LUKAS ZPIRA - ONANISME MANU MILITARI 3


Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)

Figure bien connue des habitués de La Spirale, Lukas Zpira revient parmi nous à l'occasion de la sortie imminente d'Onanisme Manu Militari 2, son premier livre annoncé pour le mois de mai 2005 chez Hors Editions. Plus qu'une simple égographie, ce livre propose un regard multiple et des points de vue parfois opposés sur la démarche du fondateur de feu Body Art au travers de la participation d'une quinzaine d'artistes et d'observateurs des mutations sociologiques et culturelles de notre temps, parmi lesquels on peut citer Philippe Liotard, David Le Breton, Ryoichi Maeda, Maxence Grugier, Erick D. Panavières alias Edp+, Gnom et bien d'autres dont votre serviteur qui a notamment eu l'honneur d'en rédiger la préface.

Propos recueillis par Laurent Courau.


Commençons par parler de ce titre étrange Onanisme Manu Militari 2. Quelle en est l'origine et que signifie-t-il ?

« On » me reproche souvent d'avoir une trop grande gueule, de me la raconter un peu trop, en gros de faire de la branlette (onanisme)? Disons que j'ai la prétention d'être suffisamment équipé pour le faire, d'où le « manu militari ». Ensuite « 2 », c'est parce que comme cela l'indique, il y a quelque part un « 1 ». Ce livre est en fait le deuxième morceau de ma trilogie artistique. La première a les mots pour medium, la seconde a le corps et la troisième a des supports graphiques tels que la toile ou (vu que 90 % de mes oeuvre peintes ont brûlées) plus certainement la photographie. En fait, il y a eu deux premières parties. Une première tirée à trente exemplaires en 1993 et l'autre tirée à vingt-trois exemplaires en 2002. Elles sont différentes l'une de l'autre, mais elles sont complémentaires.
Mon éditeur a décidé de tirer à 3000 exemplaires worldwide. Le livre est bilingue, français et anglais. Et il comporte en plus des annotations en japonais. Deux cent cinquante exemplaires constitueront le tirage de tête. Ils seront signés, numérotés et accompagnés d'un DVD ainsi que d'un tirage limité d'une des photos que j'ai réalisées. J'aime le côté collector.

Ce livre se présente comme un recueil de textes et d'images qui sont dans la plupart des cas, pour ces dernières, le fruit de collaborations avec des graphistes et des photographes. Qu'est-ce qui t'a amené à enclencher ce processus de collaboration et pourquoi ne pas t'être simplement arrêté à présenter tes textes et ton travail de photographe ?

La dernière des choses que je voulais, c'était de sombrer dans une espèce de pseudo autobiographie qui n'aurait pas eu d'autres avantages que de flatter mon ego et aurait desservi le sujet. Je ne voulais pas non plus faire une espèce de catalogue des modifications corporelles possibles. Cela aurait été inutile, pathétique et burlesque (comme dirait Baudrillard) et rapidement obsolète. Il y a un véritable parti pris graphique qui m'a amené à faire le tri et à ne présenter qu'une certaine facette de mon travail, au travers de divers « filtres » artistiques, amenant chacun une interprétation différente, voire divergente. Je voulais casser les repères, supprimer la façon logique dont sont habituellement montrées les oeuvres et placer le sujet au-delà de l'à priori qu'il suscite. L'intérêt était vraiment d'essayer de trouver le moyen d'amener le lecteur à explorer ce livre à différents niveaux.

Human Game, Gnom, David Le Breton, Nihilist Noise, Edp Infected, Maxence Grugier, etc. Peux-tu nous dire quelques mots sur les personnes qui ont participé à Onanisme Manu Militari 2 ?

On pourrait écrire un livre là-dessus ! (rires)

J'ai une véritable passion pour l'art, les artistes et les gens qui ont véritablement quelque chose à dire. Même si parfois, cela ne va pas dans mon sens. Je voulais de l'harmonie, pas un consensus.

