LUKAS ZPIRA - 09/2010
Enregistrement : 07/09/2010
Mise en ligne : 07/09/2010
Outre le procès en appel dont il fut l'objet au printemps 2010, Lukas Zpira nous donne son sentiment sur l'évolution de la scène des pratiques corporelles « alternatives », les enjeux financiers actuels autour du corps et du business de la santé, mais aussi sur les aspirations rétrogrades des subcultures contemporaines, le développement de nouveaux implants fonctionnels, la nécessité de créer des zones d'autonomie temporaire dans les esprits de nos contemporains ou encore son propre rapport au conditionnement social et au système institutionnel.
Propos recueillis par Laurent Courau.
Je passais à la base pour « coups et blessures volontaire sur mineur », suite à une scarification effectuée sur Pierre Yves Revellin, qui avait seize ans à l'époque des faits et dont le père avocat avait porté plainte. Je risquais quatre ans de prisons et 45 000 euros d'amende ! Pour faire court, j'ai été relaxé en première instance, ainsi qu'en appel, à la demande de l'avocat général. J'avais un dossier assez solide et pas mal de soutiens... le tien déjà, celui de Thierry Ehrmann et toute la raya de la Demeure du Chaos. Philippe Liotard est venu témoigner à la barre en ma faveur et des gens comme Bernard Endrieux et David Lebreton avaient écrit des lettres pour soutenir et expliquer mon travail.
Ce qui est très intéressant, c'est de voir la position du parquet, qui représente l'état, dans cette histoire. Il affirme dans son jugement qu'il ne voit pas un acte violent dans la scarification (ce qui est quand même plus progressiste que la position de la moyenne des Français sur le sujet !). Et il réaffirme, chose importante, la libre disposition du corps dès l'âge de seize ans ! Pour moi, cela a été une surprise totale.
De manière plus générale, quelle est l'attitude des institutions françaises et étrangères en 2010 vis-à-vis des pratiques corporelles « alternatives » ? Je crois me souvenir que les années 2008 et 2009 ont été le théâtre d'une résurgence des poursuites contre les pratiquants de modifications corporelles au Canada et dans d'autres pays...
Les institutions ont tendance à réprimer tout ce qui dépasse, mais finalement elles ne font que jouer leur rôle. Elles contrôlent ce qu'il se passe, elles répriment, rassurent, font semblant de protéger les gens, les contrôlent et les effraient à travers les médias, etc. Elles ont des « responsabilités »... qu'elles assument, certes en général assez lamentablement. Mais disons qu'elles remplissent plus ou moins bien leurs fonctions.
Évidement, tout le monde sait que les institutions ne sont pas vraiment « fair-play ». Ce qui est d'autant plus vrai lorsque tu ne joues pas vraiment dans les règles, mais plutôt avec leurs limites. Mais en gros, tant que tu ne débordes pas trop et que tu peux te payer un bon avocat, ça passe. Notre travail ne fait pas encore, loin de là, trembler les institutions. Nous sommes déjà catégorisés, rangés sur une étagère poussiéreuse au milieu des autres contre-cultures du siècle dernier. Le ménage se fera en douceur, petit à petit. Les institutions se servent déjà de ceux qui sont au sein de cette contre-culture et qui recherchent une certaine respectabilité pour faire le sale travail... et ils sont légion, comme dans tout mouvement contre-culturel qui a survécu plus de dix ans. C'est leur cancer... et c'est là que ça me dégoûte un peu. Tu vois, j'ai été jugé par le gouvernement français et j'ai été acquitté. Si j'avais été jugé par le milieu des « modifications corporelles alternatives », je serais déjà en prison depuis longtemps...
Au Canada, Andrew Nilan, un jeune pierceur, devait passer en procès pour « exercice illégale de la médecine », suite a une procédure. Quelques semaines avant de passer en jugement, il s'est suicidé. Ce qui l'a vraiment tué, c'est le fait d'aller au casse-pipe tout seul, sans personne derrière lui et sans soutien de ce « milieu des modifications corporelles alternatives ». Le jugement allait créer une jurisprudence intéressante et tout le monde aurait du être derrière lui. Au lieu de ça, des « institutions » du milieu, telles que BME et BMX, tous ceux qui ont transformé cette utopie en business, ont juste plus ou moins ignoré le sujet.
