NICOLAS NOVA « VERS UNE NOUVELLE NARRATION DU 21E SIÈCLE ? »
Enregistrement : 24/04/2019
Mise en ligne : 24/04/2019
Cette fois-ci autour de ses nouveaux projets, de l'atmosphère apocalyptique qui prédomine en ces temps troublés et de la nécessité de proposer de nouvelles narrations, ainsi bien sûr que de nouveaux imaginaires pour le 21e siècle. Un entretien aussi court que passionnant, axé sur l'essentiel, à savoir notre rapport à la réalité et l'importance du récit.
Pour les fétichistes du support papier, des extraits de nos deux entretiens avec Nicolas Nova seront proposés dans le second numéro de la revue Mutation, à paraître d'ici quelques semaines.
Propos recueillis par Laurent Courau.
Photographie de couverture par Julian Bleecker.
Sur l'association entre les termes « futurs » et « technologies », il me semble que l'on a peu bougé, vu l'inertie de ces monolithes techniques que sont l'intelligence artificielle, la réalité virtuelle, la volonté de tout passer à la sauce « smart », des villes aux bâtiments, en passant par les objets. Là-dessus, je ne vois guère de changement, comme s'il s'agissait plus d'une persistance d'imaginaires passés de la vitesse, de la délégation du maximum de choses aux machines (de notre cognition aux tâches qui nous ennuient), de la grosse machinerie, au fond.
Par contre, je relève une explosion d'imaginaires multiples, produits par des groupes de personnes antérieurement minorisés ou invisibilisés. Je pense en particulier à l'ébullition autour de l'afrofuturisme (cf. l'exposition monumentale actuelle au ZKM de Karlsruhe) ou à la création queer/trans dans des domaines aussi divers que le jeu vidéo indépendant, la science-fiction ou le new media art.
En parallèle de tout cela, il me semble aussi que les imaginaires de chacun sont de plus en plus disjoints. Comme si les représentations que nous construisons et que nous mobilisons dans nos conversations quotidiennes, ou dans la sphère professionnelle, relevaient plus d'une bulle dans laquelle nous nous enfermons. Comme s'il y avait un conflit croissant de représentations, et l'on s'en rend compte au travers de ces accusations de « fake news » ou d'« alternative facts » qui sont faites à ceux qui ont souci d'objectivité dans ce bas-monde !
De même, tout un bataillon de technologies nouvelles semblent venir renforcer ces courants ; pensons aux techniques de type deepfakes qui permettent de faire dire n'importe quoi à n'importe qui. Des possibilités qui vont être employées de plus en plus dans des conflits asymétriques, pour semer le trouble et induire de la confusion. On a donc un imaginaire du faux qui se met en branle et qui me semble redoutable.
En réaction à cela, à cette affirmation d'un côté obscur croissant des objets techniques, je repère du coup le retournement des cultures numériques vers une espèce de nostalgie passée (« le web c'était mieux avant », « retrouver la culture internet des années 1990 ») dans des conférences, des évènements culturels ou dans le débat public. Une nostalgie qui est d'ailleurs une relecture simpliste du passé, mais qui sert à ressouder des communautés d'activistes, de créatifs ou d'intellectuels peu à l'aise avec l'état actuel des choses.
Au fond, tout ces phénomènes existaient dans une certaine mesure à l'époque où j'écrivais le livre (et avant !), mais cela commence à prendre une proportion croissante.
Dérèglement climatique, hystérie des foules connectées, montée des populismes, hyper-financiarisation de l’économie. As-tu le sentiment que les artistes, les auteurs et les créatifs - au sens le plus large du terme - que tu suis et avec lesquels tu échanges s’emparent suffisamment de ces sujets ? Et si c’est le cas, peux-tu nous diriger vers des créations qui te semblent pertinentes ?