Je n'ai osé commencer à montrer mon travail qu'à partir de 1997, après ma rencontre avec Gnom qui l'a documenté pendant presque cinq ans. Je lui dois énormément. C'est un très grand artiste, mais aussi un maître et une source d'inspiration pour moi. C'est grâce à lui que je me suis remis à la photographie.

J'avais proposé à EDP+ de faire une exposition à la Faktory pendant ART-KOR.00. J'avais eu un véritable coup de foudre pour son travail que j'avais d'ailleurs découvert dans La Spirale (!). L'exposition qu'il avait présentée était top niveau. Le gars était un pur pro et en plus il est super cool. On a tout de suite accroché. L'idée de faire quelque chose ensemble est venue de manière très naturelle. Au départ le deal c'était de faire vingt images. On doit en être à cinquante !

Human Game fait parti de ces artistes complètement impliqués dans leur univers et qui sont prêt à bosser des jours entiers sur une oeuvre et à la foutre à la fin à la poubelle parce qu'il pense que c'est une merde. Je l'ai rencontré par hasard à Toronto l'année dernière mais je n'ai vraiment découvert son travail que via le net. Réussir à avoir ces dix images de lui a constitué un véritable exploit !

Nihilist Noise faisait des images pour mes potes de la Freak Family à Aix-en-provence. J'appréciais son travail et j'étais curieux de voir ce qu'il pouvait sortir. Il a été à la hauteur. J'ai fait d'autres expériences similaires qui ont été beaucoup moins concluantes et j'ai décidé de ne pas garder ces images.

Quant à Laurent Courau ne fait-il pas partie de ces personnages incontournables de la scène alternative de ce début de siècle !?

Pour ce qui est des textes, ça s'est aussi fait assez naturellement.

J'avais déjà fait intervenir Maxence Grugier, David le Breton et Philippe Liotard lors de ART-KOR.00. Maxence était le rédacteur en chef de Cyber Zone, un excellent magazine trop pointu pour survivre. On est toujours resté en contact et assez proches. Il suit mon travail et je suis le sien. Il fait partie de ces gens qui ont toujours quelque chose d'intéressant à dire.

Le travail de David Le Breton a été essentiel pour moi, notamment avec son Anthropologie de la douleur qui m'a permis de comprendre énormément de choses. Je ne peux que penser du bien de lui et de son travail, même si je suis souvent en désaccord avec ses propos, notamment avec ce qu'il a écrit pour mon livre ainsi que dans Modifications Corporelles paru chez Quasimodo. Mais il pose une base de débat intéressante.

Philippe Liotard est LE spécialiste français des modifications corporelles, d'un point de vue sociologique. C'est de plus un véritable « homme de terrain », proche de Ron Athey. Il est également un des seuls à avoir vraiment compris le travail de Bob Flanagan ! Et ça, ça mérite une médaille !

Ryoichi Maeda est un explorateur ! Il a commencé par faire des articles sur le tatouage en voyageant partout dans le monde. Il a ensuite découvert les bodmods qu'il a fait connaître au Japon. Il a également édité les premiers livres sur le sujet dans ce pays. C'est lui qui m'a aidé à m'implanter et à me faire connaître là-bas. Il est également à l'origine de la réflexion qui m'a amené à développer le concept du body hactivism. Incontournable donc.

J'ai aussi donné une grande liberté de travail à Pierre Gille, qui a assuré la maquette du livre et retouché quelques images. C'est un vrai passionné avec qui c'est un vrai plaisir de travailler. J'avais fait les photos du premier album de son groupe, Life Kit, ainsi que celles de l'album à venir et c'est lui qui a réalisé le site de Satomi.

Rajoute là-dessus Cyril, mon éditeur, qui m'a accordé une confiance sans limites, me laissant diriger l'ensemble sans jamais essayer d'intervenir, me laissant même négocier avec l'imprimeur (qui est aussi un ami) le format du livre, le papier sur lequel il serait imprimé, etc. Et Satomi qui a fait toutes les traductions... la Dream Team. Difficile de ne pas être satisfait !

