QUENTIN BRUET-FERREOL « DIEU EST UN VOLEUR QUI MARCHE LA NUIT »


Enregistrement : 17/06/2022

Dans son premier roman, Dieu est un voleur qui marche dans la nuit, paru chez Bouquins, Quentin Bruet-Ferréol, grand amateur de bizarre devant l’Éternel, nous fait pénétrer dans le quotidien de la fameuse secte Heaven’s Gate, dont la destinée s’acheva par un suicide collectif en 1997.

Véritable thriller métaphysique, le livre se lit d’un trait. En décortiquant les mécanismes psychologiques des adeptes, l’auteur nous fait découvrir une secte « pas tout à fait » comme les autres. Si le suicide collectif nous ramène forcément à d’autres exemples, comme l’affaire Jim Jones, celle du Temple Solaire ou encore Waco (quoiqu’à ce sujet la notion de suicide reste débattue), le fonctionnement de Heaven’s Gate était bien spécifique et les deux gourous, Marshall Applewhite et Bonnie Nettles se révèlent à la lecture du roman comme possédant des personnalités très complexes.

Grâce à ce livre, on découvre la secte « de l’intérieur », et on se rend vite compte que la mécanique de la dérive sectaire est loin d’être aussi simple qu’on se l’imagine trop souvent. Quant à la doctrine d’Heaven’s Gate, leur étonnant mélange de science-fiction, de New Age et de christianisme nous révèle en creux bien des préoccupations de notre monde (post) moderne.


Propos recueillis par Rémi Sussan.



Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser à Heaven’s Gate ?

J'écris sur les idées bizarres et les groupes marginaux depuis plus de quinze ans à travers un site qui s'appelle le Tryangle et je suis notamment passionné par les sectes. En collectionneur, je les étudie pour identifier les invariants, ce qu’elles révèlent sur l’être humain… et pour ressentir le vertige de toutes leurs croyances étranges.

Pour ce qui est d’Heaven’s Gate, je surfais sur des sites bizarres comme à mon habitude, et je suis tombé sur leur site officiel. Ça a fait comme un bruit dans ma tête et je me suis dit que j’avais enfin trouvé la chapelle Sixtine de l'étrange. Vingt ans après les faits, ce site officiel était encore en ligne, avec un gif animé « Alerte rouge » qui clignotait toujours, comme si le suicide collectif venait tout juste d'arriver. Nous étions pourtant à la fin de l'année 2014… comment le site pouvait-il être encore en ligne alors que tous les membres de la secte se sont donné la mort en mars 1997 ? Comment pouvait-il rester en l'état alors qu’a priori il n’y a plus personne pour payer la note ?

Intrigué, je commence à gratter et je découvre leurs croyances que je trouve incongrues mais fascinantes, dans leur résonance à la contre-culture, à la cyberculture, au transhumain, même au transgenre, et à toute notre époque. La théologie d’Heaven’s Gate est régulièrement présentée comme un charabia biblique, incompréhensible, indéchiffrable... En continuant de chercher, j’ai découvert une pensée, certes extraterrestre, mais une pensée articulée.



Pourquoi en avoir fait un livre, et pourquoi un roman ?

J’ai trouvé une adresse mail, dont j’ai vérifié par WHOIS qu’elle était bien propriétaire du site. J’ai envoyé alors un message, une bouteille à la mer, sans trop y croire… et quelqu'un m’a répondu : c’était le webmaster d'après la fin du monde, l’homme auquel la secte avait confié la gestion du site après le suicide. Une preuve que tout cela était très bien organisé. Que ce site n'était pas juste une trace, mais faisait partie d'un rite d’upload de toutes leurs croyances en ligne… Ce que j'avais en face de moi ne relevait pas du site internet classique, mais du texte sacré : une théologie pour le 21e siècle.

