LES MUTANTS « MUTATIS MUTANDIS »


Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)

Comme tout système aspirant à l'ordre et à l'équilibre, les sociétés humaines voient aujourd'hui leur entropie tendre vers un maximum.

Du Forum Economique Mondial à la réunion annuelle des Bilderberg, les élites financières tendent à se regrouper pour asseoir leur mainmise sur l'économie mais l'incertitude plane. Les changements inquiètent. Nous n'avons pourtant pas le choix, rien ne sera plus comme avant. Nous sommes condamnés à nous réinventer. Il nous appartient de rester vigilants face aux dérives technologiques mais il nous faudra bientôt nous affranchir de la pesanteur terrestre pour entamer un nouveau périple vers les étoiles.

Et déjà, les mutants sont parmi nous. Ils rôdent dans les étages de la nouvelle Tour de Babel numérique. Rencontre avec un collectif d'anonymes dont les digressions digitales font déjà grand bruit dans la sphère informationnelle.


Propos recueillis par Laurent Courau.


Jusqu'à récemment, l'image populaire du mutant tenait plus de la dégénérescence post-apocalyptique que de l'évolutionnisme optimiste. Quelque chose comme une sorte de monstre vert au cerveau pourri par les radiations qui poursuivait les rares survivantes, immanquablement court-vêtues, sur fond de désert urbain? De là ma curiosité, comment en êtes-vous arrivés à vous réunir autour de ce concept de mutation ?

Pour les plus jeunes, qui n'ont pas eu d'histoire d'amour à Hiroshima, les Mutants évoquent désormais les X-Men ? Une image pas si négative, d'ailleurs, même si elle ne correspond pas vraiment à notre démarche. Plus sérieusement, l'appellation de Mutants provient directement de la biologie. Depuis les origines de la vie, c'est-à-dire tout de même 3,7 milliards d'années, la mutation des organismes est une des clés de l'évolution. Pour une raison simple : les mutations créent de la variation et la sélection peut s'exercer sur ces variations. Si une population est strictement identique, elle meurt rapidement car tous ses membres sont à la merci d'un changement d'environnement ou d'une infection microbienne, par exemple. La diversité de la population, donc la présence de mutants, est un gage de survie. Ces petits changements imprévisibles ponctuent l'épopée du vivant et peuvent changer le visage d'une espèce.

L'autre versant, c'est notre époque elle-même, la charnière qui sépare les années 1970 des années 2000. En l'espace d'une génération, le monde a été bouleversé de fond en comble. C'est une gigantesque Mutation, et les Mutants sont ceux qui la vivent en direct. C'est-à-dire : ceux qui perçoivent la rupture, et dans une certaine mesure le chaos, dont ils sont issus. La véritable échelle de cette Mutation est d'ailleurs multiséculaire : l'auto-dressage de l'animal humain a démarré dès le Néolithique et a connu deux épisodes d'accélération avec la Révolution industrielle et la Révolution informationnelle d'après-guerre. Aujourd'hui, nous mesurons la portée globale, planétaire, de cette transformation.

L'un des nombreux textes publiés sur votre site annonce que l'humanité entre dans sa phase évolutionnaire. Or, dans la mesure où la vie évolue en permanence par variation, sélection et adaptation, qu'est-ce qui vous permet de dire que nous entrons dans une phase particulièrement évolutionnaire ? S'agit-il du fruit des grandes révolutions technoscientifiques ?

En effet, du strict point de vue de la théorie de l'évolution, l'humanité a toujours été soumise au triptyque variation-sélection-adaptation, au même titre que toutes les autres espèces. Mais jusqu'en 1859, date de publication de L'Origine des espèces de Charles Darwin, Homo sapiens n'était pas conscient du phénomène. Ce que nous appelons entrée de l'humanité dans sa phase évolutionnaire désigne deux phénomènes : la prise de conscience et la maîtrise.
La prise de conscience de l'évolution ruine les anciennes religions et métaphysiques créationnistes. Elle signifie que l'homme est une forme particulière de la matière vivante, née d'un mélange de hasard et de nécessité, que plusieurs espèces d'hommes (et de pré-humains) ont été nécessaires pour aboutir à nous, ce stade transitoire n'ayant en soi rien de parfait, que plusieurs espèces d'hommes (et de post-humains) continueront d'évoluer à l'avenir. L'évolution signifie aussi que le vivant en général, nous en particulier, ne procède pas par des brusques bonds, mais par des adaptations permanentes, des optimisations locales.

La maîtrise de l'évolution est le second aspect de la question. Là, c'est Mendel, Watson, Crick et quelques autres qu'il faut féliciter. Darwin avait parfaitement identifié les lois de l'évolution, mais il ne pouvait à son époque comprendre leur mécanisme discret. A savoir : la sélection au niveau moléculaire et cellulaire. L'identification du gène, et de la parenté génétique de toutes les espèces vivantes sur Terre, est l'une des plus importantes découvertes de toute l'histoire de l'humanité. Elle permet à l'homme de comprendre la vie, mais aussi de la manipuler : moins de cinquante ans après la modélisation de la structure en double hélice de l'ADN, vous avez Dolly, des nouvelles espèces transgéniques, des thérapies de maladies incurables, des dizaines de séquençages de génome en cours.

La phase évolutionnaire de l'homme signifie : prendre en charge son propre destin évolutif tout en tenant compte d'un destin plus vaste encore, celui du vivant sur la Terre. Voilà pour la grande théorie. Pour la petite histoire, c'est aussi un clin d'oeil à bien des agitateurs d'idées qui en restent à la notion dépassée de « révolutionnaire » : vous savez, l'idée du Grand Soir qui fera boum-boum et mettra fin au méchant-monde-oppresseur. Cette posture d'attente est souvent un alibi pour ne pas changer la réalité concrètement, à son échelle? à commencer par soi-même. Une pensée évolutionnaire repère à tous les niveaux les variations de la réalité, afin d'opérer les sélections qui paraissent les plus intéressantes.

