JEAN-MARC LIGNY « IMAGINAIRES & SCIENCE-FICTION »
Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2
Mise en ligne : Archives de La Spirale (1996-2
Jean Marc Ligny opère avec maestria dans tous les domaines de l'Imaginaire. La lecture de ses excellents derniers romans et la visite de son site personnel ne pouvaient qu'attirer l'attention de La Spirale sur cet amateur de musiques électroniques et de contre-cultures en tous genres.
Un entretien réalisé à la fin des années 1990, où il est beaucoup question du bug de l'An 2000.
Propos recueillis par Laurent Courau.
À court terme, oui. Je pense que les grandes agglomérations concentrent tout ce que le monde ultra-libéral actuel produit de pire en matière de pollution, d'injustice sociale, de pauvreté, d'exclusion... Moi qui ai la chance de vivre à la campagne et au bord de la mer, je constate la dégradation croissante de la qualité de vie des citadins chaque fois que je me rends à Paris... que j'ai quitté en 85, à une époque où c'était encore très vivable ! Hormis les paysans quand ils balancent des tonnes de choux-fleurs pourris devant les perceptions, c'est dans les grandes villes qu'explose en général la délinquance, les émeutes, où germe la guerre sociale qui ne manquera pas de se produire quand l'injustice sociale deviendra vraiment intolérable pour une majorité de citoyens, quand ça deviendra une question de survie.
La science-fiction française semble connaître un regain d'intérêt depuis quelques années. A quoi attribues-tu ce renouveau ?
À l'an 2000 ! Jusqu'à présent, l'an 2000 était "la" date de SF par excellence. Pour bien des gens, l'an 2000, c'était le futur, voire l'utopie. Or on y arrive : le futur, c'est maintenant. Du coup les gens s'y intéressent... À part ça, il y a d'autres facteurs bien sûr : le cinéma de SF, les jeux vidéo (SF à 80%), les BD, mangas, etc, qui ont familiarisé toute une génération de lecteurs à la science-fiction. Seuls les "vieux" ou les gens vraiment pas branchés considèrent encore la SF comme "des histoires de fusées et de petits hommes verts". Même ceux qui n'y connaissent rien constatent que ça raconte autre chose, que ça parle du monde d'aujourd'hui, et s'y intéressent.
Là, je parlais du regain d'intérêt pour la SF en général. Quant à la SF spécifiquement française... Peut-être que les gens en ont marre des produits américains standardisés, de l'invasion de la sous-culture américaine. Il y a un anti-américanisme (anti-impérialisme) croissant en France et c'est tant mieux. Du coup les gens se tournent vers l'Europe - dont la France, mais pas seulement. Voir le succès en France d'un auteur italien comme Valerio Evangelisti par exemple.
Il est difficile de se rendre compte de l'extérieur de l'importance du public amateur de science-fiction en France. Quelles chiffres atteignent en moyenne les ventes d'un roman de science-fiction ?
C'est très variable ! Ça dépend pas mal des éditeurs et des efforts qu'ils font (ou non) pour promouvoir la SF qu'ils publient, s'ils la considèrent ou non comme une branche importante de leur production. Par exemple, chez Denoël, un bouquin vendu à 3000 exemplaires est considéré comme une bonne vente. Chez J'ai Lu, 10.000 exemplaires est une vente moyenne. À part ça, il y a des "ovnis" comme Dantec qui a vendu Les Racines du Mal à des centaines de milliers d'exemplaires, ou Werber dont Les Fourmis atteignent les 3 millions... Et d'un autre côté, des bouquins peu ou mal défendus par leurs éditeurs, ou micro-édités par des fanzines ou de petites boîtes, qui se vendent à quelques centaines d'exemplaires. Heureusement, il existe en France un fandom très actif, qui est non seulement une pépinière de talents, mais qui "produit", bon an mal an, un public de fidèles estimé (par les éditeurs) à environ 20.000 lecteurs.
Science-fiction, fantastique, fiction prospective, livres pour enfants... Tu sembles à l'aise dans de nombreux genres littéraires. As-tu néanmoins un genre de prédilection ?
Oui : L'imaginaire ! Qui regroupe la SF, le fantastique, la fantasy, l'insolite... et qui s'adresse aussi bien aux adultes qu'aux enfants. Je me vois mal écrire un bouquin "mainstream" sans au moins un élément fantastique dedans, ou un roman historique pur et dur, genre La vie de Jeanne d'Arc. L'imaginaire est ce qui me fait vivre et me permet de continuer à rêver comme un gosse. Pourvu que je ne grandisse pas !
