FRANCOIS BERNARD HUYGHE « LA CULTURE, INSTRUMENT DU SOFT POWER »


Enregistrement : 17/04/2013

Le programme de « diplomatie culturelle » apparaît en pleine guerre froide, quand les autorités américaines prennent conscience du pouvoir et de la puissance de la culture populaire américaine, partout dans le monde. La musique, le cinéma et les médias servent encore aujourd'hui à améliorer l'image des USA, extrêmement détériorée dans le monde, surtout dans les pays où l'Islam est la religion majoritaire.

L'image des USA, ce n'est pas seulement tenter de justifier la politique étrangère américaine, dont les contours vont largement évoluer dans les prochaines années, mais aussi défendre « l'American Way of Life » et surtout le business des géants des télécoms et de l'Internet. Ces derniers s'occupent d'ailleurs très bien de leurs propres intérêts, à tel point que l'État américain les laisse quasiment faire le job. Aujourd'hui, la délégation de cette politique à des sociétés commerciales montre les limites géopolitiques des USA.

Docteur d'État en Sciences Politiques, François Bernard Huygue est chercheur à l'IRIS (Institut de Relations Internationales Stratégiques).


Propos recueillis par Éric Ouzounian.



A quand remonte la naissance du concept de « diplomatie culturelle » ?

Le processus commence vraiment avec la guerre froide. Il est dirigé par l'OSS, l'ancêtre d'une jeune agence qui s'appellera bientôt la CIA. C'est que les Américains ont conscience que ces salauds de rouges ont des appuis idéologiques partout. Les partis communistes bien sûr, mais aussi les intellectuels, les pacifistes ... Tous ces idiots utiles sont persuadés que le salut de l'être humain ne viendra qu'au matin du grand soir, lorsque sera terrassé l'hydre impérialiste.

Il faut donc lutter sur ce terrain. Un certain nombre de projets culturels voient le jour. Ils consistent à développer une subversion culturelle de l'autre côté du rideau de fer. On commence par aider des intellectuels en envoyant discrètement des fonds à des colloques internationaux, on finit par récupérer Raymond Aron ou Heinrich Böll qui, évidemment, sont rarement au courant. Le cinéma est également mis à contribution pour donner une vision sympa de l'Amérique et de ses valeurs, ce sont les accords Blum-Byrnes sur le cinéma. Cela donne des films où les indiens sont méchants et les pov' nègres heureux d'être américains.

Quels sont les axes principaux ?

Les USA arrosent tous azimuts. On favorise aussi bien l'expressionnisme abstrait que la traduction des bons livres dans les pays du tiers monde. L'effort le plus important est axé sur les médias, en créant Radio Free Europe, Radio Liberty, puis Radio Marti, une radio anti-castriste. Ce projet commence dans les années 50 et est finalisé en 1953. Cette grosse opération nécessite des fonds du congrès, ce sont d'ailleurs ces projets de radio qui vont amener la création de l'USIA ( United States Information Agency). Une campagne, « Crusade for Freedom » collectera des dons privés pour aider ces radios qui relaient la parole officielle des Etats-Unis. L'idée est énoncée de manière explicite : il y a une fonction vitrine, on montre notre créativité culturelle, notre cinéma est attractif, jouissif et plait aux jeunes. Le jazz, puis le rock, c'est quand même plus groovy que les concerts du Bolchoï et les choeurs de l'armée rouge.

Ce processus commence avec la CIA et s'institutionnalise avec la création de l'USIA par l'administration Eisenhower en 1953. L'effort porte surtout sur les médias, mais la culture est un aspect très important, des concerts sont organisés un peu partout avec des stars de la musique américaine. « Les radios sont collées au rideau de fer, très bien captées et largement écoutées à l'Est, ce qui agace considérablement les services soviétiques. A tel point que l'une des premières opérations menées par le terroriste Carlos, sous-traitée par les services de l'Est, vraisemblablement la Stasi, sera un attentat contre Radio Free Europe. Officiellement, ces médias ne font pas de propagande, mais proposent de l'info pluraliste et alternative et de l'entertainment cool. Les Américains sont convaincus qu'ils représentent la culture moderne et que les gens qui aiment le jazz, le rock et le cinéma d'Hollywood ne peuvent être que démocrates et pro-américains ».

Que se passe-t-il à la fin de la guerre froide ?

Lorsque le Mur de Berlin tombe, l'USIA a subitement moins d'intérêt. Il n'y a plus vraiment d'ennemi et le gouvernement se demande si le secteur privé ne fait finalement pas très bien ce travail à la place d'une agence qui engloutit des budgets colossaux.

