et une expérience plutôt positives de la connaissance par les gouffres.
Seul l'opium, la Déesse Noire, trouve grâce à mes yeux. Aucune paranoïa ni prise de tête avec ce sublime élixir. On comprend le Tao. On devient aussitôt le frère spirituel de Tchouang-tseu ou de Hi K'ang, l'un des sept sages de la forêt de bambous. Tirer sur le bambou avec un chat sur ses genoux, je ne connais guère de meilleure façon de savourer l'éternité et la beauté de l'univers.
Pour revenir en Occident, tout en restant dans le domaine de la spiritualité, ta bibliographie accorde une part importante au druidisme. Qu'est-ce qui a motivé ton intérêt pour cette tradition, que la plupart de nos contemporains appréhendent principalement par l'intermédiaire de Panoramix dans les bandes-dessinées de Goscinny et Uderzo ?
Oui, j'ai été druide. Oui, j'ai beaucoup écrit sur le sujet. Oui, j'ai très bien connu le milieu néo-druidique français. Mais je n'ai plus trop envie d'en parler. Pour moi l'affaire est entendue et la page définitivement tournée. Idem pour le chamanisme ou supposé tel. Ce sont des milieux assez pénibles. Des gens avec un ego surdimensionné qui prennent l'ascendant sur des personnes faibles, idéalistes, naïves, ce qui peut faire illusion un certain temps, mais au final... bullshit ! L'une des rares personnes qui fut correcte à mon égard s'appelait Jean Markale et je lui rends ici hommage. Il y eut aussi Lucien Soto, Yann Brékilien, Yann-Ber Tillenon. Quand aux autres, no comment !
Les individus m'importent davantage que les groupes. Les égrégores sont vampiriques et font obstacle au sens critique. Ce n'est donc pas le druidisme que j'incrimine ici, mais ceux qui s'en réclament pour mieux nourrir leur pauvre ego. Le druidisme originel est une merveilleuse philosophie de la nature. C'est l'amour de toute chose vivante et aimante. C'est un polythéisme assez proche de l'hindouisme. Le druide est un peu le brahmane de l'Occident. Il y a beaucoup de traits communs, comme l'a souligné le musicologue Alain Daniélou, entre les figures de Shiva, Dionysos et Cernunnos.
Est-ce qu'il t'est arrivé de regretter tes choix de vie aventuriers et aventureux ? De te dire que tu aurais dû te limiter à une vie plus bourgeoise, plus intégrée et confortable, à laquelle ton éducation t'avait probablement préparé ?
Ni remords, ni regrets ! J'ai fait ce qui devait être fait. Bien sûr, si j'avais repris l'affaire florissante de mon père et si je n'avais pas dilapidé maladroitement deux héritages, en aidant au passage pas mal de gens désargentés, ma situation matérielle serait bien plus confortable. Et alors? Au moins quand je rencontre une femme, je peux être assuré qu'elle n'est point vénale et qu'elle va m'apprécier pour tout autre chose que mes actions en bourse, mon yacht ou ma résidence secondaire ! L'homme propose, mais les dieux disposent. Je suis quelque peu fataliste. Tout comme l'était le délicieux Albert Cossery, l'inoubliable auteur de Mendiants et orgueilleux, que j'eus la chance de rencontrer.
Question presque corollaire. Comment gères-tu la dichotomie entre d'un côté une vie intense, productive, riche d'expériences, de livres, de voyages, de rencontres et d'émotions, et de l'autre l'absence quasi systématique de reconnaissance médiatique et populaire qui guette les nomades, les aventuriers, celles et ceux qui privilégient les sorties de route, les parcours non balisés et les chemins de traverse ? Comment peut-on s'en sortir sans trop d'aigreur et de frustration ?
La reconnaissance viendra en temps et en heure. Dans ma vieillesse ou après ma mort, qui sait ? Tout est tellement aléatoire. J'essaie de ne pas trop penser à tout ça. Sinon, on court le risque de devenir aigri et la vie devient un enfer de frustrations et de culpabilité. Au diable alors, ces illusions! Seule compte l'oeuvre ici et maintenant. Carpe diem. Je suis un artisan. Je fais du mieux possible ce qu'il m'a été donné de réaliser en cette incarnation. Le reste ne m'appartient pas. Alea jacta est et advienne que pourra !
