MATHILDE BOUVARD


Enregistrement : 30/04/2010

Artiste française installée à Berlin et instigatrice de S.O.U.A.D, (galerie, atelier d'art et lieu musical), Mathilde Bouvard promène un regard sensible et incisif sur ce début de XXIe siècle, comme en témoigne l'exposition Prostituées d'Europe actuellement en rotation dans toute l'Europe.

En parallèle de cette interview, La Spirale vous invite à découvrir 20 photographies extraites de ce projet socio-artistique réalisé entre Paris, Bruxelles, Berlin, Prague, Stockholm, Budapest, Hambourg, Amsterdam, Genève, Londres, Berne et Marseille.



Qu'est-ce qui vous a décidé au départ à parcourir une dizaine de grandes villes d'Europe à la rencontre des travailleuses et des travailleurs du sexe et de leur réalité? Était-ce le fruit d'une réflexion préalable ou plutôt celui d'un hasard qui de portraits en rencontres a donné naissance à une fresque plus vaste et aux expositions / installations qui tournent actuellement en Europe ?

C'était le fruit dÂŽune réflexion préalable. J'avais déjà en tête un planning bien précis et une liste des villes où je voulais me rendre quand j'ai écrit le projet et quand je l'ai présenté aux associations et aux travailleurEs du Sexe de différents pays. Après il y a effectivement des villes qui se sont rajoutées ou enlevées du planning originel suivant les opportunités et les possibilités de rencontres.

De quelle manière se déroulaient les contacts avec vos modèles ? Est-ce qu'il y a eu des étapes intermédiaires, par exemple au travers d'Internet, ou préfériez-vous les approcher directement sur leur lieu de travail, notamment par le biais d'associations ? En somme, qu'est-ce qui a motivé vos modèles à partager un bout de leur vie avec vous ?

Grâce à des contacts que j'ai pu établir avec des associations de défense des droits de prostituéEs, beaucoup de travailleusEs du sexe sont venues vers moi de façon indépendante. Les relations se sont ainsi établies, assez naturellement dans toute l'Europe. Pour la plupart du temps je me rendais dans les pays lorsque j'avais au moins un rendez-vous, même si j'ai aussi rencontré des personnes directement sur place.

Je nÂŽai jamais voulu avoir une démarche journalistique dans ce projet. Les travailleurEs du sexe rencontréEs ne sont pas des sujets ou des modèles ; ce sont des personnes comme vous et moi, des personnes que jÂŽai voulu rencontrer avant tout, sans voyeurisme. Je pense que c'est cette approche honnête et humaine qui a permis la réussite du projet et la sincérité et la complicité des photographies. La plupart des gens voient mes photos comme le produit d'un long échange et d'un accompagnement de ces personnes sur plusieurs mois, alors que souvent je ne les rencontrais qu'une seule fois pour une durée d'environ une heure.

Quand on a l'habitude des tournages nocturnes dans des quartiers difficiles, on peut imaginer que les séquences de prise de vue n'ont pas forcément été de tout repos. Avez-vous eu à souffrir de refus de la part de certaines prostituées, voire même à subir de l'agressivité de leur environnement (clients, souteneurs ou autres) ?

Si vous regardez bien mes photographies, vous remarquerez que la plupart ont été faites en appartements privés. J'ai donc fait le choix de présenter les personnes rencontrées, principalement en civil, dans leur environnement personnel (appartement) ou dans un environnement neutre (cafés).

C'est pour moi la clé de la tolérance. Je crois que la plupart des rejets et des violences viennent principalement de la peur de ce qui est différent, de la peur de ce que l'on ne connaît pas. Le fait de présenter des travailleurEs du sexe chez eux, autour d'une tasse de café, a permis a beaucoup de gens de « s'identifier », de se rendre compte que nous partagions tous un même quotidien, et donc de repenser ces personnes comme des femmes et des hommes avant de n'être que des travailleurEs du Sexe.

Il faut faire attention de ne pas rentrer dans des clichés sur le milieu de la prostitution qui se résumerait à une violence continue. Ce n'est pas forcément représentatif de la réalité, malgré ce que les médias veulent nous faire croire. C'est ce que j'ai également voulu montrer à travers mon projet. Je n'ai rencontré absolument aucun problème, aucun refus.

La plupart des sex workers rencontrées sont dÂŽailleurs devenues des amiEs avec qui je partage un café volontiers si je suis de passage dans leur ville.

