MAURICE G. DANTEC « LES RACINES DU MAL »


Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2015)

Première apparition-fleuve de Maurice G. Dantec sur LaSpirale.org, réalisée à l'automne 1996, peu de temps après la sortie de ses Racines du mal.

Cinq ou six heures de discussion dans mon ancien appartement de la rue d'Alésia, face au centre hospitalier Sainte-Anne. L'entretien fera date, bientôt suivi par d'autres interventions polémiques de l'écrivain en réaction aux événements d'une époque chargée, dont les attentats du 11 septembre 2001.

Éditorial de l'automne 1996 :


Cyberpunk, neuro-polar, prospective... Maurice Dantec bouleverse la sieste nombriliste des milieux littéraires français en s'imposant comme l'héritier hexagonal de William Gibson, Bruce Sterling ou George Alec Effinger. Sa vision grinçante de notre futur proche balaie les illusions confortables d'une cyberculture ronronante et markétée qui s'oublie dans ses rêves utopistes. Après quelques mois de traque, nous avons réussi à localiser la bête à son retour du nouveau monde.

Remerciements à Nicolas Richard et au camarade Ranx Erox, qui ont rendu cet entretien possible à l'époque. Propos recueillis par Laurent Courau.



Le mouvement Punk ? Tu le cites dans la nouvelle Là où tombent les anges... Ca a été une grand influence pour toi ?

Ca a été une grande influence pour toute la génération qui avait, disons vingt ans en 1980. En 1976, le rock était en pleine déliquescence post-baba, rock progressif, toute cette merde... Donc on était un peu dans une situation analogue à aujourd'hui où les soi-disantes alternatives étaient déjà un vice du système. C'est à dire que tout le monde, ou un certain nombre d'individus, jeunes, 18 ans à l'époque, cherchaient à se mettre quelque chose sous la dent sur le plan esthétique... Donc en premier lieu dans la musique puisque c'était quand même le grand truc depuis les années 60. La vague punk est arrivée avec tout ce qu'il y a eu derrière... la première vague indus de cold wave qui venait d'Angleterre. Les premiers trucs avec des synthétiseurs, Human League ou des machins comme ça... C'est sur que ça a été une rupture assez majeure.

Où est-ce que tu retrouves cette effervescence aujourd'hui ?

Je la retrouve dans ce qu'on appelle la cyberculture. Aussi bien spécifiquement en musique sur les cendres du hardcore américain des années 80, là où ça a commencé à bouillonner avec un rock à la fois dur et hyper moderne dans sa volonté d'expression. Les premières expérimentations d'électronique rock 'n' roll sont françaises... C'est Metal Urbain , Heldon aussi qui était le groupe de Richard Pinhas. Ca remonte carrément au milieu des années 70, avec des textes de Nietsche, etc... Il y a aussi eu Kraftwerk, leur équivalent germanique. Ca venait plus d'ici, de ce continent que d'Amérique. Après il y a eu la vague anglaise dans la foulée du punk, les trucs très durs, Throbbing Gristle, Cabaret Voltaire, les premiers albums de Human League... Puis la fusion avec le rap. Les rappeurs ont aussi repris l'esprit machine...

Plus spécifiquement maintenant, en 1996 ?

Aujourd'hui c'est dans la cyberculture la plus radicale, les groupes industriels, certains trucs qu'on voit sur le Net, les écrivains de science-fiction cyberpunks. J'allais presque dire, on reprend les mêmes vingt ans après et on remet ça.

Qu'est ce qui t'a branché là-dedans ? Comment s'est opéré le passage de La Sirène Rouge à l'intrusion assez radicale de l'univers technologique dans Les Racines du Mal ?

Si tu veux, La Sirène Rouge est à mettre sans doute un peu à part dans ma longue carrière ( rires ). Ce n'est pas un travail de commande mais ça s'est fait dans des conditions tellement spéciales que j'ai gommé du bouquin à peu près tout ce qui ne me semblait pas rentrer dans le cadre traditionnel de la Série Noire à l'époque. Je m'étais déjà fait bouler avec un manuscrit qui mélangeait allègrement le polar et la S.F. J'avais bien vu que j'arrivais trop tôt et que je n'étais pas assez connu. Raynal ( le directeur de la Série Noire N.D.L.R. ) m'avait dit que si je revenais avec un polar, il serait lu avec attention. J'ai écrit La Sirène Rouge avec un embryon, un spermatozoïde d'histoire... en me disant « sois vigilant, n'y mets pas trop de tes préoccupations du moment » sauf en ce qui concernait l'ex-Yougoslavie parce que je savais qu'il s'agissait là d'une sorte de Vietnam contemporain et que ça passerait. Tandis que tous mes délires sur les technologies, la science ou le mysticisme pour ce premier bouquin m'exposerait à un nouvel échec. J'étais aussi dans une situation où j'avais envie de sortir un premier bouquin, d'être publié... Ca faisait des années que je ramais et j'avais un loyer à payer.

Que faisais-tu avant d'être publié ?

Pendant toutes les années 80 je faisais des groupes de rock dont aucun a duré assez longtemps pour sortir ne serait-ce qu'une galette. Après, durant la seconde moitié de la décennie, j'ai commencé à bosser dans la pub par hasard. Ca payait pas trop mal à l'époque et j'ai pris du pognon. J'ai bossé une demi-douzaine d'années surtout en free-lance, en mercenaire.

Quelles furent les réactions de Raynal et des gens de la Série Noire lorsque tu leur as remis le manuscrit des Racines du Mal ?

