NORMAN SPINRAD « CE QUI NE TUE PAS L'AMOUR, LE REND PLUS FORT »
Enregistrement : 27/12/2019
Mise en ligne : 27/12/2019
Auteur d'une trentaine de romans qui oscillent, pour la plupart, entre science-fiction et littérature d'anticipation, Norman Spinrad fait partie des saints patrons de La Spirale. Depuis la publication en 1966 de son premier roman, Les Solariens, ce natif du Bronx amateur de culture rock a su traverser avec talent les décennies sans perdre un instant de son regard affuté sur le chaos du monde qui l'entoure.
Traduit de l’anglais par Norman Spinrad & Ira Benfatto. Photographie d'Emmanuel Grandvillain, portraits de Norman Spinrad et de Dona Sadock par Violette Le Quere.
Dona Sadock et moi avons vécu une histoire d'amour d'un demi-siècle, une histoire qui perdure, et qui n’a rien de simple ou conventionnelle. Nous nous sommes rencontrés lors d'une conférence littéraire à Milford en Pennsylvanie, en 1965. Je venais de publier mon premier roman et parcourais les routes de New York jusqu'à la Californie. Elle s’apprêtait à partir pour l’Europe. Ce ne fut pas l’amour au premier regard, mais l’amour à la première conversation. Quand la conférence fut terminée, je lui ai demandé de prendre la route avec moi, ne croyant pas vraiment qu'elle le ferait. Et elle ne le fit pas.
J'ai fini par la pourchasser entre la Californie et New York, sans jamais vraiment l'attraper, mais notre destinée commune avait commencé. En tant que meilleurs amis de toujours, même quand mariés à d'autres, parfois en tant qu'amoureux vivant ensemble, entre New York et Los Angeles, et même Paris pour moi.
En septembre 2001, je vivais à Paris, bien qu’étant le président des auteurs américains de science-fiction, ne cherchez pas, et il était de mes fonctions de présider sa réunion annuelle à Philadelphie. J’ai pris l’avion pour New York où j’ai logé chez Dona. Nous sommes allés à Philadelphie ensemble, sommes retournés à New York et je suis parti seul en Floride rendre visite à ma mère, puis je suis retourné à l'appartement de Dona dans la nuit du 10 septembre et je me suis réveillé, oui, le 11 septembre, le lieu et la date nous sommes redevenus un couple. Dona m'a suivie à Paris. Nous y avons vécu quelques années, puis suite à divers désastres d’édition et d'immobilier, elle est retournée à son appartement new-yorkais. Elle a fait la navette entre New York et Paris environ dix ans et est finalement revenue à Paris pour y rester.
Voici donc notre histoire d'amour en 300 mots, ou plutôt l'introduction à l'histoire de notre vie commune avant le 3 septembre 2019. Dona a longtemps eu des problèmes à marcher en raison de diverses blessures et accidents, mais nous n'avons jamais laissé cela contrarier nos voyages ensembles, en France, en Italie, en Angleterre, au Danemark, en Suisse, en Allemagne, en Serbie, en Espagne.
Mais la nuit du 2 septembre 2019, Dona est tombée, elle s'est fracturé le fémur et a dû être transportée à l'hôpital pour une opération en urgence. Elle fut un succès, mais l’hôpital avait quelque chose de la comédie britannique L’Hotel en Folie, revue et corrigée par Stephen King. On l’a gavée de drogues et de médicaments inconnus qui l’ont laissée délirante et paranoïaque. La convalescence après une telle opération serait normalement d’une semaine d'hôpital et peut-être d’un mois, voire plus, de centre de rééducation. Mais Dona ne voulait rien avoir à faire avec cela, et moi non plus.
Donc, je l'ai ramenée à la maison après quatre jours et nous nous sommes promis qu’elle ne serait pas institutionnalisée un jour de plus, que je m'occuperais d'elle 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, avec les seules visites d’une infirmière pour ses injections journalières qui furent nécessaires durant 40 jours, la nettoyant parfois et changeant ses bandages une heure durant, d’une autre femme pour sa cure de désintoxication 3 fois par semaine, de notre femme de ménage ainsi que de notre amie Soma qui nous rendait sa visite hebdomadaire.