Tu diriges actuellement les éditions Éleusis, dont le nom constitue une référence directe à un culte à mystères (initiatique), pratiqué dans la Grèce antique et considéré comme l’une des formes les plus élevées de spiritualité de cette civilisation ; dont on notera qu’il était directement lié à Demeter, mais aussi à Hadès et Dionysos, et qui intéressera plus tard Aleister Crowley. Ce qui ne peut que susciter ma curiosité. Qu’est-ce qui a motivé le choix de ce nom et quelle est actuellement la ligne éditoriale de cette maison d’édition ?
J'ai pas mal bourlingué en Grèce et en Turquie. Je dormais à la belle étoile dans les lieux encore chargés de la sublime mythologie grecque. Je sentais réellement la présence des dieux. Je me transportais à Epidaure, Delphes, Eleusis. En Crête aussi car je me suis beaucoup intéressé à la civilisation minoënne. Ariane et le Minotaure. La traversée du labyrinthe. Apollon et Dionysos. Les origines du théâtre. Eschyle, Sophocle, Aristophane.
C'est donc en toute logique que je créais, en 1997, le Cercle Dionysos qui organisa une centaine de conférences dans des cafés parisiens. Et en 2003 ce fut la création du Cénacle du Cygne et de la revue gothique et fantastique La Salamandre. Et de fil en aiguille, la naissance des éditions Eleusis parachève, si j'ose dire, ma petite entreprise. La ligne éditoriale est simple. Je ne publie que ce que j'aime et je privilégie la qualité, voire la rareté et l'originalité des textes. Bien qu'au départ, je tenais surtout à publier du fantastique, je me suis vite aperçu qu'il ne faut surtout pas s'enfermer dans un genre. C'est donc un catalogue volontairement éclectique que je propose. Mais je n'en suis qu'au tout début, le plus important reste encore à publier, de même que le plus essentiel est toujours devant soi. Avancer coûte que coûte, ne jamais s'arrêter, j'ai toujours fonctionné ainsi.
En parallèle de tes recherches et de ta production personnelle, tu fais partie de la minorité de nos contemporains qui fonctionne en privilégiant les échanges et le partage. Que ce soit au travers du Cercle Dionysos, du Cénacle du Cygne ou encore de l'énergie que tu consacres à publier d'autres auteurs. Comment analyses-tu ta propre dynamique généreuse et bénévole ?
Échanger, partager et transmettre mes connaissances me semble être la moindre des choses. Je précise quand même que j'ai pris les voeux de bodhisattva dans le bouddhisme tibétain. Ceci explique peut-être cela. Toutes proportions gardées, Allen Ginsberg faisait de même. Sans aucun prosélytisme de sa part! C'est juste qu'il y a une compassion innée. La souffrance vient de l'ignorance. Donc, à moins d'être profondément masochiste, on va tenter d'éradiquer cette souffrance. C'est un chemin initiatique, prométhéen, luciférien. Dans le sens de transmettre la flamme sacrée à qui de droit. Comme le faisait André Breton, que trop de gens critiquent. Breton, Ginsberg, ou même Guy Debord, ont toujours essayé de transmettre et de diffuser leurs idées, leur vision du monde, philosophique et politique. Dans une moindre mesure, je pense en faire autant.
Tu viens d'évoquer l'idée d'un chemin initiatique. À ce sujet, j'aimerais savoir ce qui t'a le plus récemment attiré dans la magie du chaos ? Cette forme de magie punk, d'essence iconoclaste et libertaire ?
J'ai toujours pratiqué la magie du chaos. Je me sens très proche d'Austin Osman Spare. C'est comme si nous étions des frères par-delà le temps et l'espace. Proche de Spare comme je le suis aussi de Georg Trakl, Pierre Molinier ou Stanislas Rodanski. Des âmes-soeurs libertaires, visionnaires, profondément tragiques aussi. Dans le sens du théâtre antique, du théâtre d'Eschyle, dont raffolait le peintre Francis Bacon.