Justement, ça a été le gros truc. Quand je leur ai amené La Sirène Rouge, ils l'ont pris et l'ont publié. Je m'attendais à ce que le bouquin fasse son petit bonhomme de chemin comme tous les autres romans dans la Série noire et puis il s'est passé quelque chose autour de ce livre. Déjà que j'amène un bouquin de 450 pages a surpris tout le monde. Il y a eu un gros rush médiatique qui m'a complètement pris au dépourvu. Je me doutais bien qu'il y aurait quelques articles dessus parce que j'y parlais de la Bosnie. Mais je ne pensais pas quand même à cette pression. Ensuite, quand j'ai pris deux-trois mois de vacances je me suis dit qu'il était temps d'attaquer les vrais bouquins. J'avais plusieurs embryons, spermatozoïdes, d'histoires. Toutes étaient déjà des hybrides tournant autour de l'impact de la science et des technologies sur nos vies. J'ai choisi celle des Racines du Mal, ma préférée à l'époque, qui me semblait la plus actuelle. Au début j'avais pensé attendre 1999 pour l'écrire afin de la faire paraître en l'an 2000 mais je n'ai pas tenu le truc. J'y suis allé en me disant « bon, je tente le coup ». J'ai prévenu Raynal en lui disant que j'avais écrit un truc encore plus gros et qu'il y aurait un peu de science-fiction dedans. Il m'a répondu que ce n'était pas grave mais ne s'attendait pas à voir débouler l'OVNI quand même... Je crois que ça les a surpris mais en même temps ils l'ont pris.

Des réactions négatives sinon ?

Une. Récente... De Calibre 38, une petite revue de polar éditée, je crois, par des libraires quelque part dans Paris, qui se met à taper sur la Série Noire en ce moment avec des méthodes qui rappellent facheusement certains écrits des années 30. ( rires ) C'est signé sous pseudonymes. Ils traitent Raynal de rainure de parquet ou que sais-je... moi je suis une sorte de pisse copie mégalomane ( rires ) ce qui n'est pas tout à fait faux, je le reconnais... Bon, chacun son truc mais moi je ne signe pas sous pseudo donc j'assume ce que je dis et les petits branleurs de Calibre 38, c'est quand ils veulent !

ll semblerait que tu fasses d'abord un énorme travail de documentation lorsque tu bosses sur un livre ? C'est particulièrement apparent dans Les Racines du Mal...

En fait l'idée des Racines du Mal est une des toutes premières que j'ai eu à l'époque où je n'écrivais pas encore, mais où se formait petit à petit dans ma tête des espèces de délires qui me semblaient à terme mener à la littérature. C'était il y a pratiquement dix ans, huit ans... Je ne pensais pas écrire à l'époque. Tout ce que j'ai lu au bout d'un moment a créé une espèce de synthèse un peu bizarre qui s'opère entre des domaines très différents, des réflexions que j'avais sur la biologie, les intelligences artificielles ou les tueurs en série...

Sur les tueurs en série, tu dis dans une interview que tu suis ce qui se passe en France et que tu en arrives à faire des recoupements...

Pas à ce point là. Mais quand tu lis la presse, les faits divers et que tu te tiens une petite documentation... France Soir a sorti au moment de l'affaire Dutroux qu'il y a en France 2000 disparitions suspectes par an. Moi je le sais depuis des années... Tu fais vraiment un boulot d'archivage ? Non ça c'est trop complexe. Je ne suis pas flic non plus. Je n'ai pas les ressources du FBI derrière moi mais c'est ce que les flics devraient faire. Je me suis rendu compte à l'époque, lorsque j'ai commencé à écrire le bouquin en 1993, qu'il y avait une prose assez conséquente sur le sujet mais évidemment en provenance des Etats-Unis. Ca fait 20 ans à peu près qu'ils ont cerné le problème là-bas et mis en place des structures policières adéquates. Le FBI, tout un tas de programmes fédéraux... Ils en ont quand même arrêté un bon paquet. J'ai lu plein de trucs du FBI et je me suis dit « Tiens en France, on a pas de tueurs en série ». Donc de deux choses l'une... ou nous vivons dans un paradis sur terre, ce que chacun sait, ou plus exactement il y en a mais alors eux agisse en toute impunité parce qu'ils sont face à un tel vide juridique, politique et policier que ça fait des années que des types tuent des enfants, des jeunes filles sans aucun problèmes Pendant que les flics courent après les fumeurs de joints, ils ne courent pas après les pédophiles tueurs d'enfants...

Comment ressens-tu la tendance actuelle à une certaine fascination pour tout ce côté sombre ?

Je ne suis pas sur qu'il y ait une tendance. La France qui est habituée à vivre dans son petit ronron républicain bien tranquille au niveau littéraire, comme pour d'autres formes d'expression, découvre ça mais dans la littérature anglo-saxonne, le personnage du tueur en série n'a jamais vraiment disparu. Il a toujours été là. Sauf que depuis les années 70, date à partir de laquelle le FBI a commencé à en serrer de plus en plus, les américains ont compris qu'ils étaient face à un problème de société. Donc ça s'est évidemment retrouvé dans la littérature, avec James Ellroy par exemple.

On sent quand même une véritable vague qui tend dans cette direction depuis quelques temps, notamment dans les milieux underground, dans la contre-culture...

C'est la bonne vieille fin de siècle. Tu fais le bilan... Celui du XXème siècle n'est pas forcément rose. Dans les productions artistiques à mon avis ça se ressent. Et puis bon, vis-à-vis du mal le créateur est toujours un peu fasciné puisqu'il est aussi un peu de ce côté là. La production artistique n'est pas du côté du bien, du bien commun... Elle est toujours du côté de la transgression. Elle flirte avec le mal.

Tu veux dire les motivations de l'artiste en tant que créateur ?

Si il y a un retour de choses sombres comme tu dis, c'est juste parce que dans les phases historiques comme celle que nous vivons, tous les voiles se sont déchirés, tout a craqué. Il ne reste plus que la surface nue de la bête. Le créateur par rapport à ça ne peut pas faire autre chose, ou alors il ne parle pas du monde.

On peut donc retourner le discours en vigueur sur la censure et considérer que cette tendance violente dans l'art participe à un exorcisme global de nos démons ?