La décision d’en faire un roman vint d’une conviction : des livres qui analysent les croyances d’Heaven’s Gate, il y en a… avec un roman, je voulais réussir à les faire vivre, expérimenter et à en sentir la logique insoupçonnée. Nous avons forcément un biais lorsqu’on observe une secte de l’extérieur : étymologiquement, le mot « secte » vient de « secare », ce qui est séparé… c’est une sorte de bulle, une réalité virtuelle et imaginaire, et tant que vous restez à l’extérieur, vous ne pouvez que la disséquer, en percevoir les absurdités et l’horreur. Dans le temps du roman, je voulais créer un espace immersif où faire revivre ces 39 suicidés et mettre le lecteur dans leur chaussure, leurs fameuses Nike plus précisément. Cela peut faire peur, car c’est une histoire tragique qui a détruit la vie de beaucoup de gens et de leurs familles.

Mais leur rendre justice, c’est aussi rendre compte de leur expérience à eux : me mettre à la place des personnages et réussir à raconter l'histoire depuis l’intérieur de la bulle sectaire, dans ce monde imaginaire où une certaine « magie » fait partie de la réalité et où les expériences mystiques sont légions. Ne pas déployer leur irrationalité, mais au contraire aller chercher la logique interne de leur aventure intérieure. Le roman a ce pouvoir !

C'est un roman qui est à la fois fictionnel et fidèle : fidèle parce qu’il se base sur tous ces entretiens, sur une recherche d'archives qui m'a pris des années, et fictionnel parce que, pour écrire le texte que je souhaitais, j'ai romancé l’histoire des personnages. Quoi qu’il en soit, aussi proche soit-on du réel, il faut juste assumer que non, je n’y étais pas… je ne peux en livrer qu’une interprétation.

Qui sont ces gens qui ont rejoint Heaven’s Gate ?

Quand on parle de dérives sectaires, on entend souvent la même formule : « C’est un prédateur spirituel qui abuse de faibles d’esprit ». C’est bien plus complexe que cela… Avec Heaven’s Gate comme avec d’autres mouvements, on s’aperçoit que les adeptes ne sont pas particulièrement idiots, ou encore issus de milieux défavorisés comme on l’entend aussi. Il y a une très grande diversité de profils, dont le point commun est une recherche romantique des grandes réponses. Une quête d’absolue qui devient leur talon d’Achille.

Je voulais prendre ce chemin et vivre cette « aventure » - car c’est de cela qu’il s’agit pour eux – puis la faire revivre aux lecteurs comme un roman noir avec ses retournements de situations, son suspens. La secte se présente comme une tyrannie, et comme en Grèce antique, qui dit « tyran » dit « héros »… les adeptes entrent dans un monde héroïque où ils croient pouvoir sauver le monde, ou faire preuve d’une force surhumaine face à une menace existentielle.

Mais tu as eu aussi la possibilité de tomber justement sur des infos sur la vie de ces gens.

Il y a eu beaucoup d'échanges, d'abord avec les deux webmasters d'après la fin du monde qui forment en fait une association qui s'appelle TELAH (The Evolutionary Level Above Human), créée pour gérer les biens de la secte ainsi que la diffusion de sa parole – puis avec un autre en particulier, qui tenait un journal. Et tout n’est pas rose au pays des survivants d’Heaven’s Gate, ils se battent depuis des années… comme une famille pendant une succession. D’autres personnes ont fait l’expérience de ces échanges avec eux, on en trouve de nombreux témoignages sur Reddit et ailleurs.

Il en restait beaucoup, de ces disciples ?

C'est vraiment difficile de donner le chiffre exact, mais je dirais qu’une dizaine restaient vraiment actifs. Lors de mon premier échange avec TELAH, j'ai eu l'impression de parler avec des extraterrestres ou des robots. Ils parlent par phrases courtes, avec une extrême précision dans leur réponse. Pour un journaliste, ce ne sont pas de « bons clients », comme on dit… Ils refusent toute forme d’interprétation ou de glose, ils détestent ça. Il est clair qu’ils ont suivi une formation et qu’on leur a appris à parler comme ça. J’ai découvert par la suite qu’Heaven’s Gate avait sa propre vision du langage et de la communication : toute leur théologie voulait justement les aider à se détacher de leur humanité, un processus dissociatif qui laisse des traces pour toujours… L’autre disciple avec lequel j’ai échangé est plus disert, et plus libre, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils se disputent entre eux.