Toujours sur la même lignée, pourquoi parler de mutation plutôt que d'évolution ? Qu'est-ce qui justifie selon vous ce qualificatif à l'époque actuelle ? Où se situe le bond social, culturel ou génétique justifiant cette appellation ? Pensez-vous comme quelques autres que la foudroyante dissémination des technologies de l'information nous oblige à abandonner les mécanismes conceptuels qui, après nous avoir servi des siècles durant à établir et à maintenir notre pouvoir sur le monde, apparaissent de plus en plus comme des structures transitoires qui menacent d'inhiber notre développement au seuil du siècle à venir ?

Commençons par la dernière partie de la question. Il est évident que les modifications des technologies d'information forment une des structures lourdes des changements historiques. L'écriture est directement liée au Néolithique, comme l'impression à la Modernité. Cela paraît évident aujourd'hui? mais voici encore trente ans, cette notion d'information et de modification des mentalités était la parente pauvre des études historiques. Ni Wiener, ni McLuhan n'avait infusé les bons esprits, quelles que soient par ailleurs les limites de ces deux auteurs. Un exemple de ces évolutions gigantesques, mais mal perçues car abstraites et relevant des représentations mentales : on a par exemple calculé qu'un seul exemplaire d'un news magazine hebdomadaire contient plus d'informations nouvelles sur le monde non familier d'un individu que tout ce que recevait comme informations nouvelles le même individu au cours de sa vie entière, lorsqu'il était paysan au XVIIe siècle (soit 90% de la population). Une vie entière chaque semaine? Imagine ce que nos neurones doivent désormais traiter. Il est évident que les cerveaux portent la trace de cette croissance à peine croyable.

Le point précédent signifie que la mise au point et l'expansion rapide de l'Internet prépare et accompagne un bouleversement majeur de nos sociétés. Le simple fait que des individus ou des petits groupes puissent facilement devenir émetteurs et diffuseurs d'information bouleverse la donne. C'était déjà sensible à l'époque du papier : un journaliste un peu curieux a fait chuter l'homme le plus puissant du monde, le président des Etats-Unis d'Amérique. Le pouvoir, qu'il soit politique, religieux, économique ou autre, a toujours voulu maîtriser à son profit les flux d'informations, avec une démarche broadcast ou top-down (j'émets, tu reçois). L'Internet rend impossible cette captation monopolistique. Bien sûr, il ne faut pas pour autant être idéaliste : l'information n'est qu'un des éléments du pouvoir.
Autre changement majeur lié à l'Internet : l'attraction-répulsion des individus. Si vous aimiez tel type de musique dans les années 1970, c'était la croix et la bannière pour trouver des semblables. Il fallait prendre son courage et sa machine à écrire à deux mains, éditer un fanzine à la ronéo, le faire circuler sur des points géographiquement éloignés, etc. Désormais, le moindre amateur de nains de jardin polychromes bulgares est quasi-assuré de trouver rapidement des dizaines d'individus partageant sa passion ! Ces exemples sont ici triviaux. Mais cela signifie à plus grande échelle que les individus vont pouvoir se rapprocher et s'éloigner en fonction de leurs goûts, de leurs désirs, de leurs convictions? Le lien social classique va se trouver modifié et complexifié. D'un point de vue darwinien, l'Internet est tout à fait fascinant. Vous avez une énorme variation (création de sites), des mutations permanentes (changement des sites), des sélections (taux de visite), des adaptations (rétroaction positive des visiteurs)?

Quant à la première partie de la question? c'était quoi au juste ?

Où se situe le bond social, culturel ou génétique justifiant cette appellation de mutation plutôt que d'évolution ?

C'est encore plus vaste ! Ta question renvoie au phénomène que les observateurs ont appelé « post-modernité » - une appellation assez faible, d'ailleurs, car elle se contente de rajouter « post » sans faire l'effort de nommer positivement ce qui vient après la modernité. Tout le monde ou presque convient d'une chose : le mode de vie et de pensée moderne, lentement façonné depuis deux ou trois siècles, est en voie de liquéfaction rapide depuis trente ans. Au moins dans les sociétés industrialisées de l'hémisphère Nord. Toutes les institutions ont connu ou connaissent une crise : la famille s'éclate, le travail se transforme et se raréfie, la nation se dissout par en bas et en haut, la religion implose en agnosticisme ou en sectes, les idéologies refluent, la politique est démonétisée, l'économie envahit tout, la culture pop explose et la culture des élites se décompose, la conscience planétaire émerge ! Comme nous sommes des darwiniens convaincus, nous applaudissons cette extrême variation des modes de vie et de pensée. Car la sélection ne s'applique pas seulement aux espèces vivantes, mais aussi bien aux idées, aux concepts, aux comportements?
Au-dessus de tout cela, la technoscience s'impose comme l'infrastructure des mutations en cours. Car il ne faut pas oublier que ces changements historiques s'appuient tous ou presque sur des données concrètes - moyens de transport et de communication, source d'énergie, force de travail, objets quotidiens?- conçus par la science et réalisés par la technique.

Les mutants ont choisi d'opérer sous le couvert de l'anonymat. Pourquoi cette prudence ? Craignez-vous un retour de bâton de la part d'éléments réactionnaires ? Est-ce que vous appréhendez l'impact de votre discours sur votre quotidien ?

Les éléments réactionnaires sont d'autant plus à craindre qu'ils sont désormais partout ! Il existe une droite réactionnaire dont le portrait n'est plus à faire (conservatrice, traditionaliste, religieuse, réfractaire au changement, etc.). Mais il existe aussi une gauche réactionnaire ayant quelque difficulté à comprendre que le monde ne s'est pas arrêté en 1968 sur une barricade parisienne ! De même, du point de vue de la morale, ce que nous appelons l'humano-humanisme rampant (on est tous plus égaux les uns que les autres, on s'aime tous les uns les autres, etc.) est aussi pesant que feu le christianisme dominant.