D'après ce que j'ai pu lire sur votre site, une grande partie des prises de vue ont été réalisées entre Paris, Bruxelles, Berlin, Prague, Stockholm, Budapest, Hambourg, Amsterdam, Genève, Londres, Berne et Marseilles. Existe-t-il de grandes différences dans les conditions de travail des prostituées qui opèrent dans ces villes ?

Oui, l'Europe nÂŽest pas uniforme, chaque pays a sa propre politique. L'Europe se partage en trois grandes mouvances législatives concernant la prostitution : le réglementarisme, l'abolitionnisme et le prohibitionnisme.

Les conditions de travail, de sécurité et de vie varient donc en fonction des différentes lois. Pour vous donner une idée, je dirais que le pays où il fait le mieux vivre pour les travailleurEs du sexe, c'est la Suisse où elles bénéficient de beaucoup d'acquis sociaux et d'une reconnaissance. Le pire, c'est la Suède, avec un modèle prohibitionniste extrême qui punit les clients... en victimisant et en déresponsabilisant les prostituées, comme si c'était des êtres inconscients, dépourvus de capacités de choix et de réflexions personnelles. Bien sûr, ce modèle développe la clandestinité.

La situation en France est également très mauvaise, notamment à cause de la loi sur le racolage passif, dite de sécurité intérieure. La LSI votée par Nicolas Sarkozy en 2003, qui rend les conditions de travail et de vie des travailleurEs sexuellES francaisEs extrêmement difficiles.

Au-delà des photographies, l'exposition qui tourne actuellement en Europe est constituée de témoignages, mais aussi de compositions picturales et de créations vidéos et musicales en collaboration avec Clémence Demesme et Claire Fenateau.

L'exposition a eu lieu à Paris, dans le cadre des Assises Européennes de la Prostitution au Théâtre de lÂŽOdéon en mars 2009, à Berlin, à Londres dans le cadre de la Sexworker Open University, à Bruxelles, en Avignon, au Château de Bligny en Champagne, à la Nuit de la Photographie Contemporaine à Paris et dans une galerie à Bastille, et vient enfin de se terminer à Genève.

Étant également peintre, j'ai inclus trois peintures sur lin dans l'exposition, plutôt colorées, afin de contraster avec l'aspect photo-reportage noir et blanc des photographies.

Dans la même idée, j'ai demandé à deux artistes de créer des vidéos : Clémence Demesme, vidéaste vivant à Bruxelles, qui commence à voir une reconnaissance notamment après son prix au Festival International dÂŽArt Video de Cannes l'année dernière, et Claire Fenateau, disc-jockey, musicienne percussioniste et réalisatrice de documents sonores, qui travaille entre Paris et Londres avec un succès certain également !

Il semblerait que le gouvernement français se prépare à rouvrir le dossier des maisons closes. À partir de votre expérience et de vos rencontres, quel est votre point de vue sur la question ? Pour ou contre la réouverture des maisons closes, ou s'agit-il encore d'un sujet complètement décalé par rapport à la réalité des travailleuses et des travailleurs du sexe ?

En France, les travailleurEs du Sexe sont contre la réouverture des maisons closes, notamment parce qu'elles veulent avoir la liberté totale dÂŽexercer leur métier comme elles l'entendent, de façon indépendante, sous la forme qui convient le mieux à chacune : rue, internet, escorts, maisons auto-gérées par les travailleurEs eux/elles-mêmes.

Il y a plusieurs risques sur une réouverture en France : les sex workers pourraient se voir enlever leur liberté de choix et donc avoir des difficultés à exercer leur activité autrement que comme l'État leur imposera. Celles qui refuseront de se plier aux exigences de lÂŽÉtat (c'est à dire : on vous met dans des maisons et vous êtes obligées de travailler ici et nulle part ailleurs), se verront stigmatisées et pourchassées. D'autre part, elles n'ont pas envie de se voir imposer leurs clients, leurs horaires et leurs pratiques par quelqu'un qui pourrait très bien être un proxénète déguisé en patron d'établissement. C'est pour ça qu'elles parlent plus de maisons auto-gérées par les travailleurEs elles-même, sans patron, ni quoi que ce soit d'imposé.

Enfin, il ne faut oublier que l'argument défendu par les politiques qui ont proposé cette mesure est de « nettoyer les rues »... Ce qui n'est pas très respectueux. Globalement, je partage donc l'avis des prostituéEs et leurs revendications.