En parlant d'art et d'artistes, tes proches connaissent ton intérêt pour les bandes dessinées dont tu as été un grand collectionneur. Quelque part, tu ne déparerais pas sur les planches d'un comics des éditions Marvel entre Blade, Le Punisher et X-Men... voire dans un épisode de Ranxerox, le robot déchaîné de Liberatore. Dans quelle mesure est-ce que les comics et la science-fiction ont influencé ta démarche ?

Il est certain que « Lukas Zpira » n'existerait pas sans le Ranxerox de Liberatore, le Dark Knight de Frank Miller et la trilogie Nikopol de Bilal. Je laisse le soin aux analystes d'analyser ! La bande dessinée a influencé la naissance de ma démarche, beaucoup plus que les autres supports artistiques, même si une bonne pointe de surréalisme est venue se glisser dedans. A l'origine je voulais d'ailleurs plus que tout faire de la bande dessinée, scénario et dessins. J'étais malheureusement assez moyen en dessin et l'arrivée du trop talentueux Liberatore a fini de me décider à trouver un autre medium. Je me suis donc tourné un peu plus tard vers la peinture, les installations, puis vers le body art. Tu sais, Andy Warhol voulait être danseur de claquette !

Pour enchaîner sur les rapports que tu entretiens avec certains univers fantasmatiques, il me semble qu'une part importante de ton travail se situe précisément sur la frontière qui sépare la fiction de la réalité. Comme si tu t'efforçais de plier la réalité consensuelle pour la conformer aux exigences de ton imaginaire. Est-ce que tu es d'accord ?

Comme je te le disais, j'ai été assez proche de la pensée surréaliste, ce qui m'a très tôt amené à remettre en cause ce que l'on définit comme étant la réalité. J'ai rapidement été convaincu qu'elle n'est qu'un consensus dont on est libre de sortir. Le tout étant d'en être conscient. Dit comme ça en deux phrases, ça peut paraître un peu délirant mais il suffit de s'intéresser un peu à la physique quantique pour s'apercevoir que tout cela a un sens. Il y a quelques années, Maxence Grugier m'a également fait découvrir la théorie des cordes qui fait le lien entre la physique quantique et la théorie de la relativité. Tout ça pour dire que je ne pense pas qu'il y ait vraiment de frontière entre l'imaginaire et la réalité. Boris Vian disait déjà : « Cette histoire existe puisque je l'ai inventée de toutes pièces. » J'essaie juste d'inventer la mienne plutôt que de laisser à d'autres le soin de le faire à ma place.

D'un point de vue général, comment expliques-tu que le corps soit devenu à ce point l'objet de toutes les attentions dans la société contemporaine ? On pourrait relier ce phénomène à la fin des utopies, au sentiment d'impuissance que nos concitoyens peuvent éprouver face à un monde dominé par des flux monétaires et décisionnaires qui échappent à tout contrôle. A défaut d'espérer encore pouvoir changer le monde, on modifierait son corps et son environnement immédiat? Ce qui constituerait une forme de repli sur soi...

Il y a certes un repli sur soi, mais j'aimerais à croire que c'est pour enfin se rendre compte qu'il existe au moins un univers dont nous sommes incontestablement les dieux : notre corps. C'est un univers fascinant et complexe dont nous ne cherchons que très rarement à prendre le contrôle ou tout simplement à appréhender consciemment. Et pourtant, qu'en faisons-nous si ce n'est bien souvent de le laisser partir à la dérive ? Comment peut-on, à partir de ce simple constat, s'étonner que si un dieu existe quelque part il en fasse de même de notre univers !? Le corps est le siège de la conscience, dans tous les sens du terme.

Pour poursuivre sur ces thèmes, qui sont selon toi les grands révolutionnaires contemporains ?