Est-ce que tu les as interrogés sur leurs opinions politiques actuelles ?

Les disciples d’Heaven’s Gate sont à l’aise dans le complotisme contemporain. L’un d’eux m’a beaucoup interrogé sur les gilets jaunes, puis sur le COVID… il m’a même interrogé sur Didier Raoult et Christian Perronne, c’est dire ! Pour eux, nous vivons les derniers moments avant l'apocalypse et, par conséquent, tout signe de catastrophe n’est qu’une preuve supplémentaire du complot de forces obscures qu’ils appellent les Lucifériens  .

Je connais d’autant mieux leur univers référentiel que je sais exactement quels livres se trouvaient dans leur bibliothèque lors du suicide collectif de mars 1997. Comment ? C’est une histoire étonnante : au cours de mes recherches, j’ai rencontré une jeune Américaine sur Instagram qui vendait des livres ayant appartenu à Heaven’s Gate. Elle m’a raconté que cette collection appartenait à son oncle, un homme étrange qu’elle a peu connu et qui avait acheté une grande partie de la bibliothèque d’Heaven’s Gate lors des enchères organisées par le comté de Los Angeles en 1999. Vingt ans plus tard, l’homme a été retrouvé mort dans une ruelle de Houston, avec dans sa poche une note contenant l’emplacement exact où on a l’a retrouvé… et le reçu d’un « storage locker ». C’est là qu’elle a trouvé la collection de livres ! Cet homme semblait obsédé par Heaven’s Gate et avait vécu dans les villes marquantes de l’histoire de la secte, comme Houston justement.

Dans la bibliothèque d’Heaven’s Gate, il y avait plusieurs livres de Jacques Vallée, dont Messengers of Deception où l’illustre ufologue narre sa rencontre avec Heaven’s Gate en août 1975 – mais aussi des livres sur l’orgonite, la terre creuse, la lune creuse, les cristaux, comment créer son propre État, comment devenir indépendant, comment tirer à l'arme à feu, est-ce que le sida est un complot, les ovnis, bien sûr, les états altérés de conscience…. et j’en passe ! Ce que j’ai trouvé de fascinant avec cette bibliothèque, c'est qu’elle montre qu’Heaven’s Gate n'est pas une anomalie, quelque chose qu’on pourrait écarter : c'est une matrice de la pensée post-humaine. Ces gens s’inscrivaient dans la contre-culture et dans la cyberculture qui a suivi, tant dans leur pratique du langage au quotidien, que dans leur rigoureux contrôle de soi à la manière de cyborgs, ou dans la façon dont ils se sont considérés comme des « chrysalides » au potentiel illimité.

C’est une métaphore également employée par Timothy Leary, par exemple.

Avec une certaine poésie, ils parlaient de « chrysalides promises à se transformer en papillon » et d’une « christification » comme d’un phénomène biologico-religieux. C’est une forme de syncrétisme entre le christianisme et la thématique New Age du Human Potential Movement,. D’ailleurs, le premier nom d’Heaven’s Gate était Human Individual Metamorphosis.

J’ai en effet découvert par ton livre qu’Heaven’s Gate était resté très près du christianisme, alors que ce genre de mouvement est souvent plutôt orientalisant, voire païen…

À l’origine de cette secte, il y a une histoire d'amour. Cette rencontre peut expliquer l’aspect hautement syncrétique de leurs croyances : au commencement, il y a Marshall Applewhite, fils de d'un pasteur presbytérien - et Bonnie Nettles, esprit 100% New Age. Madame tenait la rubrique astrologique du journal local, était inscrite à la Société théosophique et avait des conversations fréquentes avec le fantôme d'un moine franciscain, qui les aidera notamment à composer leur religion. Par contre, tous les deux partageaient un goût prononcé pour la science-fiction, en particulier pour Robert Heinlein et son roman, Stranger in a strange land (NDLR. En terre étrangère, en français).