Que penses-tu la tendance actuelle au mélange des genres ? Je pense par exemple à ce que fait Bret Easton Ellis en mariant dans ses romans des éléments de roman "traditionnel", de chroniques sociales et de fantastique.
Je ne connais pas Bret Easton Ellis, mais je suis tout à fait pour, et d'ailleurs je le pratique de plus en plus moi-même. Il est florissant en musique où il a produit des oeuvres plus qu'intéressantes, et en littérature, ça donne des bouquins comme Les Racines du Mal par exemple, qui mélange polar et SF. Un mélange de cultures, dans la mesure où on garde conscience des racines, ne peut produire que du bien ! Évidemment, ça emmerde les vendeurs de la FNAC avec leurs bacs et leurs étiquettes, mais ça les obligera peut-être à trouver un autre système...
En parlant de genre, est-ce que l'univers cyberpunk n'est pas dépassé aujourd'hui parce que trop codifié ? Ne penses-tu pas également qu'il est maintenant trop assimilé par l'industrie du divertissement qui a su le récupérer en annulant tout ce qu'il contenait de subversif ?
Pas du tout ! Est-ce qu'on doit considérer le space-opera comme dépassé parce que "codifié" depuis les années 30, ou parce qu'il a généré des merdes comme Independance Day ou produit des sous-Star Trek aussi ringards qu'interminables ? Alors qu'il produit encore des chefs d'oeuvre comme Star Wars ou Alien, ou comme Abzalon de Pierre Bordage ou de petites perles comme les romans de Laurent Genefort. Toutes les cultures sont récupérées par "l'industrie du divertissement". Hollywood peut transformer le bouquin le plus subversif en grosse guimauve pleine de bons sentiments et de héros américains qui sauvent le monde. Loin d'être dépassé, le cyberpunk sort à mon avis du cadre restreint de la SF et commence à s'imposer comme culture à part entière, c'est-à-dire comme façon d'appréhender la société. Alors évidemment, l'industrie le récupère. Mais ça n'empêche pas que ce "genre" peut continuer à générer des oeuvres majeures, dans tous les domaines. Voir, par exemple, Matrix, eXistenZ, Dark City au cinéma, ou encore Les Racines du Mal... (Décidément, je cite beaucoup Dantec ! Hé Maurice, renvoie-moi l'ascenceur !)
Il semble y avoir une spécificité française dans la mise en place de fictions particuliérement politisées. On le note en science-fiction et c'est encore plus flagrant chez les auteurs de polars de Série Noire. Penses-tu que ce soit lié à un phénomène de génération, à ce qu'un grand nombre de ces écrivains fassent partie d'une génération qui a été marquée par la contre-culture et les révoltes des années 60 et 70, et as-tu le sentiment d'en faire partie ?
Je pense qu'à partir du moment où on écrit une littérature en prise sur le réel (et la SF et le polar le sont par définition), forcément, qu'on le veuille ou non, on a un discours politique, ou du moins des opinions qui passent. La règle de l'art, justement, est de ne pas transformer ces opinions en "discours", ce qui a été l'erreur majeure de la SF française politisée des années 70, qui confinait parfois au tract ! Je ne crois pas que ce soit là un "phénomène de génération". Des oeuvres majeures en SF - 1984 de George Orwell, Le Meilleur des Mondes d'Aldous Huxley, même Dune de Frank Herbert - sont des oeuvres politiques. Et X-Files, ça ne véhicule pas un discours politique ? "Le gouvernement nous ment, complote dans notre dos, nous cache des choses, heureusement le FBI veille, même si c'est aussi un panier de crabes..." Voilà le discours politique de X-Files, qui est celui de la majorité conservatrice des États-Unis, qui souhaite voir le gouvernement et ses lois disparaître au seul profit des "lois du marché".
Quant aux années 70, à cette époque je me préoccupais bien plus de planer, d'écouter de la bonne musique et de draguer de belles nanas que de faire la révolution... même si, évidemment, ma conscience politique s'est aussi éveillée dans ces années-là.
A ce propos, te considères-tu comme un écrivain engagé ?
Heu... oui et non. Oui, dans la mesure où je n'écris pas une littérature "neutre", où j'exprime des opinions. Non, dans la mesure où je ne fais partie d'aucun mouvement, parti ou association, où je ne milite pas activement pour telle ou telle cause. J'essaie surtout de rester farouchement indépendant !