L'anonymat, récemment secondé de la pseudonymie, est en effet une stratégie de défense pour survivre économiquement dans un milieu hostile. Quand vous êtes chercheur, enseignant, ingénieur, etc., le délit d'opinion est une réalité pour votre hiérarchie, vos clients, vos investisseurs, etc. Et des positions favorables au clonage reproductif, à l'autosélection, à la surexistence sont aujourd'hui des délits d'opinion, en France notamment. L'anonymat est aussi un moyen d'obliger nos adversaires à se placer directement sur le terrain des idées et des réalités. Toujours en France, une certaine génération 68 a conservé le réflexe pavlovien : « D'où tu parles ? » (éminemment totalitaire, c'est la version soft des anciens « Es-tu juif », « Es-tu bourgeois ? », etc.). La disqualification des personnes supplante la contradiction des idées. Emettre des textes anonymes, comme le sont nos récits fondateurs, c'est contraindre l'adversaire à se placer sur notre terrain.

Existe-t-il selon vous des zones sociales et culturelles plus susceptibles que d'autres de contenir aujourd'hui les germes des mutations à venir, ce que la Spirale s'efforce quant à elle de rechercher dans les marges sociales et culturelles ?

A priori, nous ne raisonnons pas en ces termes. Les Mutants, ce sont avant des psychobiologies individuelles, actuellement disséminées sur la planète, destinées à se retrouver et à accomplir leur volonté. Etant donné la nature dominante de notre discours, nous rencontrons une certaine réceptivité dans les milieux scientifiques et médicaux. Mais les visiteurs viennent de partout.

Sur un plan plus général, les bouleversements de notre époque n'ont plus un acteur central, comme l'était la classe ouvrière dans la théorie marxiste (ou le peuple, la nation, la race, etc.). Ce qui fait vraiment bouger les choses, ce ne sont ni les pouvoirs en place ni les marges contestataires, mais leur interaction permanente. De ce point de vue, il faut apprendre à penser les contraires.

Plus simplement, qui sont les Mutants ?

Les Mutants en général sont tous ceux qui se trouvent à l'étroit dans l'espèce humaine et dans cette impasse qu'est devenue son histoire. Les Mutants du site ainsi nommé sont un groupe de jeunes gens aujourd'hui âgés de 20 à 35 ans, ayant pour la plupart reçu une formation en sciences, philosophie ou ingénierie.

Si vous observez les résultats de nos tests de Diagnostic de Santé Mutante, vous déduirez que les Mutants sont des individus à forts penchants paranoïaque, narcissique, antisocial, schizoïde.

Quoi d'autre? Vous êtes de la police ?

Pourriez-vous nous définir les formes les plus probables que pourrait prendre la post-humanité ? Croyez-vous plus au cyborg ou au fyborg ? A une fusion de l'homme et de la machine, à une forme de conscience plus évoluée ? Kevin Warwick m'avait lui-même déclaré que le problème avec les implants est que nous ne serons pas reliés à un seul et unique ordinateur, que notre système nerveux sera connecté à un réseau particulièrement puissant et très intelligent, et qu'il est même probable que nous deviendrons les points nodaux d'un réseau intelligent qui prendra les décisions à notre place, en ajoutant qu'il ne croyait pas que ce soit très positif.

Ta question peut recevoir deux types de réponses selon l'échelle de temps choisie. A long terme, c'est-à-dire dans les dix ou cent prochains siècles, tout est permis. Inutile de faire de la prospective à cette distance : le rythme de l'innovation technoscientifique rend indéfinissables les termes de la discussion. Ce que l'on peut penser et préparer en revanche, dès maintenant, c'est justement l'acceptation de cette infinité de possibles, de cette diversité inouïe des devenir. Une partie de nos descendants n'auront peut-être plus de sexe prédéfini, posséderont des capacités perceptives et cognitives nouvelles, dialogueront avec des machines, auront une peau nouvelle pour se protéger des rayonnements, vivront 30 ou 300 ans, tomberont amoureux de machines pensantes?

Venons-en maintenant à ce qui est pensable et probable, notre présent siècle. Comme indiqué précédemment, l'évolution biologique est graduelle et non brutale : on ne deviendra pas en une génération des tripèdes bleus dotés de pouvoirs supranormaux. Quatre tendances sont déjà sur les rails et vont changer nos vies à court terme :

Génomique-protéomique : l'objectif est ici la connaissance et maîtrise de nos 35.000 gènes ainsi que du million de protéines différentes qu'ils codent. Lorsque ce savoir sera acquis, Homo sapiens se remodèlera de l'intérieur. Le premier enjeu sera bien sûr la lutte contre la maladie et le vieillissement, ce qui est bien naturel pour un animal ayant comme désir primitif la survie. Mais très vite, on en viendra à l'amélioration, c'est-à-dire à la recherche de qualités physiques ou psychologiques désirables. Les gènes ne représentent que la moitié de l'histoire, puisque le milieu lui aussi forge les qualités. Mais nous pouvons toucher pour la première fois cette moitié-là. L'histoire humaine était un laboratoire de milieux, elle devient un laboratoire de molécules et de milieux entrelacés.

Neurosciences : la compréhension de l'esprit comme phénomène biologique est elle aussi porteuse de profonds changements. Des milliers de molécules nouvelles vont permettre de modifier des fonctions aussi essentielles que la mémoire, l'intelligence, la concentration, le sommeil, la sexualité, l'appétit, l'humeur, etc. en fait, l'ensemble des fonctions cognitives, perceptives et végétatives du cerveau. Et aussi ce qui définit la personnalité. A la dimension chimique (moléculaire) s'ajoutera l'intervention physique (onde) : modifications rayon gamma, stimulation magnétique trans-crânienne, intrusion hypersonique, implantation de neuropuces? Tout cela est déjà opérationnel aujourd'hui, mais de manière encore très grossière et coûteuse.