Notre médecin, parmi tant d'autres, a pensé que c'était dingue. Dona ne pouvait pas aller aux toilettes. Dona ne pouvait pas cuisiner. Dona ne pouvait pas faire de courses. Dona ne pouvait pas quitter l'appartement. Je ne pouvais donc jamais sortir plus d'une heure.
Mais tout ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. Quand j'ai passé trois semaines à l'hôpital après l’opération de mon cancer, Dona dormait dans la chambre avec moi. Quand Dona était à l'hôpital, je dormais dans la chambre avec elle et ce, même en pleine écriture d’un roman.
Mais dans ces contextes là, il y avait des infirmières, des cuisinières, etc. Alors que là, c'était juste Dona et moi, et elle était physiquement démunie. Mais je suis un bon cuisinier et j'aime cuisiner, et je peux faire les courses et nettoyer si je dois le faire. Et après tout, des millions de ménagères le font bien chaque jour. Et parce que je fais de l’exercice depuis près de 40 ans, même à 79 ans, je suis assez fort et agile pour transporter mon amour dans et hors du lit, comme aux toilettes. Je ne suis pas exactement une infirmière, mais je suis ce que j'appelle un chaman du 21ème siècle et je suis plus aguerri en biologie que la plupart des médecins.
J’ai pu le faire parce que je le devais. Je n'ai jamais vraiment pensé à aucune autre alternative.
Pas de retraite, bébé, pas de reddition.
Mais ce que je n’avais pas vraiment réalisé avant que nous nous retrouvions dans cette situation existentielle des semaines, c'est que nous ne serions pas seulement dans l'appartement ensembles 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 ; mais que nous serions seuls, à deux. Je n'osais pas aller où que ce soit, même seul, plus longtemps qu'il n'était absolument nécessaire, et Dona n'était vraiment pas en état physique ou mental pour supporter les visites.
Donc, pendant ces quarante jours, nous sommes restés entre nous, hormis la visite journalière d’ heure ou moins de l’ infirmière, celles de notre excellente kinésithérapeute Christina Toussaint une heure trois fois par semaine, la visite hebdomadaire de trois heures de Soma, celle occasionnelle du médecin, une visite de notre amie Cynthia et celle de nos amis Violette Le Quere et Joe Cady pour mon anniversaire, le 15 septembre, où ils m'ont offert un portrait de moi par Violette à placer à côté de celui qu'elle avait fait de Dona. Ce qui était émouvant et définitivement approprié.
Notre vie sociale était devenue inexistante, notre vie personnelle était un difficile mélange entre le partage d'une cellule de prison et celui d'une chambre d'hôpital. Et pour aggraver les choses, ces nécessaires injections quotidiennes d'anticoagulants affaiblissaient Dona et d’inutiles antibiotiques lui donnaient la diarrhée. Une descente dans un enfer de solitude. Ou du moins, c’est ce qui semblerait ressortir de ce récit.
Mais ce qui ne tue pas l'amour, le rend plus fort. Il n'y eut ni retraite, ni reddition. Et loin de nous déchirer, cet isolement de quarante jours nous a rapprochés ou peut-être nous a-t-il permis de réaliser à quel point nous étions déjà proches, ou les deux. Lorsque les injections quotidiennes ont cessé et que la visite de l'infirmière ne fut plus nécessaire, nous savions que nous avions accompli ce qui était censé être impossible, et nous l'avions fait ensemble. Dona était encore essentiellement alitée, et bien plus de convalescence nous attendait. Mais nous avions triomphé, le pire était derrière nous. Nous l’avions fait à notre manière, à la maison et à deux. L’état de Dona s’améliorait tant et si bien que nous avions prévu une fête du Nouvel An pour célébrer notre retour au monde extérieur.
Ou du moins nous l’avions espéré jusqu'à ce que ce que tout parte en couille, et de toutes les manières possibles.
Un jour, Dona s’est réveillée avec une sale diarrhée, la vessie boursouflée, une faiblesse généralisée, à présent si mal qu’elle devait être à nouveau hospitalisée. Après deux jours d’affolement, notre médecin lui a obtenu une chambre à l’Hôpital Américain. L’ambulance est arrivée soudainement, nous embraquant sans autre préparatif, sans vêtement de rechange ou même une brosse à dents.