Je me sens beaucoup plus proche de Spare, humainement parlant, que de Crowley, de LaVey ou de Peter Carroll. Cet homme était profondément bon et il aimait les chats. Ses toiles sont fantastiques. Je pratiquais déjà la magie sexuelle bien avant que tout le monde en parle. Trop de guignols se réclamant de la Voie de la Main Gauche ont un coeur de pierre, sont desséchés à l'intérieur. Or la voie cardiaque, la Prière du coeur que l'on retrouve dans l'hésychasme orthodoxe et le bhakti yoga sont, à mes yeux, essentiels.
La magie du chaos existait déjà potentiellement dans le dadaïsme, le mouvement Panique, les premiers happenings, le Living Theater et le Bread and Puppet, le groupe Cobra, les toiles de Clovis Trouille, la poésie d'Alfred Jarry, dans tout ce qui de près ou de loin nourrit la plus intelligente subversion face à la dictature des morts-vivants et de la fausse « normalité ».
Avec le recul que t'autorise ton parcours, aussi long que multiple et varié, comment perçois-tu cette fin des années 2010 ? Notre époque se revendique unique, anxiogène, comme si le monde allait « mieux » auparavant. Mais je me souviens aussi d'années 1980 marquées par la crainte d'une attaque atomique dans le contexte de la guerre froide, puis de l'épidémie de SIDA qui a fauché certains des esprits les plus brillants et les plus libres de nos générations. N'as-tu pas le sentiment que l'époque actuelle souffre [surtout] de son nombrilisme et d'une certaine fragilité psychologique, phénomènes confortés par une culture de la peur et par l'égotisme promulgué sur les réseaux sociaux ?
Cette époque s'apparente au Kali Yuga. Soit ! Les traditionalistes, qui ne jurent que par Guénon, Bloy ou Evola, en font des gorges chaudes. Et alors ? On le savait depuis longtemps, si l'on en croit les prophéties indiennes, mayas ou tibétaines. Sans parler de Nostradamus ! On y est. Nous y sommes. Et ce n'est qu'un début, on en est au hors-d'œuvre et à l'apéritif. Les habitants de Rouen comprendront. Le plat de résistance n'est pas encore servi. On a l'éternité devant soi. C'est à la fois flippant, anxiogène, mais aussi fascinant, exaltant. Ce sont les plus belles fleurs qui poussent sur le fumier. Processus hautement alchimique et de très longue haleine.
L'égotisme des réseaux sociaux ? Pas plus que dans le monde réel. C'est juste un peu plus visible. C'est le théâtre de la cruauté à l'état pur. Ça a parfois du bon aussi. Je ne suis pas manichéen. On peut faire aussi de très belles rencontres sur Internet. Je ne porte pas de jugement. Qui suis-je pour critiquer ?
Tu as cité bon nombre d'artistes, de philosophes, de musiciens et d'auteurs, au fil de cet entretien. Quels sont les créateurs actuels qui peut-être t'inspirent, celles et ceux dont tu te sens proche ?
Je m'intéresse beaucoup au travail corporel et viscéral du biologiste-performer Olivier de Sagazan. Je l'ai découvert par le biais du Langage des Viscères, ces soirées hautes en couleur organisées par Amine Boucekkine. J'ai publié aussi un livre du sculpteur bordelais Jean-Louis Ricaud qui se revendique aussi bien d'Antonin Artaud que de Pierre Molinier, H.R. Giger ou Fra Angelico ! Je suis régulièrement en contact avec des danseuses butô comme Marlène Jobstl ou Juju Alishina, des musiciens « industriels » tels que Pierre Jolivet (Pacific 231), des performers extrêmes comme Antoine Chipriana qui s'inspire aussi bien de Nietzsche que de Dada ou du situationnisme. Je me sens aussi très proche dans l'esprit de Genesis P-Orridge et du barde Alan Moore.