Cybernétique, IA : la bonne vieille loi de Moore semble valable jusqu'en 2015 avec les puces à silicium, et les recherches sur les ordinateurs quantiques ou moléculaires visent à la faire perdurer au-delà. On devrait atteindre dans peu de temps la puissance et la vitesse de calcul d'un cerveau humain, puis la dépasser. Les programmateurs travaillent par ailleurs à la création d'intelligence, de conscience et d'émotions artificielles, insérées dans des robots de plus en plus biomorphes. La naissance d'une IA véritable est donc une question de temps et de moyens. D'une part, Homo sapiens devra apprendre à vivre avec Robo sapiens, peut-être en compétition (ce qui est excellent d'un point de vue darwinien). D'autre part, la gestion courante des affaires du monde sera de plus en plus mécanisée.

Fyborg-cyborg : le premier est une prothèse technique externe (comme une paire de lunettes), le second une synthèse technique interne (comme un implant cérébral). Pour des raisons de sécurité, la fyborgisation va évoluer plus rapidement. D'ici quelques années, nous aurons sur une machine de la taille d'un mobile cinq à dix fois le contenu actuel de l'Internet, avec des moteurs intelligents de recherche, de traduction et de synthèse des données. Quant à la chirurgie réparatrice, qui existe déjà (insuffisance cardiaque, surdité, Parkinson, etc.), elle va se développer tous azimuts grâce aux nanotechnologies et aux biotechnologies. Des puces ADN iront par exemple repérer les tissus malades pour y poser des cellules-souches réparatrices.

Pour différentes raisons, le cerveau est l'organe le mieux défendu de notre organisme et le plus sensible aux petites modifications locales (voir l'effet terrible d'un minuscule vaisseau qui éclate). L'implantation de neuropuces connectées à des réseaux informatiques sera donc plus difficile à réaliser, surtout si elle se veut massive.

Voilà pour l'exposé factuel. Tu nous demanderas : est-ce bien ou mal ? Ni plus ni moins que l'invention du silex ou du feu. Homo sapiens doit apprendre à vivre avec ses propres inventions, qui modifient le cours de son évolution. La liberté individuelle est à la fois étendue et menacée par ces progrès. C'est aux individus de défendre leur liberté. Comme toujours. Pour notre part, nous ne croyons pas trop aux scénarios Terminator + Big Brother = esclavage de l'humanité. Ou alors, cet esclavage a déjà commencé : pas besoin d'un ordinateur implanté dans le cerveau pour que les deux-tiers d'une population regardent les émissions navrantes d'une télévision commerciale tous les soirs?

Vous favorisez le principe d'excellence plutôt que le principe d'égalité qui, dites-vous, gère l'existence collective autour de la moyenne. N'y a-t-il cependant pas là une forme d'élitisme, voire un danger d'intégrisme ? Les élites ont été systématiquement perverties comme tend à nous le prouver l'histoire?

Intégrisme, sûrement pas. Nous aimons trop la liberté et la diversité pour cela. Elitisme, certainement. Le mot déplaît aux oreilles égalitaires des masses occidentales. Pourtant, ce sont les mêmes qui passent des heures devant leur télévision à admirer les prouesses des sportifs, système élitiste et méritocratique à l'état quasi-pur, visant ouvertement à produire des surhommes et surfemmes dans leur spécialité, pour exposer leurs corps glorieux. C'est la même chose dans la culture pop mainstream : rien de plus sélectif que le star system, rien de plus troublant que le rapport d'une star à ses fans (pour le coup, on est justement proche du fanatisme et de la communion archaïque, ici). Donc pour te répondre : égalité maximale des chances au départ, diversité maximale des résultats à l'arrivée.

On ne voit pas trop ce que tu entends par "perversion" des élites. Entre l'individu de base qui gruge le fisc ou revend des objets volés et la supposée élite politico-économique qui fait des fausses factures ou des délits d'initiés, il n'y pas de différence majeure du point de vue du comportement et des motivations. Disons que l'on devrait être plus exigeant avec les individus ayant des postes de responsabilité. Noblesse oblige, disait-on?

Vous vantez les mérites de la technoscience et de la rationalité, où se situe la frontière entre les Mutants et les technocrates de Bruxelles ou d'ailleurs ?

C'est un peu difficile de répondre à cette question, car la technocratie est un phénomène mal défini et mal compris. Par exemple, quand tu organises ta vie quotidienne en fonction des machines (de transports, de communication, de distribution), tu es technocrate dans une certaine mesure, c'est-à-dire que tu gères des normes et des processus techniques indispensables à ton existence. Ce qui est valable à petite échelle l'est plus encore à grande échelle, puisqu'il faut s'assurer des bonnes conditions de coordination et d'interaction de milliards de données (l'humain étant une donnée parmi d'autres ici).

La différence entre les Mutants et les Bruxellois, c'est au fond que nous aspirons à organiser nos existences de manière autonome. Le maximum de pouvoir à la base, le minimum au sommet : c'est le principe de subsidiarité, qui est d'ailleurs dans la crypto-Constitution européenne. Le sommet veut toujours plus de pouvoir et on ne peut lui en vouloir. Simplement, c'est à la base de défendre ses libertés.

Pouvez-vous revenir pour les lecteurs de La Spirale sur votre savoureux principe d'imprécaution ?

Le principe de précaution a été mis en avant depuis une quinzaine comme un supposé « garde-fou » contre les « dérives » de la science et de l'industrie. Dans la bouche de ses thuriféraires, genre le gardien de chèvre moustachu du Larzac promu héros national, José Bovin, le principe de précaution est devenu un alibi de l'inaction : dès lors qu'il y a le moindre risque, une initiative devrait être abandonnée. Mais c'est complètement débile : il y a beaucoup plus de risque d'attraper une intoxication alimentaire dans une bergerie du Larzac que dans les usines à poulet de Père Dodu.
Ajoutons que la frilosité ambiante s'alimente à des contresens : le principe de précaution ne dit pas qu'il faut abandonner les recherches sur les sujets délicats, mais au contraire qu'il faut les intensifier, pour avoir plus de garanties ! L'exemple le plus éloquent est ici celui des OGM, à propos desquels les membres de l'Académie des Sciences ont préconisé de reprendre les recherches, estimant qu'il y avait plus d'avantages que d'inconvénients à poursuivre celles-ci.