Ca va même au-delà. Les politiciens et les "médiaticiens" sont tous en train de chercher le bouc émissaire dans les images violentes produites à la télévision, au cinéma ou ailleurs... Ce n'est pas nouveau. Le code Hayes remonte à 1934. On était déjà dans une phase historique, pas analogue mais à peu près similaire dans l'intensité des problèmes, donc il ne fallait surtout pas que les artistes montrent le monde tel qu'il est. Sur le retour de la censure, que ce soit en provenance de la gauche ou de la droite, il y a un espèce de consensus généralisé comme quoi faire des films ou écrire des bouquins violents ce n'est pas bien et que c'est à cause de ces films, de ces images que les mômes tuent. J'imagine que les générations futures reliront ça en se bidonnant...

On t'a déjà attaqué là-dessus, sur la violence de tes livres ?

Non, pour le moment pas encore. J'attends ça de pied ferme. Il faut tout de suite que les créateurs et les producteurs d'oeuvres artistiques littéraires ou visuelles se mobilisent contre cette nouvelle vague d'ordre moral. C'est toujours le même truc. Est-ce que l'homme est bon ? On fait des bouquins, ou disons des oeuvres narratives qui décrivent un mec "super cool" qui va défendre la veuve et l'orphelin, etc... Où est-ce qu'on montre l'humanité telle qu'elle est ? Vu que les politiciens ne veulent surtout pas qu'on montre la réalité telle qu'elle est, le meilleur truc c'est de nous accuser d'être les responsables de la réalité. CQFD ! Donc en tant que producteurs de textes ou d'images, nous sommes responsables de la violence dans les écoles...

Pour en revenir au cyberpunk, tu ne crois pas que dans tes livres comme chez d'autres écrivains, il y a des archétypes sont en train de se mettrent en place ? Tu n'as pas peur que ça devienne un genre arrêté ?

Arrêté, je n'espère pas. Mais c'est justement une réflexion que je me fais. Il faut faire attention dans ce genre d'activités à ne pas reproduire des clichés, à ne pas reproduire un discours et ne faire que le reproduire. Toute la vague Gibson, Sterling, Effinger, qui est arrivée dans les années 80, a mis en place une sorte d'imaginaire collectif plutôt bandant et proche de la réalité. Mais à mon avis, il faut plutôt continuer le boulot. Ca, c'est un peu le premier étage d'une fusée et ton boulot c'est aussi de dynamiter ça. Nous, arrivant après, nous allons être obligé de casser ce qui là-dedans pouvait donner naissance à des clichés redondants et à de la reproduction automatique.

Comment perçois-tu le rôle des femmes dans la littérature contemporaine ? On voit de plus en plus de personnages féminins... chez Gibson, chez toi... notamment avec le personnage de Dakota qui synthétise un peu le fantasme de la dominatrice...

Tout à fait. Je ne sais pas comment te dire. C'est un peu cliché de dire ça mais les personnages se créent un peu d'eux-même. Je ne cherche pas à me dire « tiens je vais créer un personnage de gonzesse qui va être comme ci ou qui va être comme ça » en fonction de trucs dont j'aurais envie. Il se trouve qu'elle est apparue comme ça. Une espèce de punkette de l'espace... Elle me plaisait bien tel quel donc je l'ai gardé et je vais l'approfondir. Maintenant sur le nouveau rôle des personnages de fiction féminins, déjà il y a pas mal de femmes qui se mettent à écrire. C'est sur que ça va changer les choses. Inévitablement, même toi en tant que mec qui écrit, tu es obligé de faire aussi en fonction de tout ça. Dans ta propre existence et aussi dans ce que tu as lu, tu as vu des personnages féminins différents des archétypes de ce que l'on peut voir à la télévision.

J'ai lu que tu comptes t'établir au Canada. Pour quelles raisons ?

Pour différentes raisons... Il y a déjà le fait que j'ai envie de bouger. Que la France, je commence à trouver ça un peu petit. Il y a donc déjà l'envie d'aller voir ailleurs si j'y suis. Et puis le fait plus précis que je crois vraiment que le pays a amorcé une phase de déclin...

Justement, tu n'as pas l'impression qu'il va enfin se passer des choses intéressantes dans le coin ?

