LAURENCE DUPRÉ « CAMOUFLAGE »
Enregistrement : 10/10/2019
Mise en ligne : 10/10/2019
Laurence Dupré nous ouvre ses archives avec la parution du magnifique Camouflage aux éditions Timeless. Livre témoignage d’une époque bouillonnante, au fil duquel on croise le groupe Bazooka par l’intermédiaire de son frère Loulou Picasso, mais aussi Jean-Pierre Turmel et son séminal label Sordide Sentimental, Genesis P-Orridge et le groupe Throbbing Gristle, Elli Medeiros et Denis Quilliard, alias Jacno, Élisabeth de Senneville et le designer Neville Brody (The Face, Actuel, Cabaret Voltaire, Arena).
Camouflage, Laurence Dupré
Éditions Timeless, 2018
188 pages, 27 x 32 cm
Images d'illustration de cet article tirées de Camouflage
© Timeless Édition / Laurence Dupré
C'est Xavier (Timeless) qui est venu vers moi, par l'intermédiaire de mon frère, Loulou Picasso. Il se demandait, comme d'autres j'imagine aujourd'hui... qui se cachait (!) derrière ces camouflages de Throbbing Gristle. Je n'aurais jamais pensé ni avoir assez de documentations, ni même que cela pouvait concerner d'autres que moi, tant ces événements m'étaient personnels, un moment de ma vie.
Dès que le projet s'est mis en place, j'ai réalisé que j'avais beaucoup de choses à montrer, que les souvenirs concernant Genesis et toute cette période remontaient à ma mémoire, et cela prenait un sens important sur la cohérence de mon parcours, et mettait une lumière très nouvelle sur tout ce qui c'était passé à ce moment-là. Qui me reconnectait avec cette partie de ma vie, très sincère et authentique.
Donc merci à Xavier de cette demande !
© Timeless Édition / Laurence Dupré
Au départ, comment vous est venu le goût du camouflage, l’envie de collectionner les tenues militaires et ces motifs ? Il me semble intéressant de rappeler qu’à cette époque ces vêtements n’étaient pas aussi populaires qu’ils le sont devenus par la suite parmi les tribus urbaines, chez les punks, les skinheads, dans la scène hip hop ou encore chez les amateurs de free-parties.
Dès que j'ai commencé à travailler sur des vêtements, avec Loulou, mais aussi indépendamment de lui, j’ai rapidement accordé beaucoup d’importance aux motifs et inscriptions imprimés sur le tissu ; à l’impression textile, l’image imprimée. Le tissu que l’on porte est une limite entre un extérieur et un intérieur : c’est une protection autant qu’une exposition. Sur cette surface textile, je pensais qu’il fallait inscrire des choses, pour se « cacher », ou pour se « montrer ». Se dissimuler, ou s'exposer !
Le camouflage concerne les vêtements militaires : ce sont des enjeux de vie et de mort. Les camouflages protègent et sauvent des vies. C'est dans cette question « existentielle », que j'avais envie de travailler. Il est vrai aussi que les camouflages, et les uniformes militaires n'étaient pas si courants, ni si faciles à trouver en dehors des marchés aux puces. Mais c'était là qu'on s'habillait, parce que ce n'était pas cher, et que ces vêtements étaient extrêmement qualitatifs, et fonctionnels. Ils étaient aussi transgressifs, assez mal vus, ce qui leur donnait de la puissance!
Aujourd'hui le tatouage est peut-être une façon nouvelle de raconter différemment des choses avec sa peau, de se différencier autant que de se cacher derrière les motifs ?
© Timeless Édition / Laurence Dupré
Votre livre débute quasiment par une citation de Gertrude Stein, qui aurait donc déclaré que Picasso et les peintres cubistes ont inventé les motifs camouflés. Justement, que sait-on de l’invention du camouflage militaire et des peintres ou graphistes qui y ont forcément participer ?
L'enjeu du camouflage est de tromper le regard, de fausser les perceptions et les perspectives. Qui mieux que les peintres avaient ces compétences, ces savoir sur la représentation, l'image ? Le cubisme, au début du 20ème siècle, avec sa façon de simplifier et de diffracter les objets, les lumières, était le premier concerné. Les équipes engagées dans les états-majors regorgeaient de peintres. Fernand Léger a cherché pendant la 2eme guerre mondiale à se faire embaucher dans ces équipes, sans succès (c'était bien sûr, un endroit moins dangereux que le front).
Faux arbres qui servaient de points d'observation loin dans les lignes ennemies et dans lesquels un homme se dissimulait, grandes zébrures sur les coques des navires qui ne permettaient pas de les localiser précisément, et donc de les torpiller... Autant d'inventions de cette époque. Le tissu, et le vêtement n'ont pas échappé à cette réflexion sur les moyens de disparaitre dans son environnement pour se protéger. Et selon les pays, les régions, les climats, les couleurs et les formes varient.
C'était intéressant à l'époque où aucune documentation n'existait sur le sujet d'essayer de recenser ces motifs. C'est ce que je faisais en collectionnant les uniformes que je pouvais trouver. Et, avec Genesis nous passions beaucoup de temps à les chercher !