Du reste, au-delà d'une prudence minimale, toute notre existence est fondée sur le principe d'imprécaution, c'est-à-dire la découverte de l'inconnu, la prise de risque, l'acception raisonnée des aléas et des incertitudes. Avec les amis de Bové, on en serait encore à réfléchir sur l'intérêt comparé du silex taillé et du simple branchage. Par ailleurs, du fait de la complexité exponentielle des actions et rétroactions de cause et d'effet, il est presque impossible d'anticiper l'ensemble des conséquences d'une action. Tel produit peut paraître inoffensif après avoir été testé sur 10.000 individus, mais se révéler dangereux voire mortel sur une catégorie très rare et ciblée de la population. C'est très courant. On peut le regretter, bien sûr, mais c'est ainsi.

Une phrase de Nietzsche résume assez bien notre mentalité : « Et en fin de compte : si l'humanité ne périt pas à cause d'une passion, elle périra à cause d'une faiblesse : que préfère-t-on ? C'est la question essentielle. Lui souhaitons-nous de finir dans le feu et la lumière, ou dans le sable ? »

Quelles sont les réactions les plus courantes des internautes en visite sur le site des Mutants ?

Cela va de l'enthousiasme débordant à la haine farouche, avec assez peu de juste milieu. Bon nombre d'handicapés du neurone nous traitent de nazis, de satanistes, de sectes, d'ultracapitalistes et autres noms d'oiseaux morts. Hitler + Gattaca + Frankenstein, etc. Nous avons ouvert un forum en forme de Fight Club pour traiter ce genre de pathologie neurodégénérative. Les deux questions qui reviennent les plus souvent chez les individus moins bornés sont : mais au juste, qui est Mutant et qui ne l'est pas aujourd'hui ? Comment devient-on Mutant avec les technologies actuelles ? Mais une fois passée la première période, l'accumulation des textes et des analyses nous vaut un public de plus en plus intéressé par notre travail. Pas mal de profs et d'étudiants nous remercient même d'exister !

Pensez-vous, comme le professeur Gregory Stock, que le génotypage des embryons favorisera la diversité génétique ? Si l'on s'en tient à nos modes de consommation actuels, je suis loin d'être convaincu, vu l'instinct grégaire dont font preuve les masses humaines.

Le génotypage consiste à établir la carte génétique d'un individu et la génomique la carte génétique d'une espèce. Actuellement, nous possédons une carte du génome humain, mais il s'agit d'un génome « standard », reconstitué à partir de fragments émanant de divers individus. D'ici peu de temps, chaque individu pourra avoir une carte réelle de son génotype gravée sur un Cd-rom. Craig Venter, le patron de la firme privée Tigr qui a co-déchiffré le génome humain, promet cette avancée pour 2005-2006, et pour un prix ne devant pas excéder 2000 euros au départ.
Dans un premier temps, le génotypage mènera simplement à une connaissance de nos gènes. Chacun saura s'il a des prédispositions à telle ou telle pathologie ou qualité. Dans un second temps, lorsque la transgenèse aura nettement progressé, il sera possible de manipuler ces gènes, et de les manipuler dès le stade embryonnaire, avant que les cellules ne se différencient. C'est à ce moment que se posera le problème que tu évoques. Certains pensent que la maîtrise du gène va conduire l'humanité à une grande uniformité. Nous ne le pensons pas, et pour plusieurs raisons, très différentes mais convergentes.

Une partie des humains n'utilisera pas la transgenèse, soit parce qu'elle n'appartient pas à leur horizon culturel (tribus chasseurs-cueilleurs et pasteurs d'Afrique, d'Océanie, d'Amérique), soit parce qu'elle heurte leur goût ou leur conviction. Les gènes ne font pas tout et deux génomes différents, se développant dans des utérus différents puis des environnements différents, donneront des individus différents. Même s'ils ont des ressemblances troublantes, les vrais jumeaux ne sont pas des photocopies. La probabilité d'avoir deux génotypes identiques restera très faible. Il existe des dizaines, voire des centaines de variantes pour chacun des 35.000 gènes de notre génome. Certaines variantes sont à éviter formellement (cause de maladie), d'autres sont intéressantes (contribution à des qualités), mais beaucoup sont neutres. L'éventail génétique restera large.

La manipulation génétique, même maîtrisée, ne sera pas une opération bénigne. On n'y aura pas recours pour des raisons de convenance et pour des caractéristiques qui peuvent facilement s'obtenir sans modification génique (par exemple se colorer les cheveux, se remodeler les seins, etc.). Enfin, si une grande partie des humains choisit d'améliorer sa mémoire, son intelligence, sa créativité, sa santé physique... eh bien, cette « uniformisation » sera plutôt une bonne chose, sauf pour ceux qui adorent les humains idiots et chétifs.

Comment vous situez-vous vis-à-vis des extropiens et des transhumains nord-américains ? On sent une communion au travers de certains thèmes mais également des différences fondamentales?

Nous avons bien sûr des points communs et nous entretenons un dialogue constructif avec certains d'entre eux. Les qualités principales des extropiens et des transhumanistes sont leur rationalisme (absence de délire sectaire), leur goût de la discussion, leur ouverture d'esprit. Nous divergeons quelque peu sur certains points, pas tant doctrinaux qu'esthétique ou stylistique. Ils développent par exemple un optimisme béat assez caractéristique d'une part de la mentalité américaine, totalement dénuée de sens tragique, d'acidité cynique, de distance critique. Quant à leur espoir technologique dominant, le download des cerveaux (et de la conscience) dans des ordinateurs après cryogénie, cela paraît tout à fait farfelu en l'état actuel des connaissances. Malgré ces réserves, ces courants de pensée participent à la mutation actuelle des mentalités et l'on ne peut que s'en féliciter.

Raël vante lui aussi les mérites du clonage, des biotechnologies et de nos origines extra-terrestres. Que pensent les Mutants de son approche de la technoscience ?