Il y a une pression exercée par les gouvernements et surtout, à travers eux, par le lobby des médecins. C'est certain. Le corps et son contrôle représentent des enjeux importants. Le milieu des « pratiques corporelles alternatives » joue aussi souvent le jeu des gouvernement en échange d'un droit (restreint) à exercer. En Australie, un membre important d'une association de pierceurs a ouvertement menacé de me dénoncer et je sais que le East Australia Health Department a enquêté sur moi. Il y a eu des arrestations au Japon. Là aussi, pas de doute qu'à la suite de ça il y a quelque part un dossier sur moi et personne ne s'amuse plus à organiser des événements ouvertement tournés vers les bodmods.
Il est clair que c'est parfois tendu. Je voudrais faire un tour des États-Unis depuis longtemps, d'Est en Ouest. Mais Shannon Larratt de BME me l'avait déconseillé, car si tu vas d'état en état, le délit devient fédéral et ça peut vite devenir très brûlant. Et le jour où il y a le feu, il ne fait aucun doute que le mec se retrouve tout seul sur scène. Lorsque j'ai eu mes problèmes en France, j'ai eu la chance d'avoir Thierry (Ehrmann) pour casquer mon avocat pour le premier procès. Mais quand je suis passé en appel, j'avais fait passer le mot en France qu'il était possible de me soutenir via des dons... J'avais besoin de 3500 euros, j'en ai récupéré 2200. Uniquement des dons de jeunes qui avaient envie de s'impliquer, au moins par principe. Mais, mis à part une paire de vieux potes que j'ai dans le business, personne n'a levé le petit doigt pour moi. S'il n y avait pas le net, mes blogs et quelques autres sites comme le tien, l'affaire serait passée inaperçue... que j'aille au violon ou pas.
Paradoxalement à cet épisode je ne t'ai jamais perçu comme étant animé de pulsions antisociales ou directement dangereux pour tes prochains. Certes, le cadre de vie que tu t'es construit déroge aux normes. (sourire) On peut te considérer comme marginal ou excentrique, mais ta démarche me semble certainement plus constructive que destructrice. Ceci n'étant que mon point de vue, j'aimerais que tu nous dises toi-même de quelle manière tu te situes aujourd'hui par rapport à la société française, mais aussi par rapport aux marges d'ici ou d'ailleurs ?
« Les marges », ca ne veut pas dire grand-chose. Le système est bien fait. Il ingurgite, recrache, formate, manipule, transforme... C'est une machine incroyable, un monstre à multiples têtes. Je ne me sens pas une vocation de David devant terrasser cet infernal dragon. Je n'ai pas envie de finir en victime. Les marges font partie intégrante du système, donc je ne m'en revendique pas particulièrement, j'y suis juste « de facto », c'est la case qui m'est attribuée. Donc non, je ne m'attaque pas au système. Je pose juste des grains de sables dans le mécanisme au cours de mon passage. Je plante des graines d'aléatoire sur les plates-bandes. Pour moi, la réalité n'est qu'un consensus que l'on peut altérer. Ce qui m'intéresse, c'est de toucher un peu les gens, de créer des T.A.Z dans leurs esprits au travers d'un travail autour du corps, sur cette matière qui les enveloppe et dans laquelle ils se laissent emprisonner. Ca me semble effectivement plutôt positif comme plan... ça l'est en tout cas pour moi et les miens.
Ca ne passe pas nécessairement par la transformation du corps. Juste par la prise de conscience de ce que l'on est et de notre devenir. Je ne fais pas ce que je fais pour emmerder qui que ce soit, mais parce que j'en éprouve le besoin. Ma démarche était à la base artistique et égoïste, elle a doucement glissé vers quelque chose de plus altruiste et le politique. Mais je ne fais pas de prosélytisme... j'exprime juste mes idées.
On voit bien que le corps est actuellement le terrain d'enjeux financiers importants, que ce soit d'un point de vue médical et pharmaceutique, en matière d'esthétique, de bien-être ou encore pour les compagnies d'assurance dont la mainmise sur nos modes de vie est exponentielle. Quels sont pour toi les principaux enjeux, pièges et dangers de cette guerre économique et politique autour de nos organismes ?