Si ! Quelque part. Si tu veux voila, les événements de décembre 95 ont été pour moi la révélation du truc. Pour autant je voyais ce gouvernement accumuler les conneries ( ça me faisait presque rire ) et aller droit dans le mur, pour autant les alternatives que semblaient proposer le mouvement social me semblaient être pires encore que la merde dans laquelle on est. Donc, quand les seules alternatives qu'on nous propose c'est en fait le retour en arrière, le retour de la pensée marxiste-léniniste mode 60-70, ça veut bien dire que la France a peur du futur puisque c'est même le cas de ceux qui s'opposent à la régression sociale, politique et culturelle qui est en train d'être mise en place depuis Mitterand. Il faut être clair. Sauf que Mitterand avait le sens du faste ! Il savait faire les fêtes au bon moment pour qu'on oublie que les parquets étaient en train de se fissurer. Une chose que ne sait pas faire Juppé visiblement... Ni Chirac. Mais c'est la seule différence fondamentale. Là toute la gauche semble se trouver un nouveau terrain de lutte sociale mais qu'est ce qu'ils proposent ? Tu vois Force Ouvrière défiler en demandant des emplois. Ils n'ont pas compris qu'on était en train de passer dans une civilisation du non-travail ! Les gouvernements successifs bourrent continuellement le mou à la population en lui disant « ne vous inquiétez pas, le bout du tunnel c'est pour mon gouvernement. On va recréer des emplois. On va faire repartir la machine économique, etc... » Non seulement ils n'arrivent pas à faire ça mais en face ceux qui effectivement morflent par les vagues de chômage et les licenciements successifs ne sont absolument pas encadrés par des gens susceptibles de leur proposer une alternative. Même les moins lucides savent très bien qu'on aura plus jamais du boulot comme avant. C'est fini ! Qu'ils arrêtent de bourrer le mou aux gens, de défiler avec des pancartes en demandant du travail ! A la limite, je demande déjà aux capitalistes français de faire leur boulot. Mais ils n'en sont même pas là ! La chaussure française, c'est une industrie de main d'oeuvre où on emploie des clandestins. On a donc pris du coup aucunes initiatives d'ordre technologique ou marketing, ce qui fait que évidemment on se fait bouffer par Nike qui crée des emplois aux Etats-Unis. Mais des emplois hautement qualifiés dans le domaine du marketing ou de la recherche pendant qu'effectivement ils font fabriquer en Indonésie. Nous, ici, on continue à penser qu'on va avoir besoin de main d'oeuvre ouvrière comme en Indonésie... mais où seront les mecs qui feront le marketing alors ? En Allemagne, en Ecosse... Ils seront là où on aura fait au moins ces paris. Là on est face à une panade historique telle que plus aucun modèle politique français ne fonctionne. Le modèle de droite soi-disant libéral, le modèle sociale démocrate, le communisme je n'en parle même pas... Donc reste... le seul parti qui aujourd'hui fait parler de lui et avance... le Front National. Parce que lui récupère tout ! En bâtissant un mensonge encore plus grand, évidemment. Il se présente comme une alternative à tout ça sauf que lui c'est encore plus la régression dans le mauvais sens. Je ne me sens en accord avec personne. C'est pareil pour les manifestations sur le pape... Dans l'extrême-gauche polardeuse française, il est bien vu d'être anti-Wojtyla. Je ne suis franchement pas thuriféraire de Wojtyla mais quand je vois les slogans et la manière, j'ai l'impression de faire un come-back en 1886 ! Toute la vieille gauche anti-cléricale... A bas la calotte... J'hallucine. Où on est là ? En plus sans aucune réflexion réelle même sur ce qu'est le christianisme. Moi je veux bien qu'on chie à la gueule du pape mais où est la réflexion sur le christianisme ? Il n'y en a pas. De la même manière que dans les condamnations en bloc de l'Islam, il n'y a aucune connaissance réelle de ce qu'est l'Islam. En fin de compte ce sont des gens qui savent très peu de choses sur ce que sont ces religions, qui n'ont certainement même jamais ouvert un livre sacré, qui ne savent pas de quoi ils parlent. Ils créent des amalgames comme ça vu qu'ils ont besoin d'un ennemi et qu'ils sont incapables de proposer des alternatives pour le futur... il faut bien qu'ils trouvent un ennemi. Alors le Front National a les arabes, la gauche a le pape... Donc moi je vais aller un peu voir ailleurs ce qu'il s'y passe...

Pourquoi choisir le Canada ?

Il y a déja le fait que c'est l'Amérique. Ensuite que le Québec, c'est l'Amérique francophone. Une société très ouverte, très dynamique dans laquelle je ne nie pas qu'il y ait des problèmes sociaux et économiques mais dans laquelle il y a la démocratie individuelle, ce que j'appelle le SMIC du quotidien.

Tu n'as pas peur de te retrouver dans une société aseptisée ?

La société nord-américaine n'est pas du tout aseptisée. C'est le moins qu'on puisse dire. C'est une société plutôt énergique qui met les problèmes à plat sur la table. Ici, on a l'impression qu'on parle politique mais ce n'est pas vrai. On parle idéologies politiques. Quand tu as une discussion politique avec quelqu'un, tu te rendras vite compte qu'on ne te parle pas d'aujourd'hui. Ici dans notre vieux pays républicain, on va te ramener à la révolution française, à Clovis mais on ne va pas te parler d'aujourd'hui et de demain. Là-bas, il n'ont pas d'histoires. Enfin, la seule histoire qu'ils aient, c'est l'embrouille franco-anglaise en 1750. Aux USA, c'est plus les problèmes ethnico-sociaux liés à la pauvreté chez les noirs et à la délinquance. Leurs discussions politiques parlent donc du quotidien, du racisme, de l'économie, de la façon dont ça doit marcher... Ici, les discussions ne riment à rien. Des problèmes de techniciens, d'experts qui s'envoient des chiffres à la gueule ou alors des gros conflits idéologiques entre, pour simplifier, la droite catholique et la gauche laïque. Je n'ai plus rien à foutre ici. Qu'est ce que je vais dire ? Si il y a un nouveau mouvement social cet hiver, je vais être constamment en porte à faux. Non, je suis désolé les gars, moi la privatisation de France Telecom, je ne suis pas contre. Désolé, je ne crois pas à leur mythe du service public tel qu'ils sont en train de nous le reconstruire à nouveau. C'est à dire en fait une société de fonctionnaires dans laquelle l'économie est semi-étatisée sous le contrôle des politiques. Ca ne m'intéresse pas.

Tu adhérerais donc à la théorie de Timothy Leary par laquelle il explique que depuis plusieurs siècles les esprits libres partent vers l'ouest afin de créer une nouvelle société ?

C'est aussi ce que dit Baudrillard sur l'Amérique comme utopie réalisée, même s'il faut évidemment prendre ça avec des pincettes. Tout le monde a compris que l'Amérique est loin d'être une utopie. Mais ça reste malgré tout l'endroit où lorsqu'ici tout semble bloqué, malgré le racisme et tous leurs problêmes, ça avance. Je ne crois pas qu'on puisse éradiquer du jour au lendemain le racisme, la misère, les guerres, la famine, les maladies... Je ne crois pas au futur radieux. Ce qui m'intéresse, c'est de vivre dans une société qui connait ses problèmes comme toutes les autres mais qui les affronte, qui ne se voile pas la face.