L'hôpital était loin de chez nous. Je n'allais pas la laisser seule là-bas. Je resterais avec elle dans sa chambre d'hôpital, aussi longtemps que nécessaire. On nous a d'abord dit que ce serait trois jours, je ne pensais donc pas que dormir sur une chaise serait un problème. Je l'avais déjà fait pour elle auparavant, et elle l'avait déjà fait pour moi.
Mais cela s’est avéré être une semaine complète. Et quelque chose d’étrange, de plutôt merveilleux, s’est passé durant ces sept jours.
Quand on nous a annoncé que nous serions ensembles à l’hôpital une semaine et non pas trois jours, parce que je n’avais que le pantalon et la chemise que j’avais sur le dos, mon téléphone et une paire de lunettes de vue bon marché, je comptais rentrer chez nous et rapporter des vêtements de rechange, une brosse à cheveux, une brosse à dents, de bonnes lunettes, des livres et peut-être même mon petit ordinateur. Mais de toute façon, après la deuxième nuit, j'ai décidé de ne pas le faire.
Dona subissait une batterie de tests, était médicamentée et nourrie par voie intraveineuse. Elle craignait de se passer de moi, jugeant son français insuffisant. Mon français n'est peut-être pas parfait, c’est le moins que l’on puisse dire, mais mes connaissances approfondies en biologie humaine, et ce jusqu'au niveau moléculaire, sont bien plus sophistiquées que celles de la plupart des médecins spécialisés.
Je suis ce que j’appelle un chaman du XXIe siècle, notamment un écrivain de science-fiction qui a publié une douzaine de textes dans Nature et qui lit le magazine Weekly, ce qui me permet d’examiner les interactions en généraliste éclairé. Comme Buckminster Fuller m'a dit un jour: « Si vous parlez leur langage, vous pouvez converser avec tout spécialiste en égal. » Les problèmes médicaux étant complexes, et les problèmes médicaux complexes de Dona étant interactifs, je n’arrivais pas à faire confiance à l'équipe de spécialistes et en leur capacité à se concentrer sur leurs interactions et boucles de rétroaction.
J'ai donc décidé de ne pas rentrer du tout. Je suis resté avec Dona. Donc, je ne me suis pas rasé, je ne me suis pas changé, j'ai dormi sur une chaise, puis sur un lit de camp. Bon sang, j'avais déjà fait ça avant. Mais au fil des jours, j’ai appris, ou plutôt compris, quelque chose que j’avais déjà lu.
Certaines cultures ne conçoivent pas le temps, le lieu et l’action comme des éléments séparés, mais comme une chaîne d’événements holistiques. Dona et moi allions partager cette chambre d'hôpital sept jours. C’était le lieu et le temps donnés de l’événement holistique, qui étaient fixés, mais nos actions ne l’étaient pas. Il ne tenait qu’à nous de compléter la chaine d'événements holistiques.
Soyez ici, maintenant, pas dans le sens fastidieux des hippies, mais dans le sens Einsteinien. Ne vivez pas dans le passé, ni dans le futur, mais dans la série d'événements holistiques qui sont le réel maintenant. Ceci est toute la science de ce concept.
Ne vivez pas dans l'imaginaire du futur ou dans la mémoire du passé, mais dans le présent holistique. Notre réalité était que nous allions demeurer dans cet espace spatio-temporel durant sept jours. Sans qu’aucun d’entre nous ne change de vêtements. Avec Dona au lit et moi sur un lit de camp. Avec rien à lire. Rien d’autre à faire que regarder la télévision, manger et se parler. Les examens et procédures médicales étaient pénibles, mais elles ne prenaient qu'une petite partie de notre temps. On aurait pu supposer tout ce temps libre tellement ennuyeux, que nous aurions fini par nous sauter à la gorge l’un l’autre, chose qui ne nous était pas inconnue en un demi-siècle d’histoire.