Lorsque j'animais le Cénacle du Cygne à La Cantada, je fis intervenir plus de 200 artistes en l'espace de dix ans. La plupart sont devenus des amis et cette frange de l'underground contribue largement à diffuser une contre-culture passionnante et vivante.
Tu m'as dit prévoir de publier prochainement un livre de Jean-Paul Bourre. Peux-tu nous toucher quelques mots de cet auteur et figure de la contre-culture française, à mon sens injustement méconnu, sans doute parce que trop sombre, trop incontrôlable, pas assez « correct » sur un terrain à la fois spirituel et politique ?
Je partage beaucoup de choses avec Jean-Paul Bourre, cet intrépide auteur et aventurier de l'esprit. On ne retient souvent de lui et de son oeuvre que les aspects les plus sombres ou provocateurs. C'est faire abstraction d'une autre facette beaucoup plus lumineuse et solaire. C'est quand même quelqu'un Jean-Paul Bourre qui a écrit des pages sublimes sur Villiers de l'Isle-Adam, Alain-Fournier, Gérard de Nerval. Un auteur très érudit aussi pour tout ce qui concerne le vampirisme initiatique, la sorcellerie, les contes et légendes du terroir. Un explorateur aussi des continents psychédéliques. Un nostalgique tout comme votre serviteur de l'époque bénie des beatniks et des blousons noirs, des racines du rock'n'roll, on n'est jamais sérieux quand on a 17 ans !
Je défendrai toujours Jean-Paul Bourre contre ses détracteurs politiquement corrects qui ne voient en lui qu'un allumé fasciste, confus et sataniste. Ces chiens de garde de la bien-pensance nivélatrice sont les mêmes sinistres morts-vivants qui fustigèrent en leur temps Sade, Céline, Burroughs, Leary, Debord ou Molinier. Ces pauvres clébards peuvent toujours baver et aboyer tant et plus, ils n'empêcheront jamais les authentiques créateurs de s'exprimer et d'exister !
Concluons sur les projets qui t'occupent, aujourd'hui. Que peux-tu nous révéler de ton prochain ouvrage, Le Miroir d'Obsidienne ? Tu organisais récemment une Nuit des Androïdes aux Voûtes, avec des concerts d'Ainsophaur et de YG. L'organisation d'évènements semble donc, toujours, te tenir à coeur ? Ce qui rejoint ce désir d'échanges, de partages et de transmission, que nous évoquions plus haut... tu ne t'es pas encore complètement lassé de tes contemporains ? (sourire)
Le Miroir d'Obsidienne prolonge les réflexions/réflections du livre précédent, Les Prophéties du Tigre blanc. C'est un chant lancinant, une audacieuse exploration des paysages spirituels, un rituel hypnotique de magie littéraire, un voyage insolite dans les mondes oniriques, une réflexion philosophique sur le concept de transgression, la voie tantrique, l'inéluctable. Ce récit picaresque nous transporte à Hambourg, Galway, Palerme, Naples ou Venise. Ses romantiques héroïnes invoquent Satan ou Mélek Taus, Odin, Kâlî ou Cernunnos. Les visions transfigurent le langage ordinaire et le rêve alchimique se confond avec les profondeurs cachées de la réalité.
Le Miroir d'Obsidienne paraîtra début décembre aux éditions Eleusis, avec une préface de Fabienne Leloup et une postface d'Oriane Plateau.
J'ai par la suite un projet de livre d'entretiens avec la comédienne et metteur en scène Héloïse Lazreg-Visentin, spécialiste d'Oscar Wilde et du poète irlandais William-Butler Yeats. Je continue d'organiser aussi des concerts et performances aux Voûtes, un lieu magnifique avec une superbe acoustique situé dans les fameux Frigos du 13e arrondissement de Paris. Les studios du groupe Urban Sax se trouvent juste à côté. Les Productions Eleusis ont ainsi fait jouer et danser le groupe russe YuRod, la danseuse Thyonesca, le groupe de dark-ambiant Stupor Mentis, YG et les YGirrls, les rockers d'Ain Soph Aur. Je prévois aussi d'organiser bientôt une soirée consacrée exclusivement à la danse japonaise butô, que j'ai moi-même pratiqué, en collaboration avec les musiciens Michel Titin-Schnaider et Pierre Jolivet de Pacific 231.