Pour moi, le seul vrai danger, c'est ce qu'on appelle l'« intérêt collectif ». Surtout lorsque celui-ci se mêle de nos libertés. On a vu comme il est facile de manipuler et de contrôler les gens en son nom, à coups de peur du divin, de 9/11 et de grippe A. Les choses dérapent maintenant sur notre devenir en tant qu'espèce. On sait que l'humain tel qu'on le connaît n'existera certainement bientôt plus. Il serait temps de s'inquiéter de qui va tirer les ficelles, au nom de quoi.
Les enjeux sont énormes... certainement un de plus gros marchés jamais ouverts. Les dérivés (et les dérives) sont innombrables, les pièges sont multiples, à commencer par celui de créer de nouvelles espèces humaine dont les évolutions seront dictées par les besoins (souvent des autres), les norme(s) (évidemment), la richesse (personnelle), la position sociale, la situation géographique ou l'environnement culturel et social.
Si tu as fait fortune dans l'Internet ou les nouvelles technologies et que tu es américain, il y a des chances qu'en échange de quelques dizaines de millions (une broutille), tu deviennes un vrai superman, que tu vives jusqu'à cent-cinquante ans avec une barre dans le slip toute la journée. Si tu est Africain et que toi t'as pas encore pensé à faire fortune parce que tu cherches juste a survivre, tu crèvera à trente-cinq ans du SIDA ou d'une maladie infantile, telle que la rougeole parce que personne te filera le vaccin à cinq euros dont tu aurais eu besoin.
Ca me fait froid dans le dos, quand je commence à y penser. Personnellement, j'ai déjà commencé la résistance à travers la réflexion et l'action que j'ai engagé. Ce que j'appelle respectivement le « Body Hacktivism » et le « Body Hacking ». C'est encore anecdotique à ce niveau, mais l'idée est juste d'essayer d'apporter un début de réponse et de susciter quelques remises en question.
N'ayant pas suivi l'évolution des techniques de modification corporelle durant ces dernières années, je n'ai pas connaissance des plus récentes évolutions. Est-ce qu'il y a eu des nouveautés importantes ? Tu portes toi-même une puce RFID et il t'est arrivé d'en implanter à d'autres personnes. Je crois même me souvenir d'idées d'applications spécifiques à ces puces dans la droite lignée du body-hacking. Qu'en est-il aujourd'hui, as-tu eu l'occasion d'avancer sur ces projets d'implants technologiques ?
J'ai toujours l'implant RFID dans la main, mais je n'ai trouvé personne pour développer de réelles applications avec moi. Mais je ne désespère pas...
En dehors de ça, je travaille depuis maintenant quatre ans, et dans le quasi secret, sur un tout nouveau type d'implant que j'ai pompeusement appelle M.A.T.S.I (Multi Application Titanium Skin Interface). Il se presente sous la forme de petites cuves en titanes (un « pod ») dont le centre se trouve en dessous du niveau de la peau, celle-ci prenant appui sur les bord de la pièce. Il est ensuite possible de venir déposer un objet dans ce réceptacle. Ca peut être ce que l'on veut, pour la seconde génération j'aimerais y placer un lecteur MP3. Le test du premier implant est très concluant. Et malgré des petits défauts de conception du prototype, il se trouve toujours dans mon bras. Grâce à ce système, il est possible de mettre un objet, électronique ou autre, dans la cuve, à la place de la peau, mais avec la liberté de pouvoir le changer quand il ne fonctionne plus, de le recharger, de le remplacer par autre chose, etc. Le premier est une cuve ronde de deux centimètres de diamètre, mais je pense qu'on peut aller jusqu'à des pièces de quinze centimètres carrés, en assurant un bon placement sur le corps !
