DAMIEN SCHMOCKER « URGENCE DISK RECORDS 2019 »


Enregistrement : 21/01/2019

Retrouvailles virtuelles avec un ami de longue date de La Spirale et rien moins que l'un des piliers de l'underground européen : Dam Von Smock d'Urgence Disk Records, alias Damien Schmocker, pour les intimes.

Homme-orchestre des scènes alternatives, à la fois musicien, photographe, directeur de label de disque, programmateur et organisateur de concerts, tenancier de bar, patron de magasin de disques et plus encore, au mépris de toute rentabilité financière et enrichissement personnel ; sinon que de participer à la survie nocturne et culturelle de l'extrémité occidentale du lac Léman.

L’un de ces personnages occultes, opérant à l’écart des spotlights, auxquels nos villes, nos écosystèmes culturels, nos neurones et nos oreilles doivent tant. Et auxquels La Spirale se réjouit, une fois de plus, de rendre hommage.


Propos recueillis par Laurent Courau.
Photographie de couverture par O.Hong-Soak.


Cliquer ici pour accéder à notre premier entretien sur La Spirale.




Près de quinze années ont passé depuis notre précédent entretien sur La Spirale, une période qui ne t’aura pas vu ralentir en terme d’activité. Bien au contraire, puisque tu as transformé ton magasin de disques en micro-salle de concert à la maxi-programmation, avec en sus des apéritifs, des dîners et des séances de cinéma. Comment t’est venue l’envie de transformer ce lieu aussi réduit que mythique en zone d’hyper-activité ?

Oui, déjà quinze ans, le temps d’organiser presque 2000 événements, de sortir 150 disques, d’avaler les kilomètres en tournée, de travailler pour des bandes-son pour le théâtre et de produire des heures et des heures d’ambiances sonores, que je partage volontiers avec divers performances.

Pour le shop, c’est à partir de 2007 que j’ai commencer à y organiser de petits showcases apéritifs. Et c'est en 2012 que j’ai décidé d’y déplacer l’ensemble de mes lives, jusque-là programmés sur la petite scène du Rez, au début pour des raisons purement économiques, avant de me prendre au jeu.

À partir de la fin 2013, je ne faisais plus partie des programmateurs du Rez de l’Usine. Après vingt-trois années d’activité à 2000%, j’ai du canaliser mon hyper-activité dans ces quelques mètres carrés. J’ai investi dans un système audio qui déchire et proposé une programmation de douze à vingt-cinq dates par mois, suivant mon temps libre

Sans compter que je continue à faire quelques coproductions avec le Rez, la Makhno, le Cabinet, le Zoo, le Spoutnik, L’Écurie et le Bouffon. J’ai aussi pas mal d’affinités avec le Poulpe à Reignier et le Sunset à Martigny.

Là, ça fais cinq années que les concerts sont diffusés en direct sur Facebook et archivés sur notre chaîne Youtube (plus de 2300 vidéos). Mais ça fait beaucoup de chiffres, tout ça. (sourire)

Si des musiciens désireux de se produire à Genève se trouvent parmi nos lecteurs, quelles sont les conditions requises pour se produire dans la « plus petite salle de concert de Suisse, mais la plus active d'Europe » ?

Surtout ne venez pas à Urgence Disk, la bouffe est trop top, le son est d’enfer, les vidéos directs sont regardés depuis les quatre coins du globe, les habitués sont toujours à fond, c’est une très mauvaise idée de venir jouer ici. (sourire)

Je cherche pas à faire absolument des concerts, mais je le fais depuis plus de trente ans. C’est un plan idéal pour des groupes qui se retrouvent avec des jours offs, entre le dimanche et le mercredi. Il n’y a pas d’entrée payante, pas de cachet. Après la formule au chapeau se pratique tout naturellement entre le public et les artistes, les disques, t-shirts et autres objets de propagande se vendent très bien.

