DAMIEN SCHMOCKER« URGENCE DISK »


Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)

Label de disque électronique, organisation de concerts metal, punk et hardcore, publication de fanzines, illustration sonore et musique industrielle...

L'agitation ne connaît pas de frontières et la Suisse n'est pas que le pays du chocolat, de l'horlogerie et des banques comme nous le prouve cette interview de Damien Schmocker de l'Usine de Genève, un des hauts lieux de l'alternative européenne, lancé en 1989 à la grande époque des squats genevois.


Propos recueillis par Laurent Courau.



L'Usine constitue pour ainsi dire ta seconde maison puisque tu t'y occupes du KAB, une salle de concert de 800 places, ainsi que du magasin Urgence Disk. Comment as-tu atterri dans ce lieu au départ et que s'est-il passé pour que tu t'y investisses aussi fortement ?

J'ai commencé en 1989, dès l'ouverture du lieu, comme DJ résident, portier, barman, cuistot et ingénieur du son. Au mois de septembre de cette même année, j'ai intégré l'équipe de programmation avec laquelle j'ai pu exploiter quelques-unes de mes idées comme les scènes libres, le festival Underground (la quatorzième édition aura lieu cette année), le fanzine Info Rock (57 numéros entre 1990 et 1995), l'Electrodark Night, l'Electro-Kitsch Night, un programme commun, des soirées All Styles, les Girls Festivals, etc.

C'est plus qu'une deuxième maison et pendant des années, c'était même devenu ma première femme. Tu vis Usine, tu dors Usine et quand tu te casses en vacances tu penses Usine... Un vrai cercle vicieux...

Outre le magasin déjà mentionné, Urgence Disk est également le nom d'un label de disques lancé en 1999 qui comptera bientôt vingt-cinq productions à son actif, dont des disques des Weathermen, de Zeni Geva et Bak XIII, un de tes projets personnels. Qu'est-ce qui t'a décidé à créer cette structure et quel constat tires-tu de ses cinq premières années d'existence ?

Le label est parti d'une discussion de fin de soirée, une de ces discussions où tu te dis qu'il ne faut rien attendre des autres, que les choses ne viennent pas toutes seules. Alors tu fonces dans le tas avec un maximum de projets. J'aime le côté performance et surprendre le petit monde qui nous entoure. De plus, lorsque tu gères ton propre label, tu gagnes beaucoup de temps dans la sortie d'un disque. Et en bossant dans un lieu culte comme l'Usine, tu rencontres un nombre incroyable de personnes de tous bords. C'est excellent pour évoluer, aller de l'avant et tu n'as pas l'impression de prendre le mauvais train... Le label a vu le jour en même temps qu'Artmode, un projet qui me tient à coeur avec Garf (guitare, basse et harmonica dans le duo). Suite aux sorties du label, nous avons eu pas mal de chroniques en Europe, au Japon et aux Usa. Un peu grâce au net et à ses sites spécialisés. Quelle chance pour nous. Etrangement, tout semble plus humain grâce aux machines qui rapprochent toutes les personnes motivées par les mêmes choses aux quatre coins du globe.

Le quatrième morceau de In Cauda Venenum, le premier album de Bak XIII, s'intitule 80's Are Back Forever. Et il semble effectivement que tes activités de producteur et de musicien soient en partie influencées par la musique électronique des années 80. Qu'est-ce qui t'interpelle dans les sons de cette époque ? Doit-on y voir une forme de nostalgie pour les années où tu mixais sous le nom de Dj Dam ?

J'aime les sonorités des 80's qui sont à fond deuxième degré pour celui qui veut bien l'entendre. C'est un éternel retour aux sources de l'electro-punk-disco. A la fin des années 70 et au début des 80's, le filon était exploité par des groupes comme Krisma, No More ou Trio. Maintenant que c'est de nouveau à la mode, autant en profiter pour ressortir de vieilles plaques de ma collection personnelle pour les balancer en soirée. Pour les noms de DJ, je mixe sous divers pseudonymes comme DamNed, Dam, Baron Von Smock et dernièrement Herr Liebe. Mais en fait, j'aime presque toutes les musiques sur lesquelles on peut faire les cons. Il me reste plus qu'à trouver un lieu pour battre mon record de 1998 à la Chaux de Fond : seize heures de mix non-stop sans jamais mettre deux fois le même titre.

De manière plus générale, qu'est-ce qui t'attire dans les ambiances sombres de la musique industrielle, les rythmiques de la pop synthétique et les nappes inquiétantes d'une certaine forme d'Ambiant ? Comment expliques-tu que tu te sois dirigé vers ce pan de la musique actuelle plutôt qu'un autre ?

