DEREK WOOLFENDEN « LA CLEF REVIVAL »
Enregistrement : 19/11/2019
Mise en ligne : 19/11/2019
Face à cette pression rien moins que spéculative, une résistance s'organise et nombreux sont les collectifs à proposer des espaces partagés de création, de travail et de diffusion. On pense au Shakirail, au Doc!, à la Gare Expérimentale, au Carbone 17 et à tous ces lieux alternatifs qui persistent à propager un peu de vie dans une « ville lumière » toujours plus tendue et contrôlée.
Rencontrés à l'occasion d'une double projection de Vampyres et des Sources Occultes, le réalisateur Derek Woolfenden et l'Association Home Cinéma occupent ainsi le cinéma La Clef, fermé depuis le printemps 2018, avec pour objectif d'assurer le maintien et la survie de la dernière salle associative de Paris.
Une initiative aussi nécessaire que belle, intelligente et généreuse, dont l'écho résonne au travers du Quartier latin et au-delà. Comme en témoigne le public nombreux qui se retrouve chaque soir autour d'une programmation éclectique, exigeante et des séances à prix libre, souvent en présence des équipes des films proposés.
Propos recueillis par Laurent Courau.
Plusieurs raisons. Une raison collective. Étant un cinéma associatif depuis plusieurs années et défendant un cinéma diversifié, engagé directement et indirectement au travers de sa programmation ou de l’accueil de festivals marginalisés, les associations artistiques (et pluridisciplinaires) issues des occupations précaires se sont reconnues dans cette mobilisation pour investir ce lieu vacant chargé d’histoire (et au travers de leur statut associatif respectif).
Une raison personnelle. Il s’agissait à la fois de régler une vieille dette de cinéphile (j’y ai découvert le réseau expérimental avec la complicité du distributeur du CJC et des films étranges qui ne passaient plus dans d’autres salles peu après leur sortie nationale ; comme Reservoir Dogs, Bad Boy Bubby) et de cinéaste (ce cinéma a diffusé une grande majorité de mes films quelque soit leur durée, format ou leur violence !). Et de résoudre l’idée fixe d’organiser à Paris l’exposition d’un artiste plasticien et maquilleur SFX de génie, disparu trop tôt et trop jeune à la fin de l’année 2017. Avec sa salle polyvalente, le Cinéma La Clef serait idéal pour accueillir cet artiste frondeur à son corps défendant !
Au-delà du seul voisinage, on s'étonnerait presque de voir que la mairie du cinquième arrondissement vous soutient, ainsi que la mairie centrale, que de nombreux médias et professionnels du cinéma. Peux-tu résumer la situation actuelle pour nos lecteurs ? Où en sont les tractations judiciaires, à l'heure où nous assurons cet entretien ?
Nous sommes actuellement sous procédure judiciaire et dans un référé heure par heure. Nous sommes issus de divers collectifs et représentons une occupation politique, et au travers d’une démarche désintéressée bien évidente : nous occupons un lieu non pas pour y habiter ou avoir un atelier d’artiste (alors que la plupart d’entre nous en aurait bien besoin…). Les spectateurs et/ou riverains nous soutiennent complètement d’autant plus que l’Association Home Cinéma, qui occupe donc les lieux, se compose, en plus des artistes pluridisciplinaires issus des occupations précaires, du Collectif de spectateurs « Laissez-nous La Clef », fondé à la fermeture du cinéma en avril 2018. Vous pensez bien que la Maire du 5e et La Ville de Paris ne peuvent que nous soutenir dans la mesure où cette fusion de nos forces représente un électorat effectif bien tentant pour eux. Nous ne sommes pas dupes, nous sommes des statistiques, donc des voix !
Pour revenir à la Justice, nous avons obtenu un report pour le 28 novembre grâce aux aides juridictionnelles en cours de validation…
Vous occupez La Clef depuis le mois de septembre 2019, en assurant des séances quotidiennes avec des entrées à prix libre. Comment fonctionne votre équipe ? Je crois me souvenir que vous êtes tous bénévoles et que les sommes récoltées vont principalement aux frais techniques et d'entretien ?