Artistiquement parlant ?! Ceux qui avancent pour autre chose que pour gagner de l'argent, même si parfois (et c'est tant mieux) ils arrivent à en gagner. Ils sont rares. Je pense que des choses très intéressantes vont émerger dans les pays de l'est, car ce sont des endroits où les gens n'ont rien à perdre et beaucoup de choses à dire après des années de censure. Mais la seule certitude, c'est que les révolutionnaires ne sont pas dans les galeries d'art contemporain à bouffer des petits fours. Il y a heureusement quelques artistes intéressants, toutes disciplines confondues. En faire la liste serait un peu réducteur et partial. Mais j'admire ce qui a trait au génie. Disons en vrac que des personnes comme Gaspar Noé, Iñárritu ou David Lynch pour le cinéma, Saul Williams, Phil de Von Magnet et Bjork dans la musique, Miura Etsuko, Matthew Barney, Edp+, George Rousse et Stelarc pour les arts plastiques, Floria Sigismondi, David Nebreda, Joel Peter Witkins pour la photographie, Maurice Dantec ou Arthur Kroker en littérature et quelques autres que j'oublie ont su toucher ma sensibilité. En matière de révolution, tu n'es pas mal non plus... mais comme je l'ai dit, tout cela est partial.

Lors de l'interview que nous avions réalisée au printemps 2004 autour du Body Hacktivisme, tu faisais référence à la génération des années 80 qui criait « No Future » dans la rue. Quelle a été l'influence du mouvement punk sur ta vie et ta démarche ?

Parmi les survivants du mouvement punk, ceux qui on su se reconvertir sans se vendre ont donné naissance à la plupart des réseaux indépendants actuels. Le punk, c'est l'essence de la rue. Le tout était de lui survivre et surtout d'en sortir. J'ai été émancipé à l'âge de seize ans parce que mes parents n'arrivaient plus à me gérer. J'y ai passé dix ans de ma vie. Comme quelques-uns, j'ai échappé aux overdoses, au suicide et au sida pour trouver quelques espoirs dans la techno, version free-party. Le problème, c'est que tout ça a assez vite commencé à tourner en rond, que les pieds dans la boue tu n'avance pas trop vite et que la visière des casquettes bouche quand même pas mal l'horizon. Et puis il y avait encore le problème de la came. Ca ouvre certainement quelques portes à petite dose, mais ça crée des prisons mentales quasi inviolables. C'est marrant de voir que quand tu en sors, on te considère comme un traître.
J'ai pris une bonne baffe et j'ai perdu beaucoup « d'amis ». Mais le calcul a été vite fait. Dix ans dans la came où j'ai vu s'enfoncer ou crever certains de mes meilleurs potes, plus quatre années sous le cocktail coke-ecstasy-trips, ça faisait lourd. Ma fille commençait à avoir l'âge de comprendre ce qu'il se passait et j'étais allé suffisamment loin dans ma démarche pour sentir le besoin de passer à autre chose, pour que tout ça soit réellement cohérent. Je n'ai jamais parlé de tout ça et n'ai jamais cherché à le mettre en avant, genre ancien combattant, mais ça me fait chier quand je vois dans le milieu des bodmods qu'il y a beaucoup de gens qui ont encore le nez dedans. Ca me fait mal. Ils n'ont rien compris. La came, c'est un truc de looser. C'est l'élément par lequel on accepte de donner le contrôle de nous-mêmes à un élément extérieur. C'est l'antithèse d'une démarche de reconstruction.
Le punk m'a appris à ne pas avoir peur de la rue, à ne pas avoir peur de tout perdre, parce que de toute façon ce que j'ai vécu depuis 1995, je n'aurais même pas eu assez d'imagination pour le rêver dix ans plus tôt. Le punk m'a aussi permis de comprendre ce que voulais dire Nietzsche lorsqu'il affirmait que « dans le chaos, l'ordre est déjà présent ».

Body Art, le studio de modifications corporelles que tu avais ouvert en 1995, a fermé ses portes en décembre dernier. Qu'est-ce qui a motivé cette décision ? Et quel est le futur de ce lieu puisque tu annonçais dans ton communiqué qu'il continuera à se passer des choses dans ses murs ?