Après le tunning des voitures, Raël a trouvé le bon plan pour récolter le pognon et les pépées? Avec Raël, nous sommes dans le schéma classique de la secte. Assez curieuse, d'ailleurs, puisque les Raëliens développent d'un côté un discours très athée et scientiste, mais propagent d'un autre côté leur croyance aberrante dans l'origine extra-terrestre de la vie et le retour prochain de ces pères fondateurs. Quant aux annonces sur le clonage, elles semblent fantaisistes en l'absence de tout document les attestant, a fortiori de toute publication dans une revue scientifique. Ce qui est vrai, en revanche, est que la branche sud-coréenne des Raëliens a développé sous forme commerciale des appareils de fusion nucléo-cytopslasmique entrant dans le processus technique du clonage.

Dommage de n'entendre parler que d'eux. Mais rien d'étonnant dans la société du spectacle intégré.

On vous sait dédaigneux des religions. D'autant plus, comment percevez-vous la résurgence des mysticismes, depuis l'intégrisme musulman jusqu'aux illuminations néo-païennes particulièrement virulentes depuis quelques années en Occident ?

On les perçoit avec une ironie mêlée de dédain ou de colère, selon les jours, mais cela ne nous étonne guère de l'Homo sapiens stagnant. Il faut distinguer les cas.

Les peuples de l'Hémisphère Sud n'ont pas connu la modernisation lente de l'Occident. Malgré ses appels au Coran et au passé, l'islamisme est une forme paradoxale de modernisation, assez éloigné de l'islam traditionnel, sans doute plus proche de ce que furent chez nous le nationalisme, le fascisme ou le nazisme. Des discours collectifs destinés à des masses qui vivent mal la rencontre avec la modernité, parfois pour de bonnes raisons d'ailleurs.

En Occident, la montée des religiosités parallèles se fait à l'ombre de la mort de Dieu, dans l'immense reflux des religions instituées, chrétiennes pour l'essentiel. D'ailleurs, ce sont en général des ersatz du Tout-Puissant, de son Eglise et de ses légendes. Une partie des Homo sapiens ne peut vivre sans un groupe et sans des rites qui font oublier le caractère transitoire de l'existence, l'absence fondamentale de finalité dans la vie et dans l'univers, la nécessité d'y donner un sens soi-même en forgeant son goût et sa volonté, en déployant ses désirs. Alors ils se réfugient dans toutes sortes de folklores et de croyances destinés à combler leur vide existentiel.

Cela montre que la conscience est une propriété faite pour des cerveaux solides, et que bien des singes bipèdes sont malheureux d'en être dotés. Si tous les hommes sont prêts à accepter que leurs désordres intestinaux viennent de l'intestin, certains ont du mal à diagnostiquer l'origine de leur désordre mental...

Que pensez-vous du libéralisme à la mode nord-américaine ? Est-il vraiment envisageable d'évoluer en sapant les bases mêmes de notre environnement ? N'est-il pas temps d'envisager, d'inventer une nouvelle voie plus propice au développement durable ? La question n'étant certes pas de stagner au profit des producteurs de fromage de chèvres du Larzac mais d'avancer sans pour autant faire tabula rasa d'une biodiversité qui risque de se révéler fort utile dans les années à venir...

D'abord le libéralisme. Comme l'indique la désinence en « isme », c'est une idéologie, donc un discours fermé et limité sur l'homme et la société. Bien des aspects de ce libéralisme sont faux. Par exemple, l'anthropologie libérale qui fait de l'humain un être rationnel, calculateur et séparé de la société ne correspond à aucune réalité. Homo sapiens est (hélas) souvent irrationnel, (hélas) très social et ne se fie pas seulement au calcul. De même, la complexité des interactions, notamment modélisée par la théorie des jeux, n'est absolument pas prise en compte par les théories libérales type choix rationnel. Il est hélas consternant d'observer la faible influence des neurosciences sur ces théories du comportement économique. Du point de vue macro-économique, le libéralisme peut devenir aussi absurde que le socialisme quand il vire à la dogmatique intangible et étrangère aux situations concrètes. La banqueroute récente d'un certain nombre de pays l'atteste. Enfin, il apparaît évident que l'intervention de l'Etat est nécessaire pour mener à bien un certain nombre de grands projets sans rentabilité immédiate, comme le furent le nucléaire civil-militaire et la conquête de l'espace. Cela dit, nous n'avons aucune sympathie particulière pour les sociales-démocraties européennes qui cumulent souvent les tares du libéralisme et de l'étatisme. S'il n'est pas toujours optimal, le marché reste un excellent système de distribution du travail et des biens dans une société complexe. Inversement, l'entretien perpétuel des « exclus » par la bureaucratie ne produit pas des « inclus », mais plus souvent des irresponsables. En économie comme ailleurs, nous en sommes en fait partisans de la diversité et du pragmatisme. Plutôt qu'une économie de marché à modèle et pensée uniques, une économie avec du marché (au centre) et des systèmes périphériques d'impulsion (Etats) ou de distribution (coopératives, systèmes d'échanges locaux, etc.).

Quant à la biodiversité, nous en sommes de farouches partisans. Elle ne provient certainement pas des paysans du Larzac... depuis le Néolithique, les paysans sont les plus gros destructeurs de biodiversité au monde et cela ne peut pas s'arranger avec six milliards d'humains. Les rêves d'agriculture extensive larzacienne pour tous à la mode Bovine conduirait à l'extermination des biotopes. Un défenseur conséquent de la biodiversité ne peut au contraire qu'applaudir l'industrialisation de la chaîne alimentaire, qui doit être poussée à son terme logique : concentrer la plus grande partie possible de la production de nourriture, avec à la marge une agriculture écologique scientifique, pour déshumaniser la plus grande partie possible de la Terre, afin de la rendre à l'état sauvage et de laisser l'évolution darwinienne y établir ses équilibres.