Nous occupons le Cinéma depuis le vendredi 20 septembre et, dès le lendemain soir, nous avons inauguré le lieu en montrant un film (Attica de Cinda Firestone) pour affirmer à tous les riverains (et à nous mêmes pour nous convaincre de notre lutte culturelle et nous donner du baume au cœur pour la poursuivre) qu’on ferait battre le cœur de ce cinéma à nouveau à un rythme régulier et soutenu par tous les programmateurs et artistes vidéos (et pas que) chaque soir pour maintenir le cinéma à flots contre vent et marée… Nous sommes toutes et tous bénévoles. En effet, tous les frais vont pour la maintenance, la logistique et l’achat de matériel en tous genres dédiés à l’optimisation maximale du confort et de la sécurité du spectateur. Nous fonctionnons au travers d’un noyau dur de 30 personnes qui se réunissent de manière hebdomadaire (réunion orga) et de 40 personnes pour les réunions mensuelles de programmateurs. Ensuite, nous prolongeons nos discussions sur des plateformes dédiées à nos problématiques et décidons souvent par consensus collectif.
En vous rendant visite, j'ai noté avec plaisir que les riverains semblaient vous soutenir. Est-ce que tu confirmes vos bonnes relations avec le voisinage ? (sourire)
Oui. Ils retrouvent en partie le cinéma engagé ou/et d’auteur qu’ils côtoyaient quand le cinéma était encore légal. Et l’Association Home Cinema fédère plusieurs collectifs et associations dont celui des spectateurs du lieu (« Laissez-nous La Clef »). Et parmi les plus mobilisé-e-s (surtout des femmes), je ressens une énergie positive et déterminée alors que leur tranche d’âge est plus mûre que celle des autres collectifs fusionnés. Ça fait plaisir !
Malgré la pertinence, voire même l'évidence - à mes yeux - de votre occupation, avez-vous rencontré des réactions négatives, au-delà des propriétaires du lieu ?
Oui, depuis peu, mais je tairais le nom de cette personne pour ne pas entrer en guerre avec elle et ne pas lui accorder plus d’importance qu’elle ne mérite. Et puis, il y en aura d’autres… Sinon, nous avons des ennemis dissimulés sous des bien beaux masques qui ont tendance à nous infantiliser pour nous provoquer ou/et nous inférioriser jouant de nos origines précaires pour la plupart d’entre nous. Cela ne fait que renforcer notre détermination dans cette nouvelle variation de la lutte des classes… Et puis, il y a ceux qui s’encanaillent en parlant de nous sans même nous avoir rencontrés, colportant ainsi des idées fausses comme « des anciens salariés qui reprennent un cinéma… » ; ils fantasment sans doute une dimension sociale à la Ken Loach… Ou encore d’autres qui profèrent : « Des squatteurs reprennent un cinéma » sous-entendant qu’on y habite. L’imagination du lecteur, ainsi orientée, n’aura plus qu’à faire le reste pour décrédibiliser politiquement notre combat.
Peux-tu nous toucher un mot de votre programmation, qui semble à la fois éclectique et exigeante ? Ce qui ne semble d'ailleurs pas rebuter le public, nombreux à vos séances.
La réussite actuelle concerne surtout la dimension emblématique et historique de notre occupation qui redonne de la place à son spectateur, non plus considéré (comme partout ailleurs) comme un consommateur, mais comme un destinataire (en cela, nous renouons, je l’espère, avec les questionnements de Marc’O ou du Living Theatre à la fin des années 60). Cette mobilisation confirme également qu’il y a un ras-le-bol collectif concernant le manque de place à l’égard de toute émergence artistique. À tord, le gouvernement a souvent tendance à renier les réseaux sociaux de ces derniers. Et puis, je pense que la formule d’aller au cinéma et de voir des films à prix libre pour se mobiliser, c’est plutôt attrayant, non ? Notre programmation découle de tout ça. Une constellation d’envies, un feu d’artifices de désirs. Marginalisée par la société, notre culture l’est donc tout autant. Nous défendons un cinéma associatif et engagé qu’est La Clef parce que nous aimons les films que ce cinéma a pu défendre ou défendrait encore légalement s’il le pouvait.