Mais la magie dans tout cela est que quand…
[We were] so much older [in that past]
[We are] younger than that now
(réécriture de My Back Pages de Bob Dylan)
Avec rien d’autre à faire que regarder télévision avec excès, nous nous sommes retrouvés à profiter de la compagnie l’un de l'autre, comme nous n’avions pu le faire dans la longue chaine d'événements holistiques. Il y avait une sorte de pureté à cela. Aussi fou que cela puisse paraître, ces sept jours sont devenus une sorte de vacances, hors de cet événement holistique. Dans lequel nous nous sommes redécouverts. Une lune de miel karmique comme nous n’en avions jamais connue au cours du demi-siècle précédent.
© Patrick Targazh (2013)
Elle s’est prolongée après le retour de Dona à la maison, suite à ce deuxième séjour à l'hôpital. Elle était entrée à l'Hôpital Américain avec la diarrhée, une vessie gonflée à cause d'une infection E. coli, une malnutrition sévère et une incapacité à marcher entre autres symptômes, mais le personnel médical était de premier plan et elle en est ressortie dans un bien meilleur état physique.
Mais ce qu'ils ont amélioré furent principalement les symptômes secondaires, et les antibiotiques qu'ils durent utiliser créèrent leurs propres symptômes négatifs : plus de diarrhée, une faiblesse corporelle générale, une perte d'appétit, de poids, etc.
Par définition, les antibiotiques tuent les bactéries, mais généralement pas de manière sélective. Et il est maintenant entendu que les voies digestives et urinaires humaines contiennent des centaines, voire des milliers d'espèces de bactéries qui ont co-évolué avec nous : le microbiome. Beaucoup d'entre eux, peut-être la majorité, ne sont ni nocifs ni utiles, mais certains sont essentiels à notre bonne santé.
Actuellement, comprendre pleinement le microbiome tient de la microbiologie de pointe, et donc la « médecine » est à la traîne. Mais j'en savais assez pour donner à Dona le pro-biotique à la fine pointe de la technologie, qui rétablit une aire biotique saine, du moins au mieux qu’il puisse se faire actuellement, ainsi que de l'arginine, qui renforce l’appareil circulatoire. Elle avait été nourrie de calories et de protéines complémentaires par intraveineuse à l'hôpital, et à la maison, nous avons continué avec des boissons similaires. Et cela a suffi à réveiller chez elle un appétit sain, Dona mange à présent deux à trois repas par jour.
Ainsi, mis à part son problème de mobilité, la santé physique de Dona se rapproche à présent de la normalité dans le sens asymptotique, et avec elle, Dona recouvre ses esprits.
Toutefois....
Certains condamnés libérés après de longues peines de prison finissent par frapper des flics ou commettre tout autre délit pour retourner derrière les barreaux. Ils s'étaient adaptés à cette réalité holistique parce que l’absence de libre arbitre ne leur permettait de faire face à aucune autre.
Bien sûr, notre magnifique appartement parisien n’est certainement pas une cellule de prison, mais d’une certaine manière, nous sommes coincés ensemble depuis trois mois et, comme nous nous sommes adaptés à cette semaine-là dans la chambre d’hôpital, nous nous sommes adaptés de manière positive à ces trois mois d’isolement. Parce que nous devions.
Mais c’était beaucoup plus long, et dans un certain sens, plus attrayant et donc beaucoup plus addictif. Six fenêtres s'ouvrant sur une mini forêt parisienne, submergés de livres. De la bonne nourriture, c’est moi qui le dis. Des ordinateurs. De la musique d’une demi-douzaine de sources, y compris un clavier, dont j’ai plus ou moins appris à jouer au cours de ces trois mois.
Pas exactement la taule ou l’asile. Mais nous approchons maintenant de la fin de la condamnation, nous y avons travaillé de tout notre cœur, de tout notre savoir, de tous nos pouvoirs, et nous l'avons fait par nous-mêmes. Nous avons gagné notre liberté et le seul mur de prison qui nous sépare d’un retour à ce vaste monde est celui de la peur.
Comme le disait Franklin D. Roosevelt : « La seule chose que nous ayons à craindre est la crainte elle-même. »
Comme l'a écrit Frank Herbert : « Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi. »
Tout ce qui n'a pas tué notre amour n’a fait que le rendre plus fort.
Norman Spinrad
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