Notons au passage que les hommes ne feront pas l'économie d'une réduction significative de leur nombre sur Terre, pour la bonne et simple raison que nous atteignons, de l'avis des meilleurs spécialistes, le seuil au-delà duquel la vie humaine ne sera plus possible. Les Mutants ne désirent pas être moins que l'homme historique, mais au contraire constituer son dépassement qualitatif. Des milliards de Stagnants, cela fait trop. Nous n'attendrons pas de voir se réaliser la prophétie de Soleil vert.

Une grande partie de l'évolution industrielle en cours va consister à nettoyer le monde des deux premières révolutions industrielles. Cela sera possible avec un surcroît de technoscience, et non un retour à de soi-disant traditions vertueuses. A cette condition, nous verrons apparaître comme dans Dune des ingénieurs du biotope, écologiste planétaire d'un genre nouveau?

Même question, qui rejoint par ailleurs le problème de l'élitisme évoqué plus haut, peut-on réellement envisager l'évolution d'une minorité au détriment de la majorité de l'espèce humaine ? Est-ce réellement viable d'un point de vue non pas moral et humaniste, mais purement pragmatique ?

Non seulement c'est viable, mais c'est toujours ainsi que cela se passe. Au départ, seule une minorité jouit des trains, des avions, des voitures, des vacances, de la chirurgie esthétique, des nouveaux traitements médicaux, etc. C'est le processus normal de pénétration d'une innovation dans la société.

Pour les Mutants, la question n'est pas de savoir à quelle vitesse ces progrès de la technoscience vont profiter à la masse. C'est merveilleux de montrer des petits myopathes aux 20 heures pour faire pleurer dans les chaumières : cela procure de l'argent à la recherche. On pourrait faire semblant d'être ému, mais cela serait pure hypocrisie. L'enjeu pour nous n'est pas qu'une minorité se développe au détriment? d'une majorité : c'est que la majorité cesse de nuire aux minorités et aux marges, au nom d'une soi-disant morale commune, et que chacun puisse librement accomplir son destin. Une fois cela acquis, pourquoi ne pas trouver un système distributif qui respecte l'équité ? Cela n'est pas notre souci.

Maurice Dantec m'avait dit lors d'une interview réalisée en 1996, peu de temps après la sortie des Racines du Mal, qu'il ne faisait pas son boulot s'il parlait de la science et de la technologie en oubliant Hiroshima, Auschwitz ou Tchernobyl. Comment réagissez-vous ?

Nous réagissons comme des monstres verts au cerveau pourri par les radiations, qui ont bien l'intention de poursuivre un Dantec immanquablement court-vêtu sur fond de désert urbain... Tu sais, Dantec estime aujourd'hui qu'il ne fait pas son boulot s'il ne parle pas de Jésus, de l'Apocalypse et du Royaume d'Israël. Autant dire que ses propos ne sont pas paroles d'Evangile. Incriminer la seule technoscience dans les trois événements cités est idiot. Hiroshima et Auschwitz sont avant tout les fruits du nationalisme et du racisme, idéologies désuètes et stupides, dont nous avons été vaccinés par le laboratoire tragique de l'histoire récente. Tchernobyl est le fruit de l'impéritie soviétique, et le nombre réel de victimes chez les populations ayant avalé des pastilles d'iode est ridiculement faible (bien moins que le nombre annuel de victimes des autres sources d'énergie, sans parler des victimes non humaines).

Vous dites ne pas avoir de morale mais des éthiques différenciées. Auriez-vous la bonté de développer ce point ?

Pour nous, la morale est une norme universelle de la bonne intention et de la bonne attitude, alors que l'éthique est un mode de vie particulier, une échelle de valeur et de comportement que des individus ou des communautés se donnent. L'idée d'une morale universelle est directement issue du christianisme et des versions philosophiques laïcisées. C'est une idée fausse et aberrante. D'un point de vue évolutionnaire, les éthiques sont des adaptations de l'homme à son milieu et à son groupe, ce qui signifie qu'il y a nécessairement autant d'éthiques que de milieux et de groupes. Un temps viendra peut-être où l'humanité sera le groupe et la Terre le milieu, de sorte qu'une morale universelle sera éventuellement adaptative (du moins, une compétition de morales universelles). Mais le réalisme permet d'observer que ce n'est pas encore le cas.

D'un point de vue scientifique, on peut dire que l'homme est un « animal moral » dans la seule mesure où il est animal social et où la vie en société suppose le respect de règles (parfois de rites) communs. Pour autant, les hommes ne doivent pas tous obéir aux mêmes règles et aux mêmes rites. Par ailleurs, les neurosciences posent des défis intéressants aux moralistes. Car la capacité à émettre un jugement moral est une capacité cognitive comme une autre, qui suppose certaines aptitudes. Or, on sait que certains cerveaux sont incapables d'intérioriser des normes à long terme, voire de ressentir de l'empathie. Que nous dit la morale sur ces hommes qui ne sont pas prédisposés à la morale ?

Au risque de me répéter, on discerne la poitrine rebondie de Laetitia Casta dans l'accumulation d'images qui orne la barre supérieure du site des Mutants. Considérez-vous notre top model national corse comme une modèle valable de mutante ?

Euh... elle est bonne, non ?

Question désormais traditionnelle dans La Spirale, êtes-vous plutôt pessimistes ou optimistes quant à l'avenir de l'espèce humaine ? Comment envisagez-vous notre futur proche ou lointain ?

Les deux mon général... sans doute nos tendances schizoïdes. La phrase qui nous définit le mieux serait peut-être celle d'Antonio Gramsci : « Je suis un pessimiste de l'intelligence et un optimiste de la volonté ». Notre futur proche, nous le nommons « épisode chaos ». Ce n'est pas un monde à proprement parler, mais un milieu instable, la transition tourbillonnante entre deux mondes. Il se peut d'ailleurs que l'idée même d'un monde commun, d'un milieu partagé de sens et de vie soit en train de disparaître de la surface de la Terre et de l'esprit de l'homme. Peu importe. Voici quelques-unes des facettes actuelles de l'épisode chaos, diamant noir qui fait craquer la croûte terrestre d'une planète en surchauffe.