La doctrine d’Heaven’s Gate se base sur l’idée que nous devons nous transformer : habituellement, les chrétiens possèdent le sens du collectif et pensent que Jésus s’est sacrifié pour expier les péchés du monde. Fort de leur individualisme bien américain, les deux gourous expliquent que Jésus n'a fait que montrer le chemin : il s'est laissé crucifier pour faire une démonstration de la manière d’échapper à notre monde gouverné par Lucifer. Autrement dit, Jésus ne s’est pas sacrifié pour les autres, il a juste montré l’exemple, version littérale et très exigeante de l’imitation de Jésus-Christ.

Au-delà des aspects grotesques de leur départ, il s’agit là d’une pratique monastique d’amélioration de soi. En ce sens, elle s’inscrit bel et bien dans le New Age et le développement personnel : vous allez travailler sur vous-même pour développer votre potentiel et devenir un Être du Niveau Supérieur, nom qu’ils donnaient à leurs extraterrestres divins.



En fait, en lisant ton bouquin, moi ça m’a fait beaucoup penser à certains trucs de Gurdjieff. Effectivement, on travaille sur soi, ce côté presque monastique. Et cetera.

C’est possible, mais je n’en ai pas la preuve. Au-delà des aspects chrétiens que je viens d’évoquer, leur croyance s’inscrit tout particulièrement dans la contre-culture et la cyberculture américaines : c'est un exercice de contrôle absolu de soi.

Ils adoptent un dualisme total : l’humain est un « véhicule » mécanique dont l’âme est le pilote. Sauf qu’en réalité, nous ne contrôlons plus rien. Nous sommes des êtres complètement « réactifs ». Ils veulent donc reprendre contrôle de leur véhicule, en évacuant toutes « influences » terrestres et organiques afin de pouvoir se transformer en super-humains. Comment faire ?

D’abord par un contrôle total du langage : leur méthodologie me fait penser aux utopies de la sémantique générale. J’ignore s’ils étaient des lecteurs de Van Vogt, mais Heaven’s Gate a créé quelque chose qu’ils appelaient la « magie mentale » fondée sur l’idée qu’à travers une modification du langage, une nouvelle réalité va se faire jour, mais aussi un nouveau « moi ». Ainsi, il sera presque interdit de dire certains mots comme « je » ou « tu », remplacés par des formules comme « mon véhicule pense que… ». Par le langage et les comportements au quotidien, vous allez peu à peu vous transformer et là aussi, ils ont un autre grand et surprenant modèle, Mr Spock ; obsédés par Star Trek, ils pensaient que le processus que doit suivre la terre est relativement analogue à celui suivi par Vulcain après la naissance de Surak. Les membres de Heaven’s Gate vont se présenter parfois comme des Vulcains, et même comme un autre peuple de Star Trek, les Q parce qu’ils sont encore plus parfaits que les Vulcains.

Bien sûr, nous retrouvons là des techniques habituelles de groupes à caractère sectaires… détruire l’identité, reconstruire les individus, changer leur langage.

Je trouve étonnant qu’ils s’identifient aux Q, parce que les Q sont plutôt des dieux grecs dénués de morale qui font ce qui les amuse, contrairement aux Vulcains…

Je pense que les membres de la secte, en tant qu’élèves, sont plus proches des Vulcains, mais les Êtres du Niveau Supérieur sont plus proches des Q. Ils vont même publier des annonces dans des forums en se présentant comme « les vrais Q ».



C'est intéressant parce que quelque part, ça ressemble aussi à la scientologie.

En effet, il y a un parallèle avec Ron Hubbard. Dans la scientologie, la réalité est une illusion créée par des dieux qui ont oublié leur nature divine. Heaven Gate, c’est un peu ça aussi et les deux mouvements partagent le décorum pseudo-scientifique et le goût de la science-fiction.

