SAMI SAIF « THE ALLINS - ONE HELL OF A FAMILY »
Enregistrement : 05/09/2018
Mise en ligne : 05/09/2018
Bottes militaires, jeans déchirés, blousons de cuir noir, tatouages, cheveux longs et sales, crânes rasés hurlant et éructant, les freaks titubent entre les tombes dans un état profond de conscience altérée. L’objet de leur présence, une simple stèle de pierre grise, n’est pas même la plus notable des environs. Et pourtant, arrivés là, le comportement de ces étranges visiteurs lui, dénote. Hilares, ils dégainent leurs caméras ou smartphones et se filment ou se photographient les uns les autres pissant et chiant sur la sépulture. À la nuit tombée, on y boit, on s’y shoote, on y baise.
Dans la pierre sont gravées ces lettres :
GG ALLIN
For my mission ends in termination, vicinity of death
LIVE FAST DIE
Rock n roll terrorist, Kevin M. Allin
Bien qu'ayant annoncé qu'il se suiciderait sur scène à de nombreuses reprises, Allin meurt d'une overdose d'héroïne le 28 juin 1993. Il est âgé de 36 ans. Pour son dernier concert, dans un petit club new-yorkais appelé The Gas Station, il chante quelques chansons avant que le courant ne trouve coupé, puis dégrade la salle et s'en va nu à travers les rues de la ville, couvert de sang, d'excréments et entouré d’une centaine de fans.
Quinze ans plus tard, sa mère Arletta, archétype même de l’adorable chrétienne retraitée de cette région cossue du nord-est des États-Unis, se bat pour faire déplacer sa tombe continuellement profanée. C’est elle qui suscitera la première l’intérêt de Sami Saif, réalisateur de documentaire danois, dont The Allins est le septième long-métrage. Il y concilie les deux thèmes (ou obsessions) qui transparaissent dans chacun de ses films : un personnage diffamé, à racheter, et une famille dysfonctionnelle à décrypter.
Article, entretien et traduction par Ira Benfatto.
Projections dans le cadre de L'Étrange Festival 2018, le mercredi 5 septembre 2018 à 21:15 et le dimanche 16 septembre 2018 à 19:45.
En fait, j’ai vu une courte vidéo filmée par une ex petite amie de Merle (NDLR : le frère de GG Allin et son complice en musique au sein des Murder Junkies) et j’ai été vraiment surpris de voir que la mère de GG Allin ressemblait à la grand-mère la plus adorable au monde. J’ai bloqué, n’arrivais pas à croire cela possible. Dans ma tête, elle ne pouvait être qu’une pute à crack, morte depuis longtemps (excusez mon langage)
Arletta (la mère) veut que l’on se souvienne de GG comme du fils adorable et aimant qu’elle voit en lui, alors que Merle entretient la légende du chanteur le plus trash et extrême de l’histoire du rock’n’roll. Qu’est-ce que cela nous raconte sur ces deux personnages ? Toujours adulé ou diabolisé, quel portrait font-ils de GG lui-même ? Le plus proche de la réalité qui soit ? Ou de nouveau, juste des fantasmes et des projections ?
J’aime les histoires de famille. De bien des manières, la façon dont nous percevons notre famille n'est que pure fiction. Nous avons besoin de nous projeter une image avec laquelle nous pouvons vivre, parce que la réalité est bien souvent trop dure à assumer. J’adore raconter ces schémas de construction familiales et la famille Allin est un merveilleux exemple de cette réécriture de l’histoire afin de pouvoir faire face.
Arletta a besoin d’évoquer le gentil petit garçon, parce qu’elle ne veut pas se confronter à la culpabilité de ne pas avoir fait ce qu’il fallait pour sauver l’adulte qu’il est devenu. Merle, lui, a besoin de louer le rebelle mort en rebelle, ce qui lui permet de croire que son frère a choisi de mourir ainsi. Bien sûr, la vie est toujours plus compliquée. Et en bref, GG est mort d’overdose parce que personne n’a su l’empêcher de continuer à se défoncer. Je ne sais pas, j’ai moi-même connu la perte d’un être cher dans ma vie et je me retrouve totalement dans ce sentiment de ne pas avoir fait ce qu’il fallait. Il est rare d’agir comme il se doit dans ce genre de situation. La vie est une course folle.