Certainement que je n'ai aucune formation de musicien. Je suis plutôt un bidouilleur, un ingénieur du son et un DJ. C'est aussi pour cette raison que je bosse beaucoup pour les autres. La musique industrielle va typiquement dans le sens de mes pensées. J'aime les ambiances glauques, les films sombres, l'image noir et blanche. Je trouve tout cela très esthétique... Et si je peux placer là-dessus quelques mélodies deuxième degré bien kitsch, c'est parfait.

Tes projets musicaux ne se limitent toutefois pas à Bak XIII. Il y a également Artmode, Music For The Space et des collaborations avec des metteurs en scène de théâtre pour lesquels tu réalises des bandes-son. Peux-tu nous parler de ces différentes entités ?

Chaque projet est très différent. Il tient à la coloration de la ou des personnes avec qui je travaille. Pour Bak XIII, c'est avec Damian Weber (Dddmix) avec qui on avait déjà oeuvré dans Fade pendant dix ans. Il y avait aussi l'envie de faire un truc plus dancefloor. Artmode, c'est comme un film sans image, une B.O. profonde aux sonorités très diverses (electro-rock-indus-tribal-ethno-blues). Music For The Space reste très industriel. J'y invite des musiciens de formation classique.

Pour les projets liés au théâtre, c'est plus complexe. Je me mets dans l'ambiance du texte afin de créer un univers sonore spécifique pour chaque pièce. Pour la danse, c'est l'inverse.

Mais bosser reste pour moi un challenge que j'aime relever. Et là, je lance le "Herr Liebe" en live electroclash ou en DJ set. Signalons au passage que tous ces projets sont accompagnés de vidéoclips faits maison. J'avais compilé le tout sur six DVD de deux heures mais revoir certains vieux travaux me fout parfois un peu le bourdon.

Pour en revenir à l'Usine, peux-tu revenir pour ceux qui ne connaissent pas ce lieu sur ce qu'il s'y passe, notamment les concerts et les évènements que tu y organises, et nous expliquer son fonctionnement ?

L'Usine fonctionne comme un petit village, avec ses lois communautaires. C'est un lieu très ambitieux dans lequel gravitent plus de cent personnes actives dans presque tous les domaines. Chaque groupe a un fonctionnement bien à lui avec une gestion qui lui est propre. Il y a un cinéma, un théâtre, une salle de concert de 800 places gérée par deux associations, PTR et le KAB, un bar restaurant galerie avec une salle de concert de 200 places, une salle multiculturelle techno-live-perfo au premier étage, également d'une capacité de 800 places, une galerie d'exposition, un salon de coiffure, un grand studio d'enregistrement (les Forces Motrices), deux home-studios (le Coffre-fort et le T.A.G), un magasin de disque, trois labels de disques (Noise Product, PTR Singles et Urgence Disk Records), un labo photo (Azzuro-Mato), sans oublier les divers ateliers d'art plastique, de danse africaine, de théâtre pour handicapés moteur cérébraux, de vidéo... Et le tout est centralisé par des réunions qui se tiennent tous les lundis pour parler des choses à faire ou à ne plus faire. Cela pourrait paraître très étatique mais ça laisse un grand champ d'actions aux acteurs du quotidien.

De l'étranger, la Suisse donne l'image d'un havre de stabilité et de prospérité, bénéficiant d'une qualité de vie exceptionnelle et tirant profit de l'argent douteux en provenance des quatre coins de la planète qu'il abrite. Est-ce que cette vision correspond toujours à la réalité ?

Argh ! Surtout pas. Le Suisse est un personnage modeste. Cette mauvaise réputation vaut aussi pour la France, l'Allemagne ou la Belgique. Quand tu ouvres un journal, tu ne sais plus ce qui est vrai et ce qui est de l'intox. Dire que la Suisse est le pays du chocolat, des banques et des montres, c'est aussi con que de dire que tous les ricains sont de gros cons fachos. Nous ne pouvons pas être responsables de nos aînés et payer pour leurs fautes. Mais souvent les gens ont souvent la mémoire courte. Parler et cracher sur son voisin reste plus facile que se regarder dans un miroir. Ceci dit, on peut toujours faire de petits trucs pour faire changer l'avenir. Y croire est déjà pas mal. Même si c'est des fois peine perdue (No Future !).

De Yello aux Young Gods, en passant par les débuts de Stéphane Eicher au sein de Grauzone, la scène musicale Suisse a très tôt intégré l'électronique et les synthétiseurs. Comment expliques-tu cette relation particulière entre l'art et la technologie ? Est-ce que ça aurait quelque chose à voir avec des traditions technologiques suisses de pointe telle que l'horlogerie ou plus récemment l'industrie pharmaceutique ?

Cela vient plus d'une recherche de notre propre identité. Dans le système d'éducation suisse, on te ment avec plein de clichés sur la beauté, alors chaque personne va au plus profond de sa propre réalité, avec ses rêves ou ses cauchemars et quand c'est bien fait, ça porte ses fruits !