Et donc quel est ta vision du futur de la France ?

Deux solutions... soit le long pourrissement et déclin pendant une ou deux décennies encore. Le pire serait la continuité : l'Europe ne se faisant toujours pas et la France se refermant sur elle-même que ce soit au niveau culturel ou migratoire. Evidemment on va perdre des marchés, on va reculer lentement mais surement dans le top 10 des nations industrialisées. Peut-être que dans vingt ans on ne fera même plus partie du G7. Ou alors la situation deviendra de type révolutionnaire et dans ce cas je vois une explosion, mais pas entre deux camps. Il y a plus de camps que ça maintenant. Ce serait plutôt une guerre civile généralisée, pas vraiment à la yougoslave où il y avait quand même deux parties en lutte, mais plus une sorte de chaos avec des tribus, des partis, des espèces de bandes, pourquoi pas des généraux rebelles... tout est possible...

Tu t'intéresses à la résurgence du sécessionisme ? De la Ligue du Nord en Italie aux Savoyards...

Bien sur. Dans le prochain bouquin je vais montrer une guerre civile qui aura abouti à une espèce de balkanisation de la France avec des républiques fantoches tenant deux ou trois départements. Certaines seront des républiques sociales - nationales, d'autres plutôt prolétariennes - populaires ou alors le cas d'un général de parachutistes qui aura décidé de faire son fief dans une forteresse quelconque et tiendra une ville ou deux... Si il y a délitement de l'état, ce qui est absolument imparable, tout est possible. Il ne faut pas croire que les états-nations, particulièrement en Europe, vont survivre très longtemps.

Où est-ce que tu devines les bouleversements géopolitiques les plus intéressants ? De façon beaucoup plus globale ?

Je dois dire que je ne suis pas d'un optimisme riant en ce qui concerne les vingt cinq prochaines années. Je crois qu'il va falloir que ça pète quand même. Les états-nations ne peuvent plus assumer leur rôle traditionnel même au plan militaire. Je te parle surtout de l'Europe parce que le reste du monde je connais mal. Ici personne ne veut faire l'Europe. Les bureaucraties nationales ont tout intérêt à ce que la merde perdure... Même chose pour les bureaucrates de Bruxelles puisque ça leur donne du boulot. Le jour où il y aura un état fédéral européen, nous n'auront plus besoin de ces gens-là. Ils seront tous au chômage, de la députaille locale aux ministres, des gouvernements aux administrations centrales et à l'armée d'experts de Bruxelles. Victor Hugo parlait déjà des Etats Unis d'Europe. On lui a demandé bien gentiment de continuer à écrire ses poèmes si possible.

Quels seraient les bénéficiaires de la dissolution des états-nation ? Les multinationales, des zaïbatsus à la Gibson ?

C'est clair. Evidemment. Le truc c'est qu'il aurait fallu une révolution politique en Europe après la seconde guerre mondiale. Il aurait fallu que les politiciens de l'époque aient le courage de se donner cinquante ans pour construire un système fédéral à l'américaine. Je ne dis pas qu'il faut tout pomper mais une sorte de constitution fédérale avec un état qui a ses prérogatives mais qui laisse aussi beaucoup d'autonomie aux citoyens. Simplement ça ne s'est pas fait. Maintenant le problème c'est que le politique n'a plus de pouvoirs. Il faudrait construire cet état fédéral en Europe mais c'est presque déjà trop tard. Là, franchement, je pense qu'en Europe on est dans la merde.

Et tu sens la montée de l'Asie du Sud-Est ?

Oui. Je suis allé quelques fois en Asie du Sud-Est. Je ne te dis pas... Dans quels pays as-tu été ? En Thaïlande. Tu sens qu'il y a effectivement une nouvelle civilisation qui se met en place sur le bassin du Pacifique. Elle reprend allègrement tout ce qui marche bien dans le capitalisme, jette plus ou moins ce qui marche mal avec aussi leurs travers... Singapour, ce n'est pas franchement la joie mais la Thaïlande c'est hyper cool.

Peut-être pas aussi cool que ça pour le peuple thaïlandais au quotidien ?

Mine de rien... Bangkok est une ville dure mais il n'y a quand même pas autant de clochards dans les rues et les gens ont la patate. Les gens ont la banane comme on dit... Je crois à des trucs instinctifs chez les gens. Même une personne très pauvre, de la plus basse extraction, sait si son pays va dans la bonne direction ou non. Le pauvre Thaïlandais aujourd'hui a l'espoir que son enfant vivra mieux que lui et c'est vrai. Tandis que ici c'est exactement l'inverse qui se passe. C'est même devenu la tarte à la crème des politiques. Il est temps de s'en rendre compte. Ca fait quand même 25 ans que c'est comme ça.

Comment penses-tu que les occidentaux vont gérer cette montée en puissance de l'Asie du Sud-Est ?

Les asiatiques boufferont tout ce qu'ils pourront bouffer.

Tu ne vois pas là d'éventuelles causes de conflits ?

C'est peut-être de la prospective à la mord-moi-le-noeud mais je pense qu'il va se produire en Chine une déflagration de grande ampleur au début du XXIème siècle. Ce qui s'est passé en Union Soviétique, c'est Tchernobyl à coté de Hiroshima. La Chine est un système d'une certaine manière encore plus complexe que l'ex-URSS. Il y a là-bas cinquante ethnies différentes. Il n'y a pas de chinois. Ca ne veut rien dire. Tu as des musulmans à l'ouest, la Chine du sud qui se développe, capitalistiquement parlant, très vite et toujours le pouvoir communiste central à Pékin. Tout ça, ça crée des lignes de fractures. Au moins ces trois là. Tu as aussi le Tibet, la frontière russe où certains différends territoriaux n'ont jamais été résolus, des problèmes avec le Vietnam, Taiwan aussi... Bref ça risque d'être un joli merdier.