C'est en croisant deux idées que je suis arrivé à ce résultat. La première était de supprimer la peau sur certaines parties du corps pour créer une nouvelle interface, ce qui en théorie est impossible. la deuxième était de créer un implant technologique, en cherchant le moyen de ne pas rester prisonnier d'une technologie unique. Ca fait longtemps que je réfléchis à des implants fonctionnels, le problème étant toujours l'évolution rapide de ces objets en terme de taille, de capacité de mémoires ou de puissance des processeur, par exemple. Un autre problème était le moyen de fournir l'énergie a cet implant, et, dernier problème, mais pas des moindres, celui de sa fiabilité à long terme. Avec ce système, tout devient possible car l'implant n'est plus sous-cutané, mais transcutané... il est à la fois dehors et dedans ! Le seul problème qu'il reste pour moi, c'est le manque de moyen. Je fais ça dans mon coin, sans subventions ou soutien. C'est un peu à la pelle et à la pioche comme truc. Mais si tout va bien, je présenterai le modèle avec lecteur MP3 dans le courant de l'année prochaine... mais je répète que les applications peuvent être multiples.
Dans le même domaine de recherche, Stelarc (qui a toujours été un exemple pour moi) a finalement pu développer son projet de troisième oreille et vient d'obtenir le prix Ars Electronica Golden Nica, un prix assez prestigieux pour son travail sur l'hybridation. Je pense malheureusement que son travail ne trouve pas l'écho qu'il mérite. J'avais négocié quelques années en arrière avec Stelarc pour que Cyril, le fondateur des défuntes Hors-Éditions, puisse sortir une édition remaniée et remplie de nouvelles archives sur le travail (complètement oublié) de Stelarc autour de la suspension (qu'il a expérimenté bien longtemps avant la vague « moderne primitif »). Le projet comprenait des images fabuleuses, des vidéos inédites et des textes datant de cette époque en trois langues. J'en avais rédigé la préface, à la demande de Stelarc. Mais la crise a eu raison de Hors-Éditions. Le projet n'a jamais été plus loin qu'une très belle maquette.
Dans un autre registre, il y a le travail de Kevin Warwick, qui est en interview sur La Spirale depuis la fin des 90's, mais qui n'a pas fait grand-chose depuis cette époque, et celui (plus anecdotique) de son ancien assistant, en mal de publicité je pense, qui s'est fait poser une puce qu'il a ensuite contaminée avec un virus... Ensuite, et c'est là où c'est vraiment intéressant, il y a le domaine du sport, du militaire, et par-dessus tout celui des personnes invalides, amputées, que ce soit d'un membre ou d'un sens !
J'ai un blog (Ndlr : HackingTheFuture.Blogspot.com) sur lequel je poste régulièrement ce qu'il se fait dans le domaine. Il y a de quoi imaginer un futur assez intéressant, où nous serons tous centenaires, avec des sens sur-developpés, presque omniscients. En même temps, je me rappelle avoir eu un petit sourire en regardant un bouquin des années 60 qui expliquait de quelle manière la technologie à venir allait se mettre au service de l'homme et surtout de la ménagère, tout les délires sur la domotique, etc. À part le micro-onde et les équipement des voitures de luxes, on est loin des utopies du passé et je n'ose pas imaginer ce que l'avenir risque de faire des miennes d'utopies !
Dans le milieu « alternatif » des modifications corporelles, il y a eu quelques évolutions, mais pas de révolution. Je ne suis pas sûr qu'il y ait beaucoup de choses à en attendre, je garde quand même l'espoir de voir quelqu'un arriver avec quelque chose d'intéressant. Mais il est sûr que BME et tout ça, c'est devenu assez ghetto et finalement « has-been ».
En parlant de technologie, on note que les circuits alternatifs se sont pour la plupart détournés de leurs positions futuristes du tournant des années 1990 et 2000 (la fameuse cyberculture) pour se recentrer sur des tendances rétro, du burlesque au revival punk des années 70 et 80, du retour de la cold wave au hip-hop « old school ». Où perçois-tu encore aujourd'hui cette vibration spéciale, optimiste et prospective, que l'on retrouvait partout à cette époque, depuis les free-parties jusqu'à des parutions comme Cyberzone ?