Pour ce qui est des groupes cités, ce sont des personnes intègres et passionnées de sons et de créations visuelles. Elles ont intégré toutes sortes de cultures musicales, venant aussi bien de leurs origines, qui souvent ne sont pas suisses, que de leurs nombreux voyages à l'étranger. J'aime bien le parcours de ces trois exemples. Tu ne pouvais pas mieux choisir. Ils sont arrivés à la perfection de leur art sans jamais se soucier que cela plaise ou non. C'est peut-être encore plus vrai pour les Young Gods qui restent à mon goût le top de l'underground helvétique et qui n'ont pas fini de nous surprendre.

De Genève, on connaît surtout les Young Gods. Outre tes projets personnels, quels sont les autres artistes locaux (musiciens ou autres) sur lesquels tu aimerais attirer notre attention ?

C'est vaste et il y a plein d'autres styles que l'electro. Ca va du hardcore de Préjudice au rock de Macadam Pale Horses, du metal de Nostromo à la lourdeur de Knut, de la chanson de Polar aux excentricités de Der Klang, de l'électronique de Diffuse et mélodie au dirty blues d'Hell's Kitchen. Sans oublier Shora, Brazen, 7 Tone et des label comme Mental Groove et Hannibal Records !

Depuis quelques temps, on entend de plus en plus parler de fermetures de squats et d'un durcissement de la position des autorités Suisses. Que penses-tu de l'évolution de la scène alternative romande durant ces dernières années et comment vois-tu son futur ?

C'est plus lié à la politique qu'à la culture alternative. A l'époque de l'ouverture de l'Usine, un grand nombre de squats étaient en place avec leur propre programmation comme I'Îlot 13 (hardcore et punk-rock), La Cave 12 (expérimental), le Garage (punk-ska et théâtre), Le Goulet (reggae et hip-hop), La Tour (punk et hardcore). Ceci dit, lorsque la ville appartient aux promoteurs immobiliers genevois et à leurs proches cousins du parlement, il est difficile de faire le point. Mais on ne va pas se plaindre. Il y a beaucoup de villes européennes d'une taille supérieure où il n'y a même pas le dixième de la vie culturelle genevoise. Et je reste toujours assez surpris de l'énergie et du potentiel local à organiser des manifestations publiques et culturelles, dans un but non pas lucratif mais juste festif. Et c'est là que l'on marque peut-être un point dans l'esprit des gens...

Après plus de vingt-cinq années d'activisme sonique, est-ce qu'il ne t'arrive pas de rêver d'un joli bureau dans une banque genevoise, d'un costume trois pièces et du salaire qui irait avec ? Où trouves-tu la motivation pour encore et toujours enchaîner sur de nouveaux projets ?

Ma liberté n'a pas de prix. Je suis ma propre prison et je n'ai pas trop envie de revenir dans le moule de ma profession de base qui était celle de commercial ! Ma motivation, je la trouve dans le sourire d'une personne qui a passé une bonne soirée, lorsque je suis invité pour un séjour chez un musicien avec qui on a fait la fête après un concert, en voyant que j'ai pu collaborer avec des personnes comme Kazuyuki K.NULL du Japon (Zeni Geva), Mark Pistel de San Francisco (Consolidated) et JM Lederman de Belgique (The Weathermen) grâce à la musique. Cela me motive encore plus et ça m'apprend beaucoup sur la vie. Mais j'ai quand même une vie en dehors de l'Usine, un petit garçon de dix ans (Loan) et j'ai relégué l'Usine à la troisième place dans ma vie pour passer plus de temps avec ma compagne et amie au travers de nos loisirs et de nos voyages. Même s'il y a toujours une petite mélodie sans concessions qui nous trotte dans la tête... Pas Vrai ?

Allez, respect à la Spirale et à très bientôt !


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Titre : DAMIEN SCHMOCKER« URGENCE DISK »
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Genre : Interview
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Damien Schmocker - Une interview tirée des archives de La Spirale.

A propos de La Spirale : Née au début des années 90 de la découverte de la vague techno-industrielle et du mouvement cyberpunk, une mouvance qui associait déjà les technologies de pointe aux contre-cultures les plus déjantées, cette lettre d'information tirée à 3000 exemplaires, était distribuée gratuitement à travers un réseau de lieux alternatifs francophones. Sa transposition sur le Web s'est faite en 1995 et le site n'a depuis lors cessé de se développer pour réunir plusieurs centaines de pages d'articles, d'interviews et d'expositions consacrées à tout ce qui sévit du côté obscur de la culture populaire contemporaine: guérilla médiatique, art numérique, piratage informatique, cinéma indépendant, littérature fantastique et de science-fiction, photographie fétichiste, musiques électroniques, modifications corporelles et autres conspirations extra-terrestres.

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