Maurice Dantec est rarement cité comme faisant partie des leurs par les auteurs français de science-fiction. Est-ce que tu le considères comme à part dans le paysage éditorial hexagonal ?
Ah bon, il est rarement cité ? (voir plus haut ;-) En outre, je ne crois pas qu'il y ait un seul numéro de SF-Mag qui ne parle pas de Dantec... Voir en outre le dossier qui lui est consacré dans le n° 2 de SF-Mag ! Il est "à part", si l'on veut, par le fait qu'il a publié ses premiers bouquins en Série Noire (où Patrick Raynal l'a catapulté haut et fort) et non dans une collection de SF où il serait peut-être passé plus inaperçu... tant il est vrai que le public du polar est plus important que celui de la SF, et que le polar est une littérature "consacrée", alors que la SF cherche encore à l'être. Mais Dantec fait tout à fait "partie des nôtres", tout comme Bernard Werber d'ailleurs !
Est-ce que tu lis encore beaucoup de romans et de fictions ou est-ce que tu concentres tes lectures sur les éléments de documentation dont tu te serviras pour tes prochains romans ? Il semblerait que tu fasses souvent un grand travail de recherches en amont avant de te lancer dans l'écriture d'un nouveau roman...
Hormis la documentation dont j'ai besoin pour écrire une histoire et les revues auxquelles je suis abonné (Le Monde Diplo, Sciences & Avenir, SF-Mag, Elegy, Cyberzone...), je ne lis QUE de la SF ou du fantastique, ou, disons, à 95%.
Tu attaches beaucoup d'importance à la musique. De quelle manière intervient-elle dans ton travail ? Est-ce que tu choisis par exemple d'écouter un certain genre musical en fonction de l'univers du roman sur lequel tu travailles ?
Oui, tout à fait. J'ai collé des enceintes 2X30 W à mon ordinateur qui me permettent de me couper du monde extérieur, d'écouter les bruits et sons dont j'ai envie, qui peuvent m'inspirer pour l'écriture. Et bien sûr, je choisis ce que j'écoute (ce que j'entends, plutôt), avec soin en fonction de ce que j'écris : raï et musiques arabes pour Jihad, indus et techno pour Cyberkiller, musique celtique et Dead Can Dance pour La Mort peut danser, etc. Souvent, d'ailleurs, je cite ce que j'ai écouté en exergue à mes bouquins. Comme ça le lecteur peut, s'il le souhaite, se mettre dans la même ambiance musicale.
Outre l'influence de la musique qui est particulièrement évidente sur ton travail, est-ce que tu puises ton inspiration dans d'autres formes de création ? Le cinéma, la peinture, la photographie, les jeux vidéo ou les arts graphiques par exemple ?
Oui, tout à fait. Le cinéma évidemment - j'adore le "bon" cinéma SF ou fantastique. La peinture, surtout pour ma collaboration avec Mandy. La photo... j'ai en ce moment deux projets de collaboration avec deux photographes, mais très en marge de la SF... Les jeux vidéo... malheureusement, je n'ai guère le temps d'y jouer, donc ils ne m'influencent guère. Quant aux arts graphiques, là, c'est plutôt pour le plaisir de l'oeil, vu que je dessine comme un pied !
Tu cites sur ton site l'excellent magazine Elegy et tes choix musicaux restent pointus. Est-ce que tu attaches beaucoup d'importance à te tenir au courant des cultures marginales actuelles ?
Important je ne sais pas, naturel en tout cas. J'écoute énormément de musique et j'aime me tenir au courant. D'autant plus que la musique n'a jamais été aussi riche et diversifiée que maintenant ! Je trouve affligeants les gens de ma génération (40 balais...) qui en sont restés aux années 70 au prétexte "qu'il ne se passe plus rien maintenant". Rien de plus faux ! En comparaison avec ce qu'on peut écouter actuellement, les années 70, c'était un balbutiement ! Prometteur certes, novateur assurément, mais c'était très cloisonné et codifié : pop, jazz, classique, folk ; hormis ces genres, point de salut ! Maintenant, il y a tellement de styles, de sous-genres, de variantes et d'écoles que les critiques s'arrachent les cheveux à inventer de nouvelles étiquettes... au grand désespoir des vendeurs de la FNAC ! ;-)
Nombreux de tes romans, Jihad notamment, feraient d'excellentes bases de scénarii. As-tu été approché par des producteurs en vue d'adaptations pour le cinéma ou la télévision ?