New Age oblige, une autre influence vient d’Orient et en particulier d’une certaine vision du bouddhisme : tout va être fait pour limiter le besoin de penser. Par exemple, ils vont noter sur chaque chose la manière dont on a le droit de l’utiliser. C’est très précis jusque dans les détails les plus quotidiens ! Prendre sa douche de telle manière, appuyer sur un bouton de telle manière, jusqu’à la cuisson réglementaire des pancakes le matin… Toutes les maisons qu’ils vont habiter vont devenir de véritables vaisseaux spatiaux, dont les pièces sont renommées pour faire exister ce monde imaginaire aux règles précises.

Le gourou va faire advenir ce monde imaginaire peuplé de cyborgs humanoïdes, pour contribuer à aller au bout de ce travail dissociatif. Derrière, il y a bien sûr quelque chose de manipulatoire : ici, l’arme du crime, c’est le langage. À force de les convaincre qu’ils n’habitent plus leurs corps, il n’est pas compliqué de les convaincre de le quitter… tout ce travail prépare l’ultime geste des 39.

C'est quelque chose qu'on trouve aussi chez Crowley qui proposait lui aussi dans un exercice d’éviter le pronom « je », ou dans la magie du chaos, où l’on s’amuse à « changer de paradigme » en adoptant des croyances ou des attitudes de manière aléatoire. C’est donc très proche de la contre-culture, mais je vois une différence. Chez Crowley ou dans la magie du chaos, le but est de se détacher de ses réflexes conditionnés, mais il n’y aucun jugement moral associé à ces exercices.

Mais pour revenir à l’aspect contre-culture, ton personnage de Barthélemy, au début, c'est un bon Baba Cool fumeur de pétards…


C’est avant tout un roman de formation qui raconte l’histoire de 39 Madame Bovary cosmiques. C'est pour ça que j'ai choisi ce personnage principal, un jeune hippie appelé Barthélémy, un nom fictif pour un personnage qui a bel et bien existé. Il est lui-même est très complexe, très contre-culturel, il lit Siddhartha, la Bible et évidemment, il fume... et au fur et à mesure il va glisser dans cette espèce de monde imaginaire de science-fiction et son langage va changer. Il décolle. À l’échelle de ce personnage, on assiste à la migration des paradis artificiels et orientalisants vers les mondes virtuels et l’imaginaire spatial.

Exit le rêve du sage et des plaisirs terrestres, exit la liberté sexuelle et bonjour l’abstinence : le sexe est interdit ! Le corps des adeptes, c'est-à-dire leur corps mécanique, n'a pas le droit de montrer un aspect mâle ou femelle, raison pour laquelle ils arboreront toujours la même coupe de cheveux ainsi que des vêtements larges pour dissimuler leurs formes. De son côté, le gourou trouve tout cela dégoûtant et utilise le mot « plomberie » pour parler de leurs appareils reproducteurs… c’est d’autant plus terrifiant qu’ils iront toujours jusqu’au bout de leur logique : quand ils vont avoir des pollutions nocturnes, ce sont des « problèmes de plomberie ». Leur conclusion ? Le gourou dira simplement : « si vous avez un jour un problème avec une machine, il suffit de changer une pièce ». D’où la pratique… de la castration, pour huit d’entre eux.

D’ailleurs, il y a un autre peuple StarTrekien auxquels ils aimaient à se comparer : les Borgs de Next Generation, une race d’hommes-machines qui partagent tous le même esprit et vivent à la manière d’une fourmilière. Heaven’s Gate donne l’impression d’être une race extraterrestre vivant parmi les humains, à leur insu.