Je ne me voyais pas finir petit commerçant. Le piercing est devenu un business comme les autres, sans plus rien vraiment de subversif. Je n'ai jamais cherché la provocation gratuite, mais toujours à faire avancer les choses. Là, d'un seul coup, on se retrouve à jouer de la concurrence avec des esthéticiennes reconverties, avec des chaînes de magasin de bijoux fantaisie ou des marchands de sac à main? Il était temps de bouger. C'est clair que financièrement, c'était une idée assez stupide parce que même si j'arrive à bosser assez bien à côté, c'était une sacrée sécurité. Mais je ne regrette pas mon choix.
J'ai décidé de garder le local afin de pouvoir continuer à y bosser sur rendez vous et surtout pour le remettre sur sa véritable orbite? celle d'un lieu ouvert aux expos et aux performances. Surtout ouvert vers l'extérieur, vers d'autres courants, parce que dans la bodmod, on commence à constater les ravages de la consanguinité. J'ai donc lancé l'idée d'un collectif informel. La première rencontre a eu lieu le 15 janvier 2005 autour d'une expo d'EDP+ et d'une performance de Satomi et de "HardCore" Philippe. C'était très prometteur. En tout cas, ça ouvre de nouvelles portes en nous permettant de ne pas complètement fermer les nôtres.

Body Art aurait fêté son dixième anniversaire cette année. En France, ça te place dans la catégorie des grands anciens, aux côtés de gens comme Olivier et Emma qui firent les beaux jours de Tribal Act. Est-ce que tu sens la présence d'une relève, d'une nouvelle génération qui serait prête à poursuivre votre travail en repoussant à son tour les limites de ce qu'il est possible de faire ?

Il y a bien de nouvelles personnes qui arrivent, dont certaines à n'en pas douter ont une qualité de travail honorable. Mais je ne vois rien de neuf à l'horizon. Ce qui est fait par beaucoup de gens aujourd'hui répète ce qui a déjà été réalisé par certains quelques années en arrière, rien de plus. J'attends avec impatience de voir des jeunes énervés mettre sérieusement les pieds dans le plat en arrivant avec de véritables créations. Mais je pense qu'il va falloir attendre quelques années. Ce que nous faisons maintenant et qui reste perçu comme du fantasme par les plus de trente ans fait partie de la réalité des mômes de quatorze ans. Ajoute à ça qu'ils baignent dans un monde virtuel où il n'y a pratiquement plus de frontières entre le réel et l'imaginaire? prometteur. Mais je ne pense pas que les vrais changement viendront du milieu des bodmods « classiques » si je puis dire, car il est un peu trop autophage et déjà enfermé dans ses certitudes et ses guéguerres. Par contre, Stelarc m'a mis en relation avec certains de ses élèves qui bossent sur des projets plus délirants, même s'ils restent symboliques. Je pense qu'il y a aussi quelques fans de Kevin Warwick qui doivent commencer à imaginer notre futur. Je bosse également sur un nouveau type d'implant et j'ai entendu parler de culture d'os, des os qu'il serait possible de former à volonté pour ensuite les réimplanter. C'est une boite anglaise qui développe ça.

Nous n'avons que très peu abordé un aspect aujourd'hui important de ton travail : la photographie. Au départ, on sentait l'influence de Gnom au travers de l'utilisation des pinceaux de lumière mais depuis ça a beaucoup évolué. Est-ce que tu peux nous en toucher un mot ?

La photo m'a permis de revenir à une forme de travail graphique plus proche de la peinture dans son aspect et dans son travail de composition. Gnom en a été l'instigateur et mon travail a longtemps été imprégné de son influence. C'est d'ailleurs pour cette raison que je n'ai sorti mes travaux qu'au bout de deux ans et que je ne montre pas trop mes premières photos, même si celles-ci me plaisent beaucoup. J'ai depuis développé un style plus personnel et un peu plus dur qui me correspond mieux. J'utilise d'ailleurs de plus en plus les lumières ambiantes des nuits urbaines et les dérivés de ton dus à l'utilisation d'un appareil numérique. Ces appareils ont en effet encore beaucoup de mal à gérer la balance des blancs, ce qui me permet de créer des ambiances proches du pinceau de lumière en exploitant ce défaut.