Il me semble que oui, et que ce sont des thèmes qui intéressent tout autant mes étudiant.e.s que les artistes/designers/architectes que je suis, ici et là. Les premiers auxquels je pense sont le collectif Disnovation, avec entre autres Nicolas Maigret et Maria Roszkowska qui me semblent aussi très pertinents à ce sujet. Sur la financiarisation, je trouve le travail de RYBN tout simplement passionnant. Un autre exemple d'artiste qui est passé d'une critique de la technique ou de la surveillance, c'est Julian Olivier qui travaille aujourd'hui sur les enjeux liés à l'Anthropocène, avec d'ailleurs une férocité indéniable. Dans un autre registre, j'adore tout ce que produit François Knoetze, un artiste sud-africain brillant, mais aussi les amis de Superflux ou les designers M. Burton & M. Nitta ; tout ce petit monde explorant comment co-exister avec les catastrophes actuelles.
En-dehors du champ artistique, mais dans la production intellectuelle, je recommande tout particulièrement le prochain livre de An Xiao Mina, qui travaille sur l'instrumentalisation politique des mèmes sur internet. Sur la question de l'effondrement, les textes de l'anthropologue Anna Tsing (Arts of Living on a Damaged Planet, The Mushroom at the End of the World) me semblent fondamentaux. Et j'apprécie beaucoup les enquêtes récente de Baptiste Morizot sur le monde animal, ou dans le registre fictionnel, la façon dont Sabrina Calvo produit une forme de néo-rétro cyberpunk aussi combatif que riche.
Au-delà des questions bien réelles qui concernent notre actuelle période de transition, je m’interroge presque plus sur la perception que nous en avons et ce qu’elle induit. Selon toi, quelles seraient les pistes pour sortir du piège de la dialectique dramatique, sinon apocalyptique, dans laquelle nous paraissons souvent emprisonnés ? Pour nous focaliser sur les solutions plutôt que sur les problèmes ? Pour ne prendre que cet exemple, le solarpunk ne semble pas passionner les amateurs de science-fiction, au-delà de petits cercles d’aficionados.
Premièrement, un point essentiel à mon sens, consiste à tenir compte du fait que tout n'était pas rose dans le passé. Les craintes et problèmes décrits dans les récits dystopiques, économiques, environnementaux ou technologiques en particulier, ont en partie existé en-dehors du monde occidental : pollution des sols avec des matériaux synthétiques, canicules, pénurie d'eau, surveillance tyrannique... Ce qui est nouveau pour nous, Européens ou Nord-américains, ne l'est pas forcément ailleurs. Et, même si la période actuelle semble grave et difficile dans nos contrées, je ne crois pas qu'il faille idéaliser le passé ; les massacres du 20e siècle en atteste. Ce constat ne nous aide pas forcément beaucoup à première vue, mais il est d'importance et doit nous inciter à faire face à l'avenir avec une lucidité qui soit à la fois factuelle (pour ne pas rester dans sa bulle de représentation) et collective (afin de considérer d'autres vies que les nôtres).
Pratiquement, étant donné les multiples catastrophes (sociales, environnementales, politiques), je crois important d'explorer les multiples manières de co-exister avec celles-ci. Et cela, historiquement et anthropologiquement. Historiquement, car il existe d'autres manières de vivre à d'autres époques qui peuvent nous fournir des postes. Anthropologiquement, car d'autres cultures et sociétés s'y confrontent aussi. C'est là où le texte de Anna Tsing sur les cultivateurs de champignons dans les forêts abîmées de l'Oregon me semble pertinent, en ce qu'il désigne des pratiques et des manières de faire intéressantes.
On pourrait me rétorquer qu'il faut faire ralentir, atténuer ces catastrophes, les éradiquer à la base, par exemple en nous débarrassant le plus rapidement possible des énergies fossiles ou des objets techniques contemporains. Mais je ne suis pas sûr que ce soit si faisable ou efficace. Sans minorer ces nécessités, j'aurai tendance à penser qu'il vaut mieux d'abord construire des modes de co-existence, et que le reste viendra après. Qu'il faut d'abord construire des moyens de conceptualiser ces modalités. D'où l'intérêt de la fiction, des travaux artistiques ou des textes de sciences humaines et sociales dans cette affaire, pour faire évoluer nos représentations. Et in fine, faire évoluer nos manières de concevoir les objets techniques ou les politiques publiques.