Ce qui me frappe, dans ton livre c’est la personnalité des deux gourous. J’imaginais des Jim Jones, des Ron Hubbard, en fait ils ne sont pas du tout comme ça…

Ces deux gourous sont vraiment un mystère, une folie à deux. Bien sûr, il y a beaucoup de calcul et de manipulation chez eux, c’est indéniable… mais on ne se dit à aucun moment qu’ils ne croient pas ce qu’ils disent. Manipulateurs, oui, menteurs, non. Ce qui est stupéfiant et unique à mon sens, c’est qu’il va leur arriver de douter. Ils vont être capables de faiblir et d'exprimer leurs craintes devant leurs adeptes. Ces gourous m’ont fait penser à des personnages des romans de Philip K. Dick, en particulier dans La Trilogie Divine. Ce ne sont pas des manipulateurs à la Jim Jones ou Manson, mais des figures de faux dieux tragiques, qui n’arrivent plus à savoir s’ils sont bel et bien des dieux ou non. Ils n'arrivent plus à se souvenir s'ils ont créé l'univers.

Comme dans L’Invasion Divine, où le Christ est atteint une lésion cérébrale.

L’aventure d’Heaven Gate ressemble à un roman de Philip K. Dick dans la vie réelle. Marshall Applewhite aurait non seulement écrit son Exégèse, mais il aurait recruté des gens… et pas seulement des lecteurs. D’un point de vue romanesque, l’auteur de La Trilogie Divine est d’ailleurs mon principal modèle.



Mais à la fin, leurs croyances n’étaient-elles pas plus violentes ?

L’escalade vers la violence est un phénomène fréquent dans ce type de mouvement, comme cela s’est passé chez les Davidiens à Waco. Dans le cas d’Heaven’s Gate, il y a là aussi une étrangeté : avec les années, on observe un adoucissement paradoxal des règles. Au bout d’un moment, les « élèves », puisque c’est ainsi que sont nommés les adeptes de la secte, passent leurs examens et reçoivent quasiment un diplôme. Désormais, le gourou et les élèves vivent ensemble dans une simili-collégialité, et les élèves se mettent eux-mêmes à écrire des textes religieux. Cela étant, on peut y voir le moment où le gourou est arrivé à ses fins : ses adeptes lui sont acquis, et il n’a plus qu’à les pousser du bout des doigts pour qu’ils commettent un acte irréparable.

Mais en même temps, ils ont une certaine fascination pour les sectes violentes.

Souvent comparées à la toxicomanie, les dérives sectaires peuvent aussi s’apparenter à l’addiction au jeu. Gourou et adeptes ont trop investi, et sortir de la secte, c’est admettre que cet investissement était en pure perte. C’est l’un des biais cognitifs qui participe à l’embrigadement sectaire : le biais de coût irrécupérable.

Le gourou va chercher à délimiter une fin, une porte de sortie triomphale qui lui donne raison, comme l’a fait David Koresh à Waco avec sa prophétie apocalyptique auto-réalisatrice. Marshall Applewhite va être galvanisé par les flammes de Waco, et cela inspirera l’idée du suicide comme victoire face aux forces du mal – et comme moyen d’emmener ses disciples avec lui. La grande différence réside dans la violence : là où David Koresh rêvait d’un affrontement entre les forces du bien et du mal, Marshall Applewhite en était incapable… La secte a bien essayé de se doter d’armes à feu, mais il n’en supportait pas le bruit. Pacifiques, ils ont préféré partir dans le calme.

Pour autant, cela ne rend pas l’emprise mentale moins terrifiante : le gourou d’Heaven’s Gate a réussi à maquiller quelque chose d’effroyable en un rituel amical et fraternel. Ils ont même fait la vaisselle et taillé les haies avant de passer à l’acte.



Ce qui me frappe, c'est notamment le cas pour ton personnage principal, c'est que les gens pouvaient partir et que le gourou leur donnait même du fric pour bien repartir, ce qui n’est absolument pas dans la logique habituelle d’une secte.