Le truc, c'est qu'entre-temps on est passé des rêves de la cyberculture aux cauchemars du cyberpunk. Heureusement, il y a toujours quelque chose qui sort de la pourriture ambiante. Et oui, il y a à certains moments et à certains endroit, des choses très fortes qui se passent ; mais il devient de plus en plus dur pour ces choses de survivre. Cyberzone n'a existé que le temps de quatre (excellents) numéros et Maxence Grugier, son créateur, qui est quand même un petit génie de la presse, doit prendre un boulot d'appoint pour payer son loyer... trop pointu, pas bankable. Entre l'époque de Cyberzone et aujourd'hui, on a inventé et imposé la télé-réalité comme standard. On va racler jusque dans les moindres recoins de tous les pays à la recherche désespérée de talents que l'on pourrait voir éclore sur nos écran plasma, comme ils le feraient dans un incubateur. Des talents desquels ils peuvent tirer un profit immédiat... même les perdants rapportent !
L'art s'institutionnalise de plus en plus et le mécénat est mort en même temps que le XXe siècle, les puissants préférant la spéculation à la philanthropie. Ce n'est pas comme ça que l'on verra arriver des choses nouvelles dans le champ de l'art. Je place quand même pas mal d'espoirs dans des projet comme Abnormals à Berlin, qui est à la fois une galerie (deux galeries en fait), une communauté d'artistes sur Internet, un éditeur et depuis peu une fondation. Mais il est clair que l'optimisme n'est plus trop à la mode. La seule forme d'optimisme qui s'affiche encore aujourd'hui, c'est le luxe, les symboles de la réussite sociale. C'est ça le rêve actuel, se situer assez haut dans l'échelle sociale pour ne pas trop sentir les odeurs de merde qui viennent d'en bas.
Le recentrage dont tu parles démontre un repli des valeurs dans tous les milieux, y compris chez les alternatifs. C'est la peur de l'avenir, la peur de prendre des risques ; ce qui démontre un manque d'esprit d'initiative et d'imagination. Il est d ailleurs intéressant de noter que le cycle qui voulait qu'il y ait depuis le début du XXe siècle un nouveau mouvement musical (et le mouvement culturel qui l'accompagne) tout les dix ans est rompu... ça fait plus de vingt ans, depuis la révolution techno, que rien de nouveau n'est vraiment arrivé. On ressasse indéfiniment les mêmes musiques, on nous ressort les même modes, etc. Les médias disent que les choses sont cycliques pour ne pas nous dire que nous tournons en rond.
La popularité du steampunk démontre aussi ce repli sur soi, ce besoin de raccrocher la technologie et les délires virtuels qu'elle promettait à des éléments plus palpables, plus reconnaissables, plus famillers. On ne se trouve plus dans l'ère de l'imaginaire, mais dans celle de l'envie. La Alice de Tim Burton se rend à Underland, plus à Wonderland, et elle tue le Jabberwocky et bois son sang... « Everything's got a moral, if only you can find it », disait Lewis Carrol ...
Comme le disait récemment un commentateur politique, la France est un « vieux pays fatigué ». Un constat que j'étendrais pour ma part à l'Europe toute entière, à quelques nuances près. D'après tes nombreux voyages, comment perçois-tu les différentes dynamiques en oeuvre en Europe, en Amérique du Nord, en Australie, en Amérique Latine et au Japon ? Est-ce que le sentiment d'épuisement mentionné plus haut est spécifique à la France et à l'Europe ? Ou est-il partagé par l'ensemble de la planète ?
Je te rejoins entièrement quand tu étends le phénomène à l'Europe. La grosse variante avec la France reste sa tendance à en rajouter, le besoin d'auto-compassion. Je me balade depuis dix ans et j'observe... je vois la France qui s'enfonce, l'Europe qui s'effondre, les États-Unis qui ne sont plus qu'une caricature d'eux-mêmes, des canadiens qui essaient de le rester, etc. Le Japon s'épuise à sortir d'une crise pour entrer dans une autre, l'Asie se perd de manière générale entre tradition et évolution, entre le partage et la loi du marché. Quant à l'Afrique, elle se meurt d'essayer d'exister. Le racisme est omniprésent. Ceux qui s'en sortent peut-être le mieux, c'est le continent austral (peut-être parce qu'isolé) et une partie de l'Amérique du sud (peut-être parce qu'elle n'a plus rien a perdre)... encore faut-il faire exception du cas Chavez.