Plus spécifiquement, cette construction des modes de co-existence pourrait reposer sur deux principes. Primo, le fait de ne plus tabler sur une abondance matérielle et la logique extractiviste de minerai ou d'exploitation de l'environnement qui lui correspond, puisqu'elle on voit bien factuellement qu'elle pose problème. Deuxio, il ne s'agit pas rejeter les sciences et les techniques à tout prix, puisque celles-ci peuvent nous fournir des moyens singuliers et pertinents de bâtir une relation nouvelle à notre environnement ; en resituant les technologies comme un moyen et non comme une fin. C'est ni plus ni moins que l'idée de progrès qui est à réinventer, d'où le besoin de récits qui peuvent lui être associés.
Parlons un peu, si tu le veux bien, de ton nouveau projet passionnant sur les magasins de smartphone, sur lesquels tu prépares un livre. Pour avoir vécu un temps au-dessus de l’une de ces fameuses boutiques du cours Gambetta à Lyon, je ne peux qu’adhérer. Comment abordes-tu cette thématique, qui m’évoque à la fois le documentaire, la sociologie, la science-fiction, voire même la créolisation du monde, que tu évoquais déjà dans ton livre sur le reggae 8-bits.
Avec ce thème de recherche, ce terrain d'enquête ethnographique, mon objectif était d'abord de prendre le contrepied des lieux d'innovation classiques. Lorsque l'on parle de technologies et d'innovation, la réaction primaire chez beaucoup consiste à se représenter la Silicon Valley et ses entrepreneurs. Or, dans mon imaginaire, c'est certes la Bay Area, mais ce sont aussi d'autres lieux plus étranges et invisibilisés, comme les magasins de réparation de smartphones, et plus spécifiquement ceux qui ne sont pas affiliés aux grandes marques.
Ma curiosité m'a amené à passer du temps dans ces espaces, à Marseille, Lyon, Genève ou Los Angeles et ce que j'y ai vu m'a donné envie de m'y pencher plus en détail. Une hypothèse qui s'est rapidement confirmée consiste à les prendre, non pas comme des lieux exclusivement de réparation rapide, mais davantage comme des endroits très riches en interaction sociale, où des conseils sont prodigués sur comment améliorer la durabilité des smartphones, comment mieux les utiliser, comment les rendre plus robustes, et globalement comment construire un lien différent avec nos objets techniques. Mon intuition dans ce projet repose sur l'idée que tout cela concerne le smartphone actuellement, mais pourrait valoir pour une multitude d'objets techniques demain (comme on peut s'en rendre compte dans ce court métrage spéculatif nommé The Teacher of Algorithm : https://vimeo.com/125768041).
Une seconde motivation consistait aussi à me pencher sur cette révolution de la fabrication, dont on nous parlait dans les médias depuis dix ans, de comparer les lieux de type hackerspace/fab labs avec ces magasins. L'idée était pour moi de comprendre comment des objets qui n'étaient pas censés être réparés (ou réparables) l'étaient tout de même. Soit, en gros, comment des gens arrivaient par eux-mêmes, et avec leur réseau, à construire un savoir tactique et complexe sur ces objets
Sur la base d'une enquête ethnographique, nous produisons avec ma collaboratrice Anaïs Bloch tout un ensemble de choses issues de notre travail d'analyse: un blog (https://head.hesge.ch/mobilerepaircultures/), une série de fanzines, un livre croisant analyses et bande-dessinées, proposant un portrait des réparateurs, des podcasts de conférences, etc. Une seconde partie visera ensuite à proposer des scénarios spéculatifs imaginant le futur de ces situations de réparation, ou comment nos objets techniques pourraient évoluer en fonction de nos trouvailles.
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