En parlant de prospective justement, tu as eu l'occasion de rencontrer Spinrad puisqu'il habite à Paris ?

Je l'ai rencontré une fois, juste avant l'été à une convention de science-fiction.

ll a eu l'occasion de lire tes bouquins ?

Je ne crois pas. Il ne doit pas pouvoir lire le français avec suffisamment de facilité, surtout les pavés que je fais. Mais nous avons échangé quelques points de vue, entre autres sur les effets de la mondialisation. Personne n'ose encore dire aux français que les nouvelles technologies créent des emplois mais avant toutes choses en tuent. Ce qui est normal. C'est en train de mettre sur le carreau tous les gens qu'on continue à faire travailler ou à faire rêver à un emploi fixe de type ouvrier, ouvrier qualifié ou technicien administratif. Tout ça avec l'informatique, c'est terminé. Tout le monde le sait.

Justement, à propos de l'informatique et des nouvelles technologies , quelles seront à ton avis dans un futur proche les prochaines grandes avancées ?

Je continue à penser que c'est dans le domaine des bio-technologies, des sciences biologiques que ça va se passer, en particulier du côté des sciences du cerveau. Il y a déjà eu une première grande phase d'accélération liée à l'explosion des sciences de l'information durant la deuxième moitié de ce siècle. Il ne faut pas voir l'informatique comme un espèce de domaine. L'informatique irrigue tout maintenant et toutes les révolutions scientifiques à venir vont s'appuyer sur les sciences de l'information. C'est une sorte de plancher sur lequel on va construire. Je pense que le développement des connaissances dans le domaine du cerveau va être le prochain grand truc. En particulier la connexion avec les sciences de l'information... Quel type de machine est le cerveau et quels sont les logiciels qui fonctionnent à l'intérieur. Etant des logiciels chimiques, ce sont des drogues. Voila un peu la piste que j'essaie de débroussailler en tant qu'écrivain de science-fiction. Un peu dans le suivi de Gibson sauf que depuis quinze ans il y a de nouveaux éléments qui entrent en ligne de compte, de nouveaux cerveaux qui se mettent à réfléchir, et je vais donc essayer d'amener ma pierre à l'édifice.

Plus que Gibson, ça me fait penser à Timothy Leary...

Oui. Moi aussi je ne nie pas l'influence de Leary sur mon travail.

Est-ce que tu penses comme Leary que d'ici quelques décennies on pourra assister à une nouvelle étape dans l'évolution humaine ? On retrouve un peu ça avec le personnage de Dakota dans Là où tombent les anges...

Exactement ! Mais ça va au-delà. Je conseille à tout le monde de lire le numéro de La Recherche de mai ou juin 96. Il y a une révolution biologique majeure qui est en route. La gonzesse du CNRS dont le nom m'échappe, qui bosse sous la responsabilité de Copens, pas vraiment le premier rigolo venu, est en train de mettre en place une nouvelle théorie de l'évolution complètement révolutionnaire. Elle a fait un travail sur les embryons humains. Elle a découvert des embryons humains préhistoriques et s'est rendu compte qu'il y a un programme génétique qui transforme le cerveau au moment de l'embryogenèse. Elle en déduit donc que la théorie Darwiniste classique de la sélection naturelle est inopérante puisque la théorie Darwiniste s'applique à des individus à l'extérieur, en train de faire des choses. Tandis que là ce sont des embryons qui ont trois semaines. Elle a détecté que dans le courant de l'humanité il y a des révolutions qui se produisent, non pas comme on le pensait sous l'influence du milieu, mais dans le programme génétique humain. Je ne te dis pas... En France, un pays de libres penseurs comme on dit, les mecs l'ont accusé de ramener Dieu dans le débat. Ce n'est pas ce qu'elle fait. Elle montre juste une réalité scientifique. Après, Dieu, on pourra toujours en discuter mais ce n'est pas le propos. Le propos c'est que ça brise tous les canons de la libre-pensée rationaliste sur le fait que l'acquis domine l'inné, que le milieu influence la sélection naturelle donc l'évolution historique. Là visiblement c'est plus complexe, ça vient de l'intérieur de l'humain. C'est une piste qui m'intéresse. Plus fort, cette fille détecte des mutations aujourd'hui. C'est une mutation très simple. En fait tu as un rapport géométrique à l'intérieur du crâne humain. Ca fait une sorte de triangle. Plus l'évolution augmente dans le temps, plus ce triangle monte en hauteur. Hyper intéressant !

D'autres points ?

Toutes les tentatives de greffes bioniques. Là où on essaie de faire communiquer une puce au silicium avec un neurone. Les mecs du MIT ont compris quel allait être le prochain truc. Les délires de Gibson n'auront peut-être pas la forme qu'il a vu, ni celle que j'essaie de mettre en place dans ma tête mais inévitablement il va se passer quelque chose entre l'ordinateur humain et l'ordinateur machine. Le second n'étant que le reflet du premier malgré tout. Il n'est pas arrivé d'une autre planète. C'est une construction du cerveau humain. On pense souvent que la science est un truc rationnel mais depuis Freud on sait que toute action humaine a toute une masse derrière elle. L'ordinateur est un reflet du cerveau bien qu'approximatif.

Tu envisages les effets de ces révolutions de manière optimiste ou pessimiste ?