Al Gore conduit une réforme de l'État et entame une réduction drastique des budgets fédéraux. Il adopte un comportement très libéral sur cette affaire et trouve que ces vieilles structures sont dépassées. Pendant la première guerre du Golfe, CNN fait le job, gratuitement en plus. La mondialisation est heureuse et le vent de l'histoire souffle dans le sens des USA. La promotion des nouvelles technologies, les fameuses « autoroutes de l'information », marque le début de la reprise par les dirigeants américains de la théorie du « Soft Power » de Joseph Nye, une vieille notion géopolitique.

Cette évolution aboutit à la dissolution de l'USIA en 1999, considérée comme une survivance du passé. Ses activités sont absorbées par le State Department et progressivement abandonnées.

Les attentats du 11 Septembre ont-ils changé la situation ?

Lorsque survient le 11 Septembre 2001, Georges Bush Jr recrée immédiatement un sous-secrétariat d'État à la diplomatie publique, dirigé par la publicitaire Charlotte Beers, qui tente de transformer les USA en une marque. Les Américains se demandent pourquoi ils sont aussi détestés alors que les musulmans sont très bien traités aux États-Unis. L'opération « Common Value » aura pour objectif d'insister sur les valeurs communes entre l'Islam et les USA, notamment les valeurs familiales.

Quand Obama est élu, le « Soft Power » revient à la mode, Hillary Clinton adore ça, le « Women's Empowerment » est le truc du moment, la condition féminine, les droits des femmes sont importants, d'autant que c'est un discours qui ne choque pas les conservateurs. Le temps de l'e-diplomacy revient, les USA défendent la liberté d'expression sur Internet, qui revient souvent à faire la promotion du libéralisme. Les industriels de l'informatique sont vivement encouragés à ne pas censurer les contenus et à ne pas collaborer avec des États autoritaires qui traquent leurs opposants sur le net. Il est au contraire de bon ton d'aider les cyber-dissidents et de contribuer à créer un espace sociétal qui est une condition de développement des sociétés modernes. C'est pourquoi le printemps arabe a apporté beaucoup de satisfaction au State Department, au moins au début, en semblant illustrer ces théories.

On parle de « diplomatie Google » ?

La logique du moment est d'encourager Google qui développe ses propres initiatives, comme Google Ideas, un think tank qui organise des séminaires pour lutter contre l'extrémisme. Il faut défendre l'image de l'Occident, mais essayer de le faire de manière plus subtile et adaptée que pendant la guerre froide, en utilisant les nouvelles technologies et les réseaux sociaux. C'est en cela que Jared Cohen, le patron de Google Ideas devient la figure montante de cette nouvelle diplomatie. Avec une restriction d'ordre économique puisque Google reste une société commerciale. Les leçons de l'affrontement Google/Chine, commencé cette année quand Google a menacé de se retirer d'un pays qui espionnait les comptes mails des pro-tibétains, se confirment :

- par une savante combinaison de censure, de surveillance des points d'accès (pas d'anonymat dans les cybercafés), de gestion des fournisseurs d'accès, d'obligations légales (par exemple celles qui touchent à l'identité des responsables de sites) et de négociations avec les Occidentaux alléchés par le plus grand marché numérique du monde, on peut faire ce que les prophètes d'Internet disaient impossible : contrôler l'information numérique à laquelle ont accès plus d'un milliard de gens, les isoler numériquement du reste de la planète et pourtant développer une économie numérique de pointe ;

- pour le dire autrement : le politique n'est pas si désarmé face au technologique ;

- la stratégie de Google (avec son slogan moraliste « Be No Evil ») même soutenu par la politique de diplomatie publique d'Hillary Cliton (prête à soutenir toutes les dissidences sur Internet) se heurte au mur de la puissance et de l'autorité. L'utopie d'une multinationale faisant céder une grande puissance par la menace de se retirer et de la priver de sa technologie s'éloigne autant que celle d'une Toile par nature rebelle à toute censure.


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Titre : FRANCOIS BERNARD HUYGHE « LA CULTURE, INSTRUMENT DU SOFT POWER »
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Le programme de « diplomatie culturelle » apparaît en pleine guerre froide, quand les autorités américaines prennent conscience du pouvoir et de la puissance de la culture populaire américaine, partout dans le monde. Une interview de François Bernard Huygue, docteur d'État en Sciences Politiques et chercheur à l'IRIS (Institut de Relations Internationales Stratégiques).

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