Je pense que GG souffrait de maladie mentale. Arletta raconte qu’il a été diagnostiqué schizophrène. Je crois que la maladie de GG, combinée à sa popularité et à ses performances hardcore sur scène ont rendu difficile le fait d’être et d’incarner GG Allin. Je ne pense pas qu’il vivait dans une réalité altérée, je crois plutôt que GG Allin était musicien jusqu’au plus profond de son être, comme beaucoup de grands artistes, et qu’il avait ce besoin irrépressible de créer et monter sur scène. Mais je pense aussi que sa maladie l’a fait tomber plus bas que tout autre musicien et qu’elle l’a rendu incapable de se concentrer sur sa musique, le propulsant toujours plus avant dans ses accès maniaques liés au « message ».
Son « message » est devenu réel pour lui, jusqu’à détourner l’attention du public de sa musique à « la Bête ». D’une certaine manière, GG s’est enfermé dans ce rôle monstrueux de « la Bête ».
Vous avez absolument raison. Tommy Seebach était un musicien de variété, composant de la musique commerciale très simple et efficace, que beaucoup aimaient et encore plus détestaient. Alcoolique, il a perdu sa famille et sa popularité, et est devenu la risée des médias nationaux.
J’aime à traiter des histoires où la difficulté réside dans le fait de redonner un caractère humain à des personnalités complexes et décriées. Comme l’intégralité de la population danoise considérait Tommy Seebach comme un alcoolique qui ne méritait pas le moindre intérêt, je me devais de redorer son blason et de rappeler à tous le mec cool qu’il était, en réalisant un documentaire qui ferait pleurer les gens et les ferait culpabiliser d’avoir jugé le personnage sans le connaître.
J’aime traîter de l’humain, et transmuter ce qui semble inacceptable en une histoire humaine, qui permet justement cette acceptation. Tommy était une histoire de famille, racontée par sa femme et ses enfants, donc si on pense à The Allins, vous pourriez dire que je suis éternellement dans cette même obsession. J’ai besoin de comprendre les mécanismes familiaux, peut-être parce que la mienne est tellement tordue (NDLR : voir son film Family de 2001). Je ne sais pas. J’aime à étudier les familles et me demander comment on survit à ses drames, ce qui est presque toujours le cas, bien sûr, si on n’en meurt pas.
The Allins est votre septième long métrage documentaire. Il semble que vous aimiez explorer la face sombre des choses : celle du rock 'n' roll avec son personnage le plus obscur GG Allin, celle du cinéma avec Dogville Confessions (2003), dans lequel vous suivez le cinéaste le plus décrié de notre temps, puis le pendant négatif de la célébrité avec The Video Diary of Ricardo Lopez (2000) sur le fameux stalker de Bjork, qui lui avait envoyé une lettre piégée avant de se suicider d’une balle dans la tête, et enfin la face cachée du Danemark avec un film ironiquement titré Paradis (2009). Qu’est ce qui vous attire ainsi inlassablement vers les abysses ?
Alors là, vous pourriez me faire parler des heures. Le prétendu « côté sombre » est en fait une partie tout à fait normale de la vie. Mais parce que nous sommes lâches, nous aimons à la cacher. Nous sommes tous constamment en lutte avec des problèmes ou des questions « sombres », mais bizarrement il ne faut pas le montrer ou en parler en société. Nous sommes tous à la masse, nous sommes tous à côté de la plaque, nous sommes tous brisés, donc je suppose que je veux raconter ces histoires pour les restituer à la réalité. Je veux que les gens regardent à la face obscure de la vie et se disent « Hey ! Ce truc est vraiment tordu mais ça me parle »
Je me rappelle qu’après la projection de The Video Diary of Ricardo Lopez dans je-ne-sais-plus-quel festival français, une femme avait ressenti le besoin d’exprimer pour la première fois, à haute voix et devant tout le monde, le fait qu’elle avait été violée enfant, avant de s’effondrer et d’éclater en sanglots. Certains spectateurs l’avaient rejoint et la consolaient. J’ai réalisé que mon film l’avait poussée à parler de ce trauma. Et même si la scène fut horrible, j’ai pensé plus tard que c’était magnifique qu’elle ait expié ce secret, que ça lui permettrait sans doute, bien sûr avec l’aide d’une thérapie et de soins, d’enfin tourner la page. Si nous affrontons nos démons, nos traumatismes et notre propre noirceur, nous nous donnons la possibilité de les combattre et ainsi , plus forts de cette expérience, de passer au combat suivant.
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