J’offre le repas et les boissons. Je m’occupe du son, de la diffusion on-line, de la promotion. Et de l’hébergement, uniquement pour des groupes qui ne dépassent pas plus de deux ou trois personnes sur la route. Ah oui, car ils dorment très souvent à la maison. Après, je fais pas mal de coproductions avec Drone To The Bone, GPS Records et La Teuf, qui se chargent du reste de l’organisation et du logement.

Est-ce que l’on peut te proposer autre chose que des concerts ? Je pense, bien sûr, à des projections de films, à des conférences ou à des signatures de livres ou de fanzines ? À d’autres activités culturelles, toujours en lien, de près ou de loin, avec les cultures alternatives ?

Bien sûr. À Urgence, avant d'avoir du bon matériel de son, il y avait des conférence, des expositions, des vernissages, des diffusions de films et de reportages et ça continue. Souviens-toi de la carte blanche à la Demeure du Chaos en 2015, par exemple. Après, je fais pas mal de coproduction avec le cinéma Spoutnik, comme pour la projection des films The Bastards de Jean-Lou Steinmann et Underground de Delphine Sanchez, ou encore celui sur le studio de Martin Bisi, en présence des cinéastes.

Le constat est tout aussi effrayant du côté du catalogue d’Urgence Disk Records, dont on ne compte (presque) plus les productions. Cent-soixante-dix au compteur, d’après le site officiel du label. Comment s’opère la sélection des projets musicaux que tu décides de publier sur Urgence, la tendance semblant à l’éclectisme ?

C’est bon le cap des 200 sorties est passé, mais il y a beaucoup de coproductions avec d’autres labels sur Genève. J’ai croisé les alliances avec le Pop Club et leurs magnifiques pochettes, mon vieux pote Peg de GPS records et Kakakids, pour les plus réguliers. Aussi avec de nombreux labels européens, mais c’était déjà le cas depuis le début.

J’ai diversifié les styles de musiques. La chanson, le jazz, le hip hop et le punk sont venus côtoyer l’EBM, le dirty blues, l’indus, l’ambient, la synthwave, l’electrodark, le post-rock et le drone, dans notre catalogue.

Mais comme je l’avais déjà dit à un journaliste, ce n’est pas le style de musique qui m’intéresse, mais plus la manière dont les personnes la vivent et l’expriment. Ce n’est pas très important que ce soit parfait ou pas, si l’humain est cool, ça me suffit. Pas besoin d’avoir des virtuoses prétentieux, qui vont te bouffer toute ton énergie, avec leur besoin d’avoir des projecteurs braqués sur eux.

Question éternelle et que l’on nous pose souvent dans le cas de La Spirale, comment fais-tu pour t’en sortir financièrement sur tous ces projets à but non lucratif ? Est-ce que tu as gagné au loto, hérité d’une grande fortune genevoise ? (sourire) Ou est-ce que tu travailles à côté de ces activités, en réinvestissant de l’argent de ta propre poche ?

Franchement ? Je ne sais même pas moi-même. Juste, ne pas se doper. Déjà, tu ne dépense pas pour cette addiction. Je vis difficilement. Je mange avec les groupes, comme ça, ça fait partie des frais d'organisation avec déjà 200 repas d'assurés par année. Et à côté, je fais de la musique et des sonorisations pour le théâtre, des Djs set, des remplacements de dernière minute pour comme technicien de scène.

Je suis aussi mandaté par différentes associations pour gérer leurs événements, trouver des groupes, faire leur son, faire la bouffe, créer leurs affiches et leurs flyers, bosser comme electro ou sur leur comptabilité. Mais c'est bien hard de n'avoir aucun revenu fixe.