C’est tout le mystère d’Heaven’s Gate et de ses gourous. Cette politique de la porte ouverte est-elle sincère, ou est-ce une ruse pour cacher la vérité de l’emprise ? C’est la question que je pose dans le roman et qui fait la tension du récit. Heaven’s Gate ne se résume pas à une collection de gens persécutés par des gourous, mais l’on peut y voir un collectif d’adeptes qui vont chacun contribuer à l’hallucination collective. Qui manipule qui ? Où commence le libre-arbitre de chacun ? Il faut suivre leur cheminement pour se faire un avis. Cela nous renvoie tous à notre fonctionnement, à nos croyances et à notre liberté dans une époque qui pose ses questions avec beaucoup d’acuité.

C'est peut-être pour ça que les gens que tu as contactés sont restés fidèles à la secte, après toutes ces années ?

Peu de gens en sont vraiment revenus et la plupart sont encore attachés à ce mouvement, d’une manière ou d’une autre. Leur conditionnement a duré vingt ans dans certains cas ! Aux États-Unis et en particulier sur les réseaux sociaux, Heaven’s Gate connaît un regain d’activité par l’action d’anciens fidèles. Je pense qu’il n’est pas impossible qu’il y ait de nouveaux croyants. Certains personnages de mon livre sont même repartis sur les routes pour coller des affiches.

Mais il y a un nouveau gourou ?

Là aussi, il y a quelque chose de singulier : Heaven’s Gate est non seulement une religion qui se tue, mais c'est aussi une théologie finie qui ne tolère aucun complément, aucune suite, aucune Église. Leur suicide marquait le dernier espoir pour l’humanité, ce qui fait que selon le calendrier d’Heaven’s Gate, nous sommes en enfer. Nous sommes même destinés à être « recyclés » d’ici quelques années, pour reprendre l’un des noms qu’il donne à l’Apocalypse.

Malgré tout, il y a une véritable actualité des croyances d’Heaven’s Gate, qui donnent des clés pour comprendre notre époque où sectarisme et complotisme se mêlent. Ce mouvement sectaire n’est pas une anomalie, il s’inscrit dans l'histoire et offre une version cauchemardesque des problématiques transhumaines de notre temps, sur la technologie, sur le genre, mais aussi sur l’enfantement, qu’il refusait en raison de la proximité des catastrophes terrestres. Les sectes sont des miroirs obscurs dans lesquels la société se reflète de façon déformée et révèlent ses recoins les plus sombres. C’est tout l’intérêt de les étudier.

Mais d’un autre côté, toutes ces idées ont été portées de manière plus positive et sympathique, par exemple par Esalen, par les milieux de la contre-culture. Donc ils n'étaient pas les seuls à annoncer ça. Mais ils en font presque la caricature. À l’époque, même l’État américain est impliqué dans ce genre de croyances. D’ailleurs, comme tu l’écris, ce sont les propos d’un ancien membre du projet StarGate (un projet gouvernemental qui étudiait le « remote viewing », ou vision à distance et d’autres phénomènes parapsychologiques), dans l’émission de radio de Art Bell (une émission célèbre consacrée au paranormal), qui va déclencher le processus du suicide…

Heaven’s Gate va avoir une interprétation souvent très littérale et jusqu’au-boutiste. Dans leur brume d’idées martiennes, ils seront finalement emportés par une fake news avant l’heure : ils entendent à la radio qu’un vaisseau spatial se cacherait derrière la comète de Hale-Bopp, et décideront alors qu’il s’agit d’un signal de départ.

La secte attendait un signe… et c’est une simple farce qui a fini par les mener ad patres.



Quentin Bruet-Ferréol © Capucine de Chocqueuse



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Titre : QUENTIN BRUET-FERREOL « DIEU EST UN VOLEUR QUI MARCHE LA NUIT »
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Genre : Interview
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Dans son premier roman, Dieu est un voleur qui marche dans la nuit, paru chez Bouquins, Quentin Bruet-Ferréol, grand amateur de bizarre devant l’Éternel, nous fait pénétrer dans le quotidien de la fameuse secte Heaven’s Gate, dont la destinée s’acheva par un suicide collectif en 1997.

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