J'ai lu qu'une partie des bénéfices de vos expositions sera reversée aux associations qui travaillent avec les prostituées, comme l'espace P. Au-delà du geste, gardez-vous le contact avec certains de vos modèles ?

Oui, la plupart sont devenuEs des amiEs chez qui je nÂŽhésite pas à mÂŽarrêter pour prendre un café quand je suis de passage dans leur ville. JÂŽai gardé contact avec pratiquement toutes les personnes rencontrées, et je continue mon engagement de différentes façons, tout en suivant ce qui se passe, notamment en étant membre sympathisante du Syndicat du Travail Sexuel (STRASS).

Après Prostituées d'Europe, vous travaillez actuellement sur un nouveau projet intitulé J'ai Faim. Pourriez-vous nous en toucher quelques mots ?

JÂŽai faim ! est un projet socio-artistique de photo-reportage traitant de la famine contemporaine et de la grande pauvreté en Europe occidentale. Il sera construit sur les mêmes bases que Prostituées dÂŽEurope, avec des actions sociales très concrètes comme des collectes de nourriture durant les expositions.

Vous mettez un point d'honneur à souligner l'aspect social de votre travail artistique, qui se situe effectivement à des années-lumière de certaines oeuvres « conceptuelles ». Et justement, j'aimerais avoir votre point de vue sur le rôle de l'artiste et de la création en ce début de XXIe siècle ?

Pour résumer, je dirais que personnellement j'ai plus ou moins décroché à partir des années 1950. Je trouve le « concept » intéressant quand il est inédit.

Présenter des « installations » tel qu'un morceau de métal au milieu d'une pièce vide avec un néon violet et un souffle en boucle - par exemple - n'a selon moi pas d'intérêt, surtout quand ça a déjà été fait 100 ans auparavant par les Surréalistes et les Dadas notamment.

Je suis assez fâchée avec l'art contemporain de manière générale, trouvant que la plupart des oeuvres présentées relèvent plutôt de la masturbation intellectuelle, sans grande remise en question sociétaire, personnelle, engagée, émotionnelle ou artistique.

Outre ces projets artistiques, vous gérez S.O.U.A.D, un lieu de création dans le quartier de Friedrichshain, dans l'ancien Berlin Est. Qu'est-ce qui vous a attiré à Berlin et quel regard portez-vous sur la France avec le recul que vous procure votre éloignement ?

Berlin offre de nombreuses libertés et possibilités, impossibles et introuvables dans n'importe quelle autre métropole européenne, notamment pour les gens créatifs. Cela fait plusieurs années que j'y vis et je regrette cependant la gentrification qui est en train de se produire. Effectivement, on a beaucoup entendu parler de Berlin ces derniers temps, notamment à cause des 20 ans de la chute du Mur. Mais cela attire beaucoup de gens qui n'ont pas compris ce qu'était Berlin. Les appartements sont rénovés, les loyers augmentés, les squats remplacés par des salons de thé, et la scène alternative, les artistes et les punks se voient remplacés dans certains quartiers de Berlin par des bobos trentenaires et des étudiants Erasmus !

Malgré cela Berlin reste tout de même très agréable et bien plus confortable sur bien des plans que la France. La France développe effectivement une attitude conservatrice, basée sur une politique de terreur, de propagande médiatique, de manipulation, de discrimination, de racisme et de dé-solidarité. J'espère que des changement s'opéreront bientôt. D'un point de vue plus général, il est assez drôle, une fois installé à lÂŽétranger, de voir comme les Français peuvent être vus comme malpolis, arrogants et égocentriques.

Il est vrai que vu de l'extérieur, il est effrayant de constater combien sont difficiles les remises en questions sur la place de la France dans le monde, dans la culture, l'économie, le système scolaire, Paris... et bien dÂŽautres.


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Titre : MATHILDE BOUVARD
Auteur(s) :
Genre : Interview
Copyrights : Laurent Courau
Date de mise en ligne :

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Artiste française installée à Berlin et instigatrice de S.O.U.A.D, (galerie, atelier d'art et lieu musical), Mathilde Bouvard promène un regard sensible et incisif sur ce début de XXIe siècle, comme en témoigne l'exposition Prostituées d'Europe, actuellement en rotation dans toute l'Europe et sur La Spirale.

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