Est-ce que tu peux nous parler des thèmes de tes photographies ? Il y a d'un côté une approche documentaliste et de l'autre les portraits composés ?

Il y a deux choses que j'aime beaucoup et qui sont un peu mon moteur esthétique. D'un côté, les personnages atypiques que je croise dans les villes que je traverse, ceux qui font ce que l'on appelle la marge, et de l'autre les filles, belles évidemment, mais de préférence d'une beauté inquiétante et dans des situations inhabituelles. Là encore, on peut lire l'influence de Liberatore, à travers ces filles presque parfaites que l'on retrouve dans beaucoup de ses dessins mais qui en même temps ont un défaut assez important... bras brûlé, cicatrice, etc. Je déteste la beauté naturelle des mannequins qui s'habillent en jeans et en baskets pour sortir. Je leur préfère le charme indescriptible des filles qui savent mettre en valeur ce qu'il y a de mieux chez elles tout en assumant certains de leurs défauts. J'aime les artifices... mais ça, tu t'en doutes déjà !

Puisque nous parlons de tes images, il me semble évidemment difficile de ne pas parler de Satomi. Et là, d'un coup de baguette magique, je me transforme en Stéphane Berne et métamorphose La Spirale en VSD de l'underground, puisque je vais vous demander de nous parler de votre récent mariage qui s'est tenu à Osaka ?

**sourire** Il y a des rencontres qui comptent... Celle de Satomi est de celles-là. Nous sommes assez complémentaires sur pas mal de choses. D'un côté, notre rencontre a donné une nouvelle dimension à nos performances respectives, de l'autre mon travail de photographe lui a permis de dévoiler sa personnalité complexe, tout en me permettant d'exploiter la dimension onirique de mes idées.
Il était important pour nous de symboliser cette union. C'était un mariage shinto. Une façon pour nous de marquer notre respect pour un pays et des gens qui nous ont beaucoup apporté. Et puis le Japon n'est-il pas après tout le pays des paradoxes ?!

Ton texte d'introduction pour Onanisme Manu Militari II fait une fois de plus référence au regard du spectateur. Un sujet que tu avais déjà abordé au travers de ton affirmation que « la violence ne serait pas dans l'acte mais dans le regard que les autres portent dessus. » Peux-tu nous expliquer ce qui t'interpelle tant dans le regard d'autrui et nous parler de son interaction avec ton travail ?

Le jugement que l'on porte sur les autres se base sur l'apparence, sur les peurs et sur les fantasmes que l'on projette sur cet « inconnu ». La peur de l'étrangeté et de l'étrange. Tout ce qui sort de la norme nous fait peur. Il est intéressant d'entendre des gens qui font véritablement ma connaissance me dire qu'ils ne m'imaginaient pas comme ça. Il en est bien de l'imaginaire du spectateur et non de la réalité de l'acteur dans le rapport entre observé et observateur. La façon dont nous interprétons ce que nous voyons à travers le prisme de nos doutes et de nos certitudes définit nos comportements sociaux. C'est à travers ce constat que je dis que ce qu'il faut changer avant tout, ce sont nos confections mentales. La notion que nous avons de la réalité n'est en fait qu'une interprétation. Donc par essence, elle est erronée.

Tu soulignes par ailleurs que l'usage que tu fais de ton corps n'a rien d'un jeu avec la souffrance et la mort. J'aimerais que tu développes cette idée pour les lecteurs de La Spirale...

Le jugement qui est porté sur mon travail oscille souvent entre celui du curé compréhensif et celui de l'inquisiteur. D'un côté comme de l'autre, on me renvoie à l'idée de martyr. Mon travail est un hymne à la vie. Seuls ceux qui se basent encore sur la dualité bien/mal peuvent l'interpréter comme étant lié à la mort. De plus, même si ma démarche passe par un certaine notion de douleur, il n'y est pas question de souffrance. Les deux choses sont évidemment très clairement distinctes pour moi. Mais cette nuance très importante échappe souvent au spectateur pour qui les deux choses ne font qu'une. Encore une fois, la violence n est pas dans l'acte mais dans ce que le spectateur va y projeter.