Pour moi la science est ailleurs. Après la manière dont les humains vont gérer leurs propres créations... On peut effectivement imaginer des schémas orwelliens avec tout ce que ça sous-entend comme catastrophes... Tout à fait. Je suis un anti-utopiste. Tout simplement je pense que les utopies sont plus criminelles de fait puisqu'elles ignorent et veulent continuer d'ignorer les réalités de l'humain. Ce qui fait qu'elles mènent généralement à des désastres. La science est une production de l'humain qui est largement inconsciente. Après c'est à ceux qui sont en charge... Est-ce que les politiciens vont être capables de faire ça. Je te dis tout de suite que je ne le pense pas. Ils ne sont pas capables de gérer les mutations et l'ont montré depuis vingt ans. Il faut se débarrasser des politiques. A mon avis c'est là où les technologies de réseaux sont intéressantes parce qu'elles peuvent se substituer aux systèmes politiques, du moins en partie, ce qui est déjà pas mal. Elles peuvent créer des micro-économies, voir des micro-politiques en réseau, qui vont se substituer au vieux monde politique. C'est peut-être la première fois dans l'histoire qu'on va avoir les instruments capables de mener à bien une révolution dans ce domaine là. Alors évidemment ça fait des dégâts. J'ai une vision de l'histoire tragique. Penser que le passage à ce XXIème va se faire tranquille, coolos et tout. Bon... Tu enfanteras dans la douleur. (rires)

L'âge du Verseau, apparemment ce n'est pas ton truc ?

Ah non ! Toute la connerie, la bidonnerie new age me fait marrer. Nous, ce qu'on peut amener en tant qu'écrivains européens par rapport au cyberpunk américain, c'est qu'on est sur le continent où il y a eu Auschwitz. Le continent où il a été démontré que la technique pouvait conduire à la destruction systématique d'êtres humains. En tant que romancier je ne peux pas faire abstraction de ça. Si je parle de la science, de la technologie et que j'oublie Hiroshima, Auschwitz ou Tchernobyl, je ne fais pas mon boulot.

Pour revenir un peu à ton travail justement... On reste un peu sur sa faim à la lecture le Là où tombent les anges...

Il y aura une suite ? En fait non. J'ai du répondre à une commande du journal Le Monde alors que je commençais à travailler sur un nouveau roman. Ils voulaient à tout prix cette nouvelle et c'était fort bien payé. Mon vieux fond pirate m'a fait accepter le contrat. N'ayant pas grand chose à leur fournir, j'ai donc décidé de transformer cet embryon de roman en nouvelle. En plus, n'ayant qu'un mois pour écrire la nouvelle, je m'en suis sorti comme j'ai pu. Je pense que ça fait un bon petit récit. Maintenant c'est sur qu'on reste sur sa faim... Ca fait quand même soixante pages alors que les mecs du Monde m'en avait demandé trente.

Ils n'ont pas hurlé ?

Non, non. Le texte leur a plu donc il n'y a pas eu de problèmes. Je vais en faire un roman qui dépassera le cadre de cette nouvelle. Dans la nouvelle, j'étais obligé de raboter plein de trucs. Elle ne donne pas la dimension que j'aurais voulu que le texte ait. Mais j'ai besoin d'espace pour ce genre d'histoire donc ça va être un gros bouquin.

On va retrouver Dakota ?

Oui. Le personnage est un peu approfondi quand même. Elle va être partagée entre son humanité et sa sur-humanité, plus déchirée, plus noire.

Comment procèdes-tu lorsque tu écris ? Tu superposes toujours plein d'éléments avec des ramifications qui partent dans tous les sens...

Justement c'est ce qui m'intéresse dans la pensée autour des réseaux et de l'hyper-texte. J'ai toujours pensé que les romans, non seulement traduisaient dans leur contenu une réalité du monde, mais en étaient aussi le reflet dans leur forme. J'essaie de voir comment je peux créer des histoires justement qui ne soient plus fermées, avec une linéarité narrative, comme ce que j'ai fait malgré tout sur les deux premiers bouquins. Comment arriver à bâtir une histoire multi-polaire qui en fait partirait dans plusieurs directions et ne refermerait pas vraiment de portes ? Ce serait plutôt une sorte d'objet tri-dimensionnel dans lequel on va pouvoir se balader. C'est pour cette raison que je suis en train de faire ce cd rom avec un copain.

Tu crois à l'interactivité de l'oeuvre avec le lecteur/spectateur ?

Nous croyons moyennement à l'interactivité au sens où on l'entend aujourd'hui. Si on entend par là la navigation dans un système arborescent, quelqu'il soit, quelqu'en soit l'habillage et la forme qu'il prend et si au bout du compte tu peux réduire le truc à une descente de chinois alternatifs... Le méchant meure-t'il, ouvre-t'il la porte, oui, non... Aucun intérêt. Ce n'est pas ce que nous demande quelqu'un qui lit un bouquin. C'est aussi con que ça. Au Canada j'ai eu une discussion avec des artistes qui travaillent dans le cyber et qui tiennent un discours qui consiste à penser que le fait que le spectateur puisse être actif est en soi une révolution. Je ne le nie pas mais depuis McLuhan on sait que tu es actif lorsque tu regardes une image. Donc il y a déjà une forme d'interactivité entre l'écran sur lequel on projette un film et un humain.

Tu crois plus au besoin de passivité, de repos du spectateur ?

Non. C'est à dire que je crois plus au rôle de l'auteur. Comment nous, en tant qu'auteurs, on peut se servir de tout ça pour mettre au point de nouvelles formes romanesques ? Mais on est bien d'accord, ça reste du roman. Qu'est ce que c'est que le roman ? On va te proposer un univers, on va te trimballer dedans mais faire en sorte que ce ne soit pas toi qui décide. C'est le train fantôme... Si tu peux appuyer sur les boutons qui télécommandent les trucs qui te tombent sur la gueule, ça ne sert à rien. Tu n'as plus peur. Comment veux-tu que le suspens puisse être interactif ? L'interactivité existe déjà dans le fait que tu prennes le bouquin et que tu le lises. Après c'est la forme romanesque que prend le livre par rapport à sa thématique. Vu que moi je suis branché sur la façon dont vont se développer les réseaux d'informations machines et humains, sur la façon dont ils vont commencer à se partager le pouvoir, à dialoguer, à copuler ou que sais-je... il faut que le bouquin prenne cette forme.