De nombreuses associations se sont greffées autour du noyau dur de La Clef Revival. Est-ce que tu peux nous présenter un peu l'éventail des structures qui vous entourent et participent à la vie du cinéma ?
Il y a donc des associations d’artistes pluridisciplinaires comme Curry Vavart ou le DOC, des lieux comme le Post (fermé depuis fin octobre) ou le Jardin Denfert, des collectifs de réalisateurs et producteurs indépendants comme le SMAC ou encore des collectifs de programmateurs comme « Conséquences » ou « La Serrure », et des étudiants de Paris 3… mais aussi des électrons libres pivotant d’un lieu ou d’une association à l’autre.
Vous vous êtes engagés à quitter les lieux à partir du moment où un projet de reprise sera mis en place, en assurant une continuité. Bien que la question soit difficile, est-ce que vous vous sentez optimistes sur l'éventualité de cette reprise ?
Je ne peux pas répondre pour le collectif. Pour ma part, je suis ni pessimiste (sinon, je me découragerais), ni optimiste (de peur d’être trop déçu à l’arrivée). Comme ces vieux cheminots de l’époque des derniers « dévorants » (chemins de fer à vapeur), je me contente d’envoyer du charbon avec ma pelle dans la bouche béante de notre chère Bête humaine pour continuer d’avancer coûte que coûte et ne pas perdre un temps précieux, de sorte à défoncer les portes (ou les frontières/limites comme dans Vanishing Point de Richard Sarafian) avant même de les craindre, ou quitte à venir s’exploser contre les tracteurs de la spéculation immobilière !
Ou disons-le autrement en ce qui me concerne… Cette occupation est pour moi comme un film réel (un peu à la manière de Real Fiction de Kim Ki-duk) qui débute comme un film de guerre avec ses préparatifs et ses repérages ou un film social britannique pointilleux sur le descriptif scabreux d’un forcené avant de réaliser ses méfaits (je pense à La Panthère noire de Ian Merrick). Puis vient le casting de l’équipe, du noyau dur pour « monter ce coup » digne des plus grands hold-up du film criminel (du Quatrième Homme de Phil Karlson à Thief ou Heat de Michael Mann) ou des opérations valeureuses et presque suicidaires des Sept samouraïs aux Douze salopards. J’aime à défendre jusqu’au bout des films, à savoir leur vision morale qu’on a tendance à porter aux nues, de manière verbale et par l’écrit uniquement, sans en adapter les préceptes moraux dans notre vie quotidienne quand l’occasion se présente pour en éprouver leur radicalité nécessaire (voire drastique) pour un monde meilleur. Personnellement, pour que ce film réel soit parfait, il ne manque plus qu’une Bonnie dans mon cœur pour renforcer les rangs (rires)…
Concluons sur une note optimiste et volontaire. Que peut-on faire pour vous soutenir, en plus de signer la pétition et de venir aux séances, en participant ainsi à la vie de La Clef Revival ?
Continuer à diffuser notre démarche pour être réaliste, en parler autour de vous et venir aux séances pour maintenir un intérêt public et le préserver coûte que coûte envers des potentiels acheteurs roublards et obstinés à voir dans ce lieu un bien, une chose plutôt qu’une âme et un cœur. Tant que ce cinéma aura les projecteurs sur lui, plus il aura des chances de survie. Ou pour être fantaisiste, imaginer un finale façon La Vie est belle de Frank Capra pour être dans l’idéalisme le plus dingue…
Bref, maintenir le battement de cœur du King Kong de John Guillermin, si l’on se réfère à la toute fin du film, pour préserver toute Altérité et défier l’enfer du Même qui rôde (l’uniformisation que critiquait les films de SF tels Le Village des damnés de Wolf Rilla à John Carpenter ou des trois versions filmiques de Body Snatchers).
Commentaires
Vous devez vous connecter ou devenir membre de La Spirale pour laisser un commentaire sur cet article.