Chaos social. La classe et la nation furent les deux structures organisatrices de la société moderne. Elles sont en train de disparaître. L'opposition bourgeois-prolétaire est dissoute dans l'extension d'une classe moyenne informe. Les divisions nationales se liquéfient par le bas dans des communautés locales, par le haut dans des ensembles transnationaux.

Chaos économique. Le capitalisme a toujours été secoué par des crises conjoncturelles ou structurelles. Mais la crise est devenue plus précisément le mode d'être du capital mondialisé, son mode de création du différentiel de valeur. Une économie nationale prospère quand une autre s'effondre. Un pan industriel est détruit quand un autre est créé. Une matière première se tarit quand une autre se fabrique.

Chaos informationnel. L'Etat maîtrisait non seulement le territoire, mais aussi sa carte physique et mentale, c'est-à-dire son information. D'où l'émergence de puissants médias centraux, d'abord publics et ensuite privés. L'avènement des nouveaux médias hertziens et numériques a mis fin à la centralité et au contrôle des flux. L'information jaillit de partout et de nulle part, y compris sous la forme prédatrice-destructrice du virus.

Chaos migratoire. Les grandes invasions de jadis, placées sous le signe de la guerre, ont fait place aux migrations permanentes, placées sous le signe de l'économie. Un Sud pauvre cherche à gagner un Nord riche tandis que les individus s'échangent en fonction de leur valeur productive. Presque toutes les nations se découvrent multiraciales et polyculturelles.

Chaos géopolitique. Multipolarité des alliances d'Etats-nations, bipolarité des grandes puissances capitalistes et communistes? tout cela s'est effondré depuis Berlin et Bagdad. Le grand jeu du pouvoir mondial se pratique désormais sans règle préétablie, avec les stratégies divergentes de l'hyperpuissance américaine, du spectre terroriste-islamiste, des guerres ethnolocales, des ensembles émergents européen et asiatique.

Chaos militaire. L'équilibre de la terreur a cédé place à la terreur des déséquilibres. N'importe quel groupe intelligent et décidé peut se doter d'armes de destruction massive de nature biologique, chimique ou atomique. La prolifération nucléaire guette chaque zone de conflit et le seul gendarme du monde, suréquipé par rapport à tous les autres, frappe au gré arbitraire d'une classe dirigeante mercantile et messianique.

Chaos climatique. Les experts scientifiques s'accordent désormais pour constater le réchauffement de la planète, une majorité d'entre eux attribuant ce phénomène à l'activité industrielle. Quelle que soit la cause, si jamais elle est unique, nous vivons l'ère de la catastrophe toujours possible sous la forme d'innondations, de canicules, de tempêtes, de montée des eaux et de désertification des terres.

Chaos sanitaire. L'utopie prophylactique a atteint son apothéose avec l'éradication de la variole et entamé son déclin avec l'apparition du sida. L'homme découvre sa relative impuissance face à l'émergence virale et à la résistance bactérienne. Les épidémies locales prolifèrent dans l'attente anxieuse d'une pandémie globale.

Chaos imaginaire. L'imaginaire est cette partie du cerveau structurée par des mythologies collectives. Or, à l'exception de quelques événements surmédiatisés, ces informations structurantes n'existent plus. Chaque individu et chaque tribu se construisent désormais un imaginaire à partir des matériaux qu'ils puisent dans la masse informationnelle de leur existence séparée.

Chaos mental. L'humain habitué aux rythmes lents des sociétés paléolithiques et néolithiques ne vit pas sans dommage la modification permanente de son cadre de vie. Les pathologies mentales prolifèrent, les drogues de la performance ou de la sérénité infusent les cerveaux, le cortège des déprimés, des stressés, des angoissés et des suicidés grossit sans cesse.

Dans cet épisode, il y a la Génération Aigrie qui gémit, voudrait bien en retourner au bon vieux temps, supplie que l'on en revienne aux solutions anciennes (plus d'Etat, plus de frontières, etc.). Et la Génération Survie qui regarde le chaos en face. La Génération Survie accepte l'épisode chaos comme son nouveau milieu d'évolution. Elle est née dedans, n'a jamais connu rien d'autre, n'a pas envie de nourrir le fumier des utopies et nostalgies qui font le quotidien de la génération aigrie. Pour la Génération Survie, l'épisode chaos est aussi le lieu d'une création originale dans les domaines artistiques, technologiques et scientifiques. Elle ouvre à chaque individu des horizons immenses, inconnus de toutes les époques précédentes. Des temps et des espaces nouveaux s'ouvrent, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, déjà plus familiers à nos sens que les mondes clos des temps historiques.

Notre génération a un seul objectif individuel : survivre dans l'épisode chaos. Comme depuis toujours dans la longue histoire du vivant, survivre signifie ici jouer de la compétition et de la coopération pour s'adapter, ne pas être privé de ressources, trouver des partenaires, vaincre les adversaires, réaliser ses volontés, accroître sa puissance.

Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Voilà notre seule sagesse. Avis à ceux qui veulent nous abattre : nous tirerons toujours les premiers !


Commentaires
bahamutnem - 2008-12-02 18:03:20
Assez intéressant. Mais certains éléments manquent de consistance sans un élément datant l'interview. Les archives couvrant pas mal d'années plutôt mobiles dans tout un tas de domaines abordés ici, elles sont difficiles décryptables sans un contexte daté. Il n'y aurait pas un moyen quelconque d'avoir la mention de la date de la précédente mise en ligne de l'article (ou au moins de l'année voire du mois )
Mondocourau - 2008-12-02 18:21:47
Désolé, plus très certain de la date de cette interview. Je situerais ça de mémoire aux alentours de 2002 / 2003. Aucun moyen de mentionner la date, l'année ou le mois des archives. Nous n'avions pas de vision autre qu'immédiate du contenu de La Spirale, une erreur depuis rattrapée. Toutes nos excuses.

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Titre : LES MUTANTS « MUTATIS MUTANDIS »
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