© Timeless Édition / Laurence Dupré
Pourriez-vous revenir pour nos lecteurs sur votre rencontre avec Genesis Breyer P-Orridge et Cosey Fanni Tutti, orchestrée par Jean-Pierre Turmel de Sordide Sentimental ? Quelle était l’intention de Jean-Pierre, en vous présentant Loulou Picasso et vous-même aux deux Anglais ?
C’est Jean-Pierre qui a rencontré Genesis le premier à la suite d'un un article qu’il avait lu dans le New Musical Express et qui très rapidement est allé voir Genesis. Jean-Pierre me disait encore il n'y a pas longtemps au téléphone que ça faisait partie des rencontres « immédiates », où l'on se comprend tout de suite avec l’autre personne.
J’ai eu le même sentiment avec Genesis et c’était étonnant: immédiatement, on était sur la même longueur d’onde. Jean-Pierre avait donc invité à Rouen Genesis et Cosey, et nous étions là également avec mon frère. Il s’était dit qu’à travers cette rencontre quelque chose pourrait se passer.
Je pense par ailleurs que Jean-Pierre avait déjà dans l’idée de sortir un album de Throbbing Gristle pour son label Sordide Sentimental, et avait envie de faire travailler Loulou sur la pochette. Je portais ce jour là une veste militaire, grise, rebrodée d'un écusson que j'ai fait à partir d'un dessin d'Olivia Clavel (autre membre de Bazooka), que Genesis a immédiatement remarqué.
Dans votre texte d’introduction, vous faites référence à l’intensité du regard de Genesis. Et on a en effet envie de vous demander plus de détails sur cette rencontre avec l’un des plus surprenants représentants de l’underground britannique ?
Genesis dégage une énergie et une intelligence qui a marché sur Jean-Pierre, très certainement sur mon frère, et bien sûr aussi sur moi.
Grands yeux gris vert, cernés, un peu tristes, regard profond et magnétique, vivacité, emprise, ténacité. Sourcils épilés, nez fin, cheveux très courts. Petit homme mince, qui dégageait beaucoup de mystère et d'intelligence.
Et c'était comme si on s’était toujours connu, reconnu, entendu... alors qu’on ne s'était jamais vu. Il n’y a pas beaucoup de rencontres comme ça.
© Timeless Édition / Laurence Dupré
Avant de les rencontrer, quel était votre rapport au mouvement punk, à la vague post-industrielle et à toutes ces subcultures post-modernes ? Sachant que vous étiez forcément très connectée de par votre proximité avec le groupe Bazooka. (sourire)
J'étais à la fois très curieuse et très éloignée pensais-je de ces mouvements. Proche par mon frère bien sûr que j'admirais et dont j'adorais le travail, et de l'énergie créative du groupe Bazooka. J'étais cependant étudiante à la faculté de Vincennes en philosophie et pensais que mon chemin était ailleurs.
Je n'avais pas forcément conscience de la radicalité de ces mouvements, cela est venu plus tard. Me concernant c'était juste un monde, une expression, une énergie, un/des courant(s) artistique(s) dont je voulais faire partie. Mes études de philosophie me sont apparues abstraites, au regard de cette créativité !
Comment vous est venue l’inspiration du camouflage créé spécialement pour Throbbing Gristle, avec ses motifs d’ossements ?
Genesis portait toujours des bagues avec des têtes de morts, ou des badges, et nous étions à plusieurs reprises partis chercher ces motifs dans les marchés aux puces. J'en ai rapporté un très joli minuscule pendentif. Une tête de mort en argent, à la mâchoire articulée, que j'ai conservée jusqu'à aujourd'hui.
L'univers de Throbbing Gristle était toujours très gris, urbain, oppressant, proche du morbide. Les têtes de mort, les mises en garde contre les dangers mortels, leurs happening toujours très dérangeants, transgressifs, gore.
Rentrant de Londres avec cette demande du groupe d'uniformes pour la scène, j'ai trouvé dans une vieille revue, Réalités, l'image d'un petit squelette de singe momifié et retrouvé lors de fouilles ; caché dans la pierre, dérobé aux regard pendant des milliers d'années et remis au jour brusquement, exposé aux yeux de tous. Et cela m'a immédiatement plu pour TG. Encore question du secret, caché, camouflé et de son dévoilement.
Je l'ai proposé à Genesis, qui a accepté l'idée tout de suite. Je me suis mise au travail... Je voulais aussi que cette représentation d'un squelette animal soit assez lisse, dans l'empathie et pas effrayante, qu'il ai plutôt une « bonne tête » : ça rendait le décalage encore plus grand, plus étrange.
Il fallait ensuite traiter les formes de façon simple, en à-plats de formes brisées qui reprendraient des contours de matériaux et de lignes urbaines, puisque notre idée, c'était le camouflage en ville pendant les guerres modernes menées dans les villes.
© Timeless Édition / Laurence Dupré
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