Je dois faire des choix, je tire des bière pour sortir des disques et organiser des concerts. C'est très précaire et à la limite du seuil raisonnable. Bref, je fais partie des gens qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, mais je ne rentre dans aucune case, car je n'ai droit à aucune aide. Le RSA en Suisse, il n'y en a pas. Oui, si tu es junkie ou alcoolique, et incapable de te nourrir seul. Là, tu peux avoir de l'aide. Mais bon, je ne sors pas et ne vais jamais au bistro. Je ne mange pas dehors, j'ai la chance de connaître beaucoup de monde et j'ai des accréditations pour le cinéma, le théâtre et les concerts.

Parlons de tes productions musicales, qui ne sont a priori pas en reste dans ton planning surchargé. Avec probablement un peu de retard, j’en suis resté à la sortie de l’excellent Songs For Murnau de Music For The Space, d’après le pionnier allemand du cinéma d’horreur et réalisateur de Nosferatu le vampire. Quels sont les projets sur lesquels tu exerces actuellement tes talents ?

Mes productions, elles dorment. J’ai trois albums terminés dans mes tiroirs, mais je préfère lancer mes billes dans d’autres trous. J’ai plein d’idées qui me traversent l’esprit dès que je fais rien plus de cinq minutes. Les trajet en train m’aident à les coucher sur papier (dans mon l’ordinateur). Partir quelques jours, aussi. J’occupe mes moments de backstage à bosser sur mon ordinateur, pour mettre en place les futures participations et collaborations avec d’autres musiciens bien plus sérieux que moi.

C’est souvent grâce à eux que les disques sortent, comme avec Damian pour Fade & Bak XIII ou avec Garf pour Artmode. J’ai aussi envie de relancer No Noize, l’un de mes premiers projets qui date de 1982. Pile dans l’air du temps, ambiance minimal synth wave. Dans le cas de Music For The Space, un nouveau vinyle devrait arriver pour la fin de l’année 2019. Et pour Artmode, un disque posthume qui devait sortir quatre ans en arrière va quand même voir le jour, vers le mois de juin. Et puis, il y a Bak XIII bossent sur le neuvième opus.

Je me souviens des combats menés par les équipes de l’Usine, jusqu’à faire grève en 2015, contre le magistrat genevois Pierre Maudet et les services administratifs de la Sécurité et de l’Economie. Qu’en est-il aujourd’hui ? Est-ce que les tensions se sont apaisées, avec votre 30e anniversaire qui approche ?

L’Usine constituera toujours un sujet de discussion pour les milieux politiques. Certains tirent la couverture vers eux, d’autres vont l’utiliser comme repoussoir. Si ce n’avait pas été Maudet à ce moment-là, un autre en aurait fait autant. Les interventions de Zappeli se sont avérées bien plus arrogantes.

L’Usine, c’est le chien sans laisse, bien trop malin, qui refuse de manger la pâtée aux somnifères. Mais il nous faut rester sur nos gardes. La moindre fausse note sera utilisée comme prétexte pour nous pointer du doigt, on a pas la chance d’avoir le même carnet d’adresses qu’eux !

Qu’en est-il de Genève, à une échelle plus générale ? Une ville que j’ai eu le plaisir de connaître à la fin des années 1980 à l’époque bénie de l’Îlot 13 et des Philosophes, avant d’y séjourner plus longuement au début des années 2000. Es-tu toujours aussi surpris de l'énergie et du potentiel local à organiser des manifestations publiques et culturelles, dans un but non pas lucratif mais juste festif ?

Genève est un ville magique habitée par des Genevois… tu connais le Genevois ? Celui qui dit qu’il ne se passe jamais rien, qui n’est jamais content et ne bouge jamais pour voir se qu’il se passe. On a cette réputation de merde et c’est mérité. Mais je continue à organiser un maximum de concerts.

Et n’oublions pas nos amis français de Grenoble, d’Annecy et de Lyon, ou de l’ensemble de la côte lémanique suisse, qui se bougent pour passer de folles soirées sur Genève. Il suffit de regarder La Décadanse, le site sur ce que propose l’underground local, pour constater que, même en semaine, il reste un maximum de choses à faire dans cette ville, parfois morte (surtout au niveau des rues basses, le dimanche après midi).