Pour rebondir sur un autre passage de ce texte dans lequel tu dis que « Darwin s'est trompé dans sa théorie de l'évolution en omettant un paramètre essentiel, à savoir que les imbéciles sont légion », as-tu le sentiment comme de nombreux autres que nous vivons déjà une forme de post-humanité ? J'aurais pour ma part tendance à croire que l'utilisation quotidienne d'outils technologiques, y compris dans les cas les plus radicaux de fusion avec la machine comme l'implantation de pacemakers chez les malades cardiaques, ne suffit pas a remettre en cause notre condition humaine... Et la manière dont la plupart d'entre nous utilisent par exemple Internet ne me parait pas être un très bon indice d'évolution autrement que sur un plan matériel.

Je suis a 100% de ton avis. C'est d'ailleurs ce qui me fait de plus en plus me mettre en retrait de ce qui ce fait au niveau des bodmods. Aucun concept n'est développé autour de tout cela. On continue à subir sans se poser de questions. On me reproche d'avoir une grande gueule. Mais si j'ai commencé à l'ouvrir, c'est par respect pour les gens sur qui et avec qui je travaillais. J'ai toujours été conscient qu'il y avait plusieurs niveaux d'interprétation de l'acte reçu et des évolutions qui se mettent en place.
La connaissance est la clef de tout. J'ai mis au départ en avant mes idées, non pas pour qu'on les suive à la lettre mais simplement pour poser une base de débats. Et si les gens ne sont pas d'accord, c'est tant mieux !

Dans ton Manifeste du Body Hacktivisme diffusé sur Internet au début de l'année 2004, tu prenais déjà tes distances avec les modernes primitifs et leurs références tribales. Je retrouve aujourd'hui ce même propos critique dans le texte que tu as écrit pour l'introduction d'Onanisme Manu Militari II où tu parles d'utiliser nos énergies à inventer l'avenir plutôt qu'à ressasser le passé. Quelles ont été les réactions à cette prise de position ?

Ambiguës? Dans le « milieu » des bodmods, je fais partie des « élites » et suis donc « officiellement » assez inattaquable. Mais je subis énormément de coups bas de la part de certaines personnes qui n'apprécient pas du tout mes prises de positions. On essaye de me descendre par la bande puisqu'on ne le peut pas de front. On cherche à me décrédibiliser, voire à me boycotter.
J'ai eu des problèmes sur quelques forums, mais également à Philadelphie, Sidney ou encore récemment lors de l'organisation d'un évènement consacré à la scarification aux Etats-Unis dont on n'a même pas pris la peine de me tenir au courant, ce qui est quand même pas mal !
Ceci dit ma petite référence à l'onanisme ne s'adresse pas qu'à eux...


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A propos de cet article


Titre : LUKAS ZPIRA - ONANISME MANU MILITARI 3
Auteur(s) :
Genre : Interview
Copyrights : La Spirale.org - 1996-2008
Date de mise en ligne :

Présentation

Lukas Zpira, Onanisme Manu Militari 3 - Une interview tirée des archives de La Spirale.

A propos de La Spirale : Née au début des années 90 de la découverte de la vague techno-industrielle et du mouvement cyberpunk, une mouvance qui associait déjà les technologies de pointe aux contre-cultures les plus déjantées, cette lettre d'information tirée à 3000 exemplaires, était distribuée gratuitement à travers un réseau de lieux alternatifs francophones. Sa transposition sur le Web s'est faite en 1995 et le site n'a depuis lors cessé de se développer pour réunir plusieurs centaines de pages d'articles, d'interviews et d'expositions consacrées à tout ce qui sévit du côté obscur de la culture populaire contemporaine: guérilla médiatique, art numérique, piratage informatique, cinéma indépendant, littérature fantastique et de science-fiction, photographie fétichiste, musiques électroniques, modifications corporelles et autres conspirations extra-terrestres.

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