De quelle manière est-ce que vous mettez ça en pratique sur ce cd-rom ?

Alors l'idée c'était de se dire que le roman donne quand même la flèche du temps. Tu le lis de la page 1 à la page 496. Le cd rom peut nous permettre de nous balader dans l'espace qui est créé par le roman. C'est donc un jeu. Là dessus nous n'innovons pas tellement. Sauf que c'est dans la thématique et l'approche que nous avons du jeu que nous essayons de faire quelque chose de différent. C'est presque un manuel de philosophie en même temps. Le livre va s'appeler Manuel de Survie en Territoire Zero. C'est une sorte de manuel, qui s'inspire des manuels de guérillas ou des black books. Le genre de trucs que tu trouves sur le Net ou chez les survivalistes... J'adore me balader chez les survivalistes.

On peut aussi citer les Editions Loompanics dans le genre...

Aaaah ! Tu as ça toi ? Plein de gens m'ont proposé de mettre ma nouvelle sur Internet. J'ai accepté parce que ça permet à des sites d'être visités. Soixante pages ça peut encore aller mais au-delà qui est-ce qui va se taper 500 pages sur Internet ? Tu les télécharges et tu les imprimes... Ah voila. Tu les télécharges et tu les imprimes. Mais donc ça veut dire qu'il faut avoir une imprimante, que ça va prendre deux heures pour imprimer ton machin.

C'est ce que j'ai fait pour lire Là où tombent les anges...

Sur un texte de 60 pages j'en conviens mais lorsque j'ai amené le manuscrit des Racines du Mal chez Raynal tiré sur imprimante, c'était énorme. Alors bonjour si tu veux le lire dans ton lit. Non, je crois que le livre est un des trucs les plus basiques et les plus pratiques. On en trouvera dans l'espace des livres. Il n'y a rien de mieux qu'un bouquin pour lire. Maintenant pour faire autre chose il faut voir. Donc le cd rom c'est pour faire autre chose. C'est un autre outil.

Celui-ci serait donc l'extension de l'univers du roman ?

Oui. On va essayer de faire de cet espèce de polar futuriste une sorte de dérive urbaine dans le Paris du futur avec les éléments, les personnages, les lieux et les machines du roman. Mais je ne peux pas en dire trop... Ce roman est lui-même une sorte de manuel de survie. En fait c'est un roman d'initiation, sans trop non plus me focaliser sur les formes anciennes, du XIXème par exemple. L'idée c'est comment un pauvre lumpen détective de la banlieue sud de 2045 va petit à petit prendre conscience de l'état avancé du pourrissement à cette époque là puisque j'envisage un échec de l'Europe. Tu connais un peu mes références. C'est vrai que j'ai cru à une époque à l'Europe de Brest à Bucarest sauf que je ne la voyais pas du tout sous un gouvernement totalitaire. J'ai toujours pensé que le mieux qu'on aurait à faire c'est d'approcher d'une constitution fédérale nord-américaine, démocratique. Je te donne un exemple. Tu vois beaucoup d'allemands qui vivent à Paris ou en France ? Où est la coopération franco-allemande dont on te rabat les oreilles ? Elle n'existe que pour dix gros machins dont Airbus qui font vivre ces gros mastodontes para-étatiques en France et puis c'est tout. Il faut savoir que lorsque Lafayette est revenu en France au moment de la révolution française, après s'être battu avec les révolutionnaires nord américains, il avait compris qu'il fallait aller vers ça. Une génération plus tard si il n'y avait pas eu Napoléon et les guerres européennes, on aurait peut-être pu construire quelque chose, mais on a deux siècles de retard dans la construction de l'Europe. C'est terrible. Il y a trop de gens et de pouvoirs concurrents qui ne veulent pas que ça marche. Je prends donc appui sur ce fait. J'ai peur que dans cinquante ans nous ne soyons pas beaucoup plus avancés. Donc, ce que je mets en place, c'est les débuts d'une Euro-Fédération sous domination Onusienne. J'imagine Paris racheté par Walt Disney, un consortium géant d'entreprises diverses. Je ne peux même pas voir ça de manière réellement négative... Après tout si on le cherche, on va le trouver. Pourquoi Walt Disney s'empêcherait-il de s'offrir Paris en 2035 si l'économie du pays est ruinée et qu'ils amènent du cash. Paris est donc devenu un parc à thème géant. Il y a eu une guerre civile et ça a morflé sévère dans les années 2010. Là où se bidonne avec mon pote Riton avec qui je fais le cd, c'est que ça a été reconstitué au micron prêt par Walt Disney et Bertel-Bouygues. Les habitants de Paris sont soit de très riches touristes internationaux, soit des gens qui travaillent dans le parc à thème donc des clones de Juliette Greco ou de Jean Paul Sartre qui gravitent autour d'un Café de Flores années 50 complètement reconstitué ou alors des clones de Molière au Palais Royal, Montparnasse et Modigliani. Tous les quartiers historiques de Paris sont recomposés, même les Halles des années 80 avec les branchés du Café Costes et compagnie... On se marre quand même pas mal. Il faut avoir aussi un peu d'ironie sinon c'est trop...



Commentaires
Cyroul - 2009-08-07 18:08:13
Je me souviens de cette interview qui ne nous rajeunit pas (nous l'avions également interviewé sur Les-Ours en mars 1996 : http://les-ours.com/novel/dantec/dantec1.htm ). Nous avions également publié son discours au festival Science Frontière de 2000 : Vers une transmutation biopolitique de l'economie humaine (http://les-ours.com/novel/dantec/cavaillon.htm ). Avis aux fans.

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A propos de cet article


Titre : MAURICE G. DANTEC « LES RACINES DU MAL »
Auteur(s) :
Genre : Interview
Copyrights : Laurent Courau - 1997
Date de mise en ligne :

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Maurice Dantec - Une interview tirée des archives de La Spirale.

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