Si je prends du recul, il ne se passait rien durant les années 1980 à Genève. Mais dès l’instant où PTR proposait un concert au Palladium, au Faubourg, au Bouffon ou au Kab, un maximum de personnes se précipitaient. Des hordes de métalleux, de punks, de skins et de néo-romantique pogotaient sur n’importe-quel concert.

À la fin des années 1980, c’est l’ouverture des squats, de maisons de quartier très rocks et surtout de l’Usine. Les premières semaines, c’était tellement plein qu’il était difficile de bouger. Mais ça n’a pas duré. Quelques mois après, on a pu assister à des concerts de L7, de Nirvana, qui jouaient face à une cinquantaine de personnes.

L’ensemble des concerts se soldaient par des discos pour « monsieur tous le monde » Trente ans plus tard, et heureusement pour nous, il y a de nouveaux collectifs. Pleins de petits lieux qui se sont transformés de bars en salles de concert et cafés-théâtres. De nouvelles associations reprennent les baux pour les transformer en vraies petites Usines, à leur sauce.

Et l’Usine est encore là. Un bâtiment qui avait été donné par la droite libérale à la culture alternative pour cinq ans.

Comme je le disais en préambule de cet entretien, notre précédente interview remonte au milieu des années 2000. Comment vois-tu l’époque ? Qu’est-ce qui a changé de ton point de vue au cours des quinze dernières années ?

Mon point de vue reste le même. Je ne sais pas, c’est grave docteur ? Personnellement, je rêve d’une ville avec encore plus de concerts et encore plus de performances. Un peu moins de gros festivals, mais une programmation annuelle ininterrompue ou un festival pluri-culturel qui durerait 365 jours ; chaque édition portant simplement le nom de l’année en cours !

Et je pense à toutes ces institutions qui travaillent bénévolement. Mais qui sont moins reconnues, car elles ne touchent peu ou pas de subventions, et qui font malgré tout vivre cette ville. C’est grâce à tout ce travaille dans l’ombre que nous avons une très belle ville.

Je remercie la ville de Genève pour le prêt à usage du bâtiment de l’Usine car je suis pas sûr qu’elle soit au courant qu’il s’agit d’un lieu unique, qu’il n’en existe pas d’autres avec autant de diversités et ouverts pratiquement tous les jours de l’année.

Question désormais rituelle sur La Spirale, comment vois-tu l’avenir ? À la fois, d’un point de vue général et individuel ? Et qu’est-ce qu’un activiste culturel tel que toi entraperçoit comme solutions ou pistes de solutions pour notre avenir à tous ?

J'ai envie de dire « No Future », mais je serais l'un de ces vieux punks qui aurait dit une grosse connerie, vu que nous sommes encore là, à 60%. Non, je déconne. On vient de me souffler la réponse dans le dos, pendant que j'étais en train de répondre à tes questions.

Je me pose pas vraiment la question. Dans dix ans, j'aurai l'âge de la retraite pour la Suisse. Je n'ai pas de fric de côté, alors je sais déjà que je vais taffer jusqu'à mon dernier souffle. J'ai changé pas mal de mes habitudes alimentaires avec les années, dégoûté du système de consommation et des multinationales qui tiennent l'ensemble des gouvernements dans leurs poches.

Je me demande pourquoi voter, mais je continue à le faire. Je suis pris au piège avec des assurances sociales hors de prix. Et je sais qu'un jour, je devrais partir de la Suisse, si je veux vivre dignement. Pour ce qui est de la culture, je constate malheureusement que le mode underground disparait au profit des institutions subventionnées et sponsorisées. Qui, elles mêmes, ont pris en otage la culture émergente. Ils ne prennent aucun risque, ce qui amène donc moins de découvertes.

Mais il reste heureusement encore quelques bastions qui résistent. De mon côté, je vais continuer comme je l'ai toujours fait.


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