On t'a déjà posé la question sur les réseaux sociaux. Quel ouvrage conseillerais-tu aux lectrices et aux lecteurs de La Spirale désireux de découvrir ton univers ?
Il m'est assez difficile de conseiller tel ouvrage plutôt qu'un autre car ces livres sont un peu mes enfants et je les aime tous de la même façon. Je peux toutefois conseiller la lecture de quelques ovnis littéraires tels que Musiques de transe et d'éveil paru en 1990 aux éditions Accarias-L'Originel, préfacé par Zéno Bianu. Cet ouvrage « musical » anticipe l'essai consacré bien plus tard à Urban Sax et publié en 2016 chez Unicité.
On reparle de musique aussi dans mon anthologie sur La Magie du Chaos parue chez Trajectoire, en 2014. La dimension luciférienne de cette étude prolonge mon essai Mystérieuse Wicca, paru en 2008 chez le même éditeur. Et de la Wicca au paganisme on retiendra mon livre sur Les Mystères du Loup, dont un bon tiers est consacré à la lycanthropie. J'évoque encore les loups-garous, les vampires et les fées dans mes essais sur Tolkien, dans mon anthologie sur L'Univers magique des fées et mon Enquête sur les vampires, fantômes, démons et loups-garous. Il y a aussi mes livres sur le druidisme, le chamanisme, les arts martiaux, les parfums, les rêves lucides, le fakirisme, l'alchimie taoïste, la magie sexuelle, la phytothérapie, les tsiganes, la magie blanche, les haïkus, les mondes parallèles...
Plusieurs recueils de poésie complètent cette longue liste ainsi qu'un fort étrange recueil de nouvelles, La Citadelle des Vierges Noires, dont Vincent Tassy écrit que c'est le livre le plus déconcertant qu'il ait jamais lu ! Ce recueil fantastique et baroque parut en 2012 chez Unicité avec les magnifiques illustrations de Tiffanie Uldry et une préface de Pierre Brulhet. L'une de ces nouvelles, La Rédemption de Théophile, est aussi le scénario d'un court-métrage vampirique que je souhaite réaliser un jour.
La Spirale avait jusque récemment pour habitude de conclure ses entretiens en vous interrogeant sur votre vision de l'avenir, mais l'avalanche de prophéties dépressives qui en résultait nous a amenés à modifier notre approche. Quelles sont donc pour toi les pistes de solution, les alternatives qui permettront de ramener nos sociétés humaines sur des trajectoires plus généreuses, altruistes et in fine enthousiasmantes ?
En bon lecteur, voire même disciple de Cioran et de Schopenhauer, il ne faut pas compter sur moi pour tenir le énième discours larmoyant et sentimental sur l'avenir du monde. « Celui qui a trouvé le monde a trouvé un cadavre » disait le gnostique Thomas. La vie est éphémère. Il faut penser à soi. C'est en pensant à soi qu'on peut aider les autres. L'univers est en moi et je suis l'univers. Autrement dit j'en reviens à la notion d'artisanat que j'évoquais plus haut. Viscéralement taoïste tout de même cette philosophie. Proche de Gary Snyder, Henry-David Thoreau, Alan Watts. À chaque instant suffit sa peine. Fais ce que tu as à faire et tout ira bien. On ne peut pas vivre sans amour. C'est l'amour la clef de tout. Amour et connaissance. Amour de la sagesse. Amour de la nature. Amour du dépassement de soi. Amour de la divinité. Amour de la création artistique, esthétique, éthique, philosophale. Un amour alchimique qui permet de transformer la matière brute en or ou en diamant. Un amour aussi pur qu'inconditionnel. Tout le reste n'est que littérature.
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