On est de plus en plus contrôlé, surveillé, testé. Les ghettos deviennent de plus en plus des ghettos, les riches se protègent dans des palaces de plus en plus fortifiés et les classes moyennes dans des lotissements sous surveillance. Il y a toujours autant de tunes en circulation sur la planète, mais la répartition depuis la crise a bien changé. Les pauvres sont de plus en plus pauvres, les riches de plus en plus riches... mais ce n'est pas un scoop. Je ne comprend juste pas pourquoi il n y a pas plus de réactions violentes, de terrorisme autre que religieux. Je me balade depuis assez longtemps pour savoir que le monde me plaît, l'humain en tant qu'individu aussi. Il me remplit parfois même d'espoir, mais l'humain en tant que groupe ou espèce me donne la nausée.
Le monde est au bord du chaos et c'est bien dommage, car il est incroyablement beau quand on le regarde autrement que depuis un poste de télévision.
Tu fais partie des rares personnes que je connaisse à être allées aussi loin dans la remise en question de leur identité originelle et de leur conditionnement social. Ce qui ne peut que te donner un point de vue particulier sur le monde qui t'entoure. Et justement, quels seraient selon toi et d'après tes expériences les ressorts nécessaires à une relance psychologique et créative de nos sociétés ? En somme, quels seraient les conseils d'un « freak » aux masses laborieuses et à une société normative pour sortir de l'ornière dans laquelle elles se sont engouffrées ?
Hahaha ! Ok. Je ne juge pas les choix individuels, j'essaie au pire de les comprendre et je n'ai pas la prétention de donner des leçons... mais à la base, si tout le monde accordait à l'autre le respect qu'il réclame pour lui-même, ce serait un bon premier pas. Le respect est quelque chose qui manque dans tous les milieux ; la valeur de la parole donnée me semble aussi très importante dans une époque où tout doit être mis par contact ; s'accorder le droit de changer, ne pas oublier ses rêves et ne pas oublier que l'on a toujours le choix, même si c'est parfois difficile ; et peut-être aussi se rendre compte qu'aimer, ce n'est pas posséder, même si on nous a toujours appris le contraire.
Mais bon, je ne vais pas jouer mon gourou... Personnellement, j'essaie juste de toujours prendre les choses avec le sourire, autant que faire ce peut, de faire les choses sérieusement et en essayant de ne pas trop me prendre au sérieux... même si certains ont du mal à le croire. Ma philosophie se situe entre celle du dalai lama et de Robert Sheckley, dont je garde toujours en mémoire la phrase : « Toute chose cesse d'être marrante à partir du moment où elle s'assoit sur vous ».
Tu es le père d'une adolescente de quatorze ans, qui a fait plusieurs fois le tour du monde à tes côtés depuis son enfance. Et je me souviens d'une phrase de toi, à l'occasion d'une interview dans le film No Body Is Perfect. Si ma mémoire est bonne, tu espérais que ta fille n'aurait pas à se confronter aux barrières que tu as connu dans ta jeunesse... Ce qui m'amène à t'interroger sur ta vision de l'avenir aujourd'hui ?
Mayliss voyage avec moi depuis l'âge de cinq ans. Nous avons déjà visité ensemble près de vingt-cinq pays, sur cinq continents. J'ai essayé et j'essaie toujours de déblayer le terrain pour elle et de lui ouvrir des possibles. J'essaie de lui montrer que tout est faisable à partir du moment où l'on s'en donne les moyens, qu'il n y a pas qu'une voie, qu'il n'y a pas qu'une vérité. J'essaie de partager avec elle toutes les nuance de gris qui existent entre le noir et le blanc. En fait, j'essaie avant tout de lui apprendre le respect, celui des autres et celui d'elle-même. C'est la base de tout, je pense.
J'essaie parce que ça ne coûte pas plus d'essayer que de ne rien faire, contrairement ce que l'on croit. Et peut-être tout simplement parce que tout ça a commencé grâce a elle, je lui dois bien ca. On fabrique le monde dans lequel on vit. Ca ne fait pas de doutes. Les anglais disent « what you give is what you get ». J'essaie de donner le meilleur de moi-même, pour vivre dans un monde meilleur. Car même si ma vision du monde est finalement plutôt pessimiste, je ne peux me résigner, pas encore. Je sais que j'ai encore des choses à faire et que quoi qu'il arrive, il y a quelque chose à sortir de tout ça... comme beaucoup, je cherche.
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