Heu pas pour Jihad - pas encore (mais quelqu'un y travaille). Pour autre chose... mais pour le moment c'est un secret. (Ils sont paranos dans ces milieux !)
Est-ce qu'il n'est pas difficile de s'astreindre à une discipline de travail lorsqu'on travaille seul chez soi ? Quel est ton rythme de travail et comment procèdes-tu ?
Si, c'est difficile. Il faut faire preuve de volonté, surtout quand on croule sous les demandes et qu'on est astreint à des délais ! Mon rythme de travail est variable et dépend de mon inspiration, mais disons qu'en moyenne, il est d'environ 6 h par jour. Ça ne paraît pas énorme mais 6 h à se creuser la tête, c'est déjà pas mal ! Et comme je privilégie la qualité à la quantité, je préfère m'arrêter quand je suis fatigué ou pas inspiré plutôt que "pondre" à tout prix, pour un résultat médiocre ou qui ne me satisfera pas. Évidemment, parfois j'enfonce les délais, et les éditeurs s'impatientent... Mais en général ils sont contents du résultat, donc sa compense le retard.
Comment vois-tu le futur ? Un néo-féodalisme sous couvert d'ultra-libéralisme ?
Vaste question ! Dont on peut trouver des éléments de réponse dans mes deux trilogies cyberpunk, pour adultes (Cyberkiller / Inner City / Les chants des IA au fond des réseaux) et pour enfants (Slum City / Le Chasseur Lent / Les Guerriers du Réel), voire même dans Jihad, bien qu'il traduise plutôt une crainte qu'une réelle prospective... Quant au futur plus lointain, je choisis d'être plus optimiste et Les Chroniques des Nouveaux Mondes en donnera une idée ! Plus concrètement, je pense que les jours de l'ultra-libéralisme et de l'hégémonie américaine sont comptés, mais les mafias et autres prédateurs financiers et industriels vont s'accrocher au pouvoir de toutes leurs griffes, donc la transition risque d'être violente? Je crois que le XXIe siècle finira par accoucher d'un monde meilleur, mais au prix de beaucoup de sang, de morts et de sacrifices. Et il y a aussi les dérèglements écologiques et climatiques qui doivent être pris en compte... et qui risquent de provoquer pas mal de bouleversements, certainement pénibles mais également salutaires pour une prise de conscience globale. De toute façon, l'histoire montre que les sociétés ont toujours atteint l'extrême limite de leur déliquescence avant de ce décider à changer, à accoucher (dans la douleur et sans anesthésie) de nouveaux mondes qui mettent parfois du temps à devenir meilleurs.
Quels sont tes projets en cours ? Où en est le projet de jeu autour des Chroniques des Nouveaux Mondes ?
Nombreux et variés ! La réécriture d'Aqua pour le Fleuve Noir, la réécriture des Voleurs de Rêves pour l'Atalante, une série télé, une anthologie érotique d'auteurs de SF & fantastique féminins (à paraître pour la Saint-Valentin 2000), et bien sûr, Les Chroniques des Nouveaux Mondes, qui dans un premier temps sera un roman "interactif" (avec la participation active des éditions en ligne 00h00) et peut-être, par la suite, un jeu? Mais Cryo (qui est sur le coup) traîne les pieds, ou plutôt court 15 lièvres à la fois. Je pense qu'ils attendent le roman pour se décider vraiment. Mais tout ça c'est une histoire de gros sous (un jeu vidéo ça coûte cher) et Mandy et moi, on a décidé de ne plus se prendre la tête là-dessus, d'écrire d'abord une bonne histoire et de laisser J'ai Lu négocier à notre place. Donc wait and see...
Que penses-tu qu'il arrivera au moment du passage vers l'An 2000 ? Bug général ou fiesta globale ?
Les deux, je pense ! Je trouve particulièrement jouissive cette histoire de bug général (qui ne me concerne pas personnellement, je suis sur Macintosh :-) Ça c'est une vraie bonne histoire de SF qu'aucun auteur, à ma connaissance, n'avait imaginée : tout le système mondial qui risque de se gripper parce qu'il dépend désormais entièrement des ordinateurs, lesquels dépendent d'une bête date à deux chiffres insérée dans la préhistoire de l'informatique ! C'est génial, non ? On va vivre en direct une histoire de SF !
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