SAND TÉZED « PAROLES DE GILET JAUNE »


Enregistrement : 13/03/2020

Après s'être brillamment illustrée, avec son compagnon Fab Crobard, au sein de TZ Team, leur binôme de vidéo-jockeys cyberpunks, et avoir piégé TF1 à l'occasion d'un magistral canular, dont La Spirale s'était fait le joyeux relai, Sand Tézed nous revient cette fois-ci en portant haut et fort les couleurs des gilets jaunes.

Sujet explosif s'il en est, dans une société toujours plus hystérique et clivée. Et l'occasion d'échanger, loin du brouhaha, autour de l'un des phénomènes politiques et sociaux majeurs de la France de ces dix-huit derniers mois. Un entretien où il est question d'activisme et de revendications, de (re)faire société, de la vie dans les « quartiers sensibles » et de ruralité, de violence policière, de pression étatique et de l'héritage prophétique du mouvement punk.


Propos recueillis par Laurent Courau.




Je t’ai connu comme VJ punk, modèle alternative et même à l’origine d’un magnifique canular à l’encontre de Sophie Favier et de TF1, que nous avions doublement relayé sur La Spirale et sur Radio Nova. Depuis, tu as rejoint les gilets jaunes. Qu’est-ce qui a motivé ton engagement ?

Je n’ai jamais été à ma place dans la société telle qu’elle existe, logiquement j’ai toujours évoluée en marge.

Quand on s’est connu j’habitais dans ce que les politiques appellent pudiquement un « Quartier Sensible » tout en s’amusant à les classer par ordre de priorité pour les rénovations. J’y suis resté une quinzaine d’années, le temps d’élever mes enfants, le temps de voir une génération sortir, retourner, ressortir et re-retourner en prison.

J’ai aimé vivre en Quartier, la solidarité de la merde qui s’y pratique parle à mon humanité. Et paradoxalement, vivre en Quartier m’a définitivement coupée de ce monde.

Les choix politiques qui ont menés à reléguer la misère sociale et culturelle de notre pays dans des barres d’immeubles en périphérie des villes me font vomir - au sens propre. Le fait d’y vivre et d’y participer à la vie associative m’a permis de constater à quel point les services de l’État ont connaissance des situations désespérées et désespérantes qui s’y vivent et combien ils ne font rien - outre quelques pansements cosmétiques par-ci, par-là.

Une anecdote que j’aime bien parce que je la trouve parlante : la dernière chose que j’ai fait dans mon Quartier, c’est une Marche Blanche pour le décès de Z.

Z, je l’ai connu enfant quand il est venu habiter sur le quartier, je l’ai vu grandir et déraper comme tant d’autres et je l’ai vu revenir de Centre Éducatif Fermé avec la ferme volonté de ne plus retourner dans un lieu d’enfermement. Z, il est mort tué par une balle pour une histoire de croissants...

Je suis partie du Quartier avec la sensation que Rien ne pourrait jamais changer, que les gens que je connaissais, les jeunes que j’avais vu grandir, n’avaient pas d’autres choix que de rentrer et sortir à l’infini de prison.

Alors, j’ai été le changement que je voulais voir dans le monde.

Je me suis retirée en ruralité (toilettes sèches, phyto-épuration, etc.), j’ai tissé mon réseau, cultivé mon jardin, appris à vivre avec des volailles et j’attendais tranquillement le collapse avec la tranquille certitude d’avoir fait les meilleurs choix. Le 17-11-2018, je l’ai pas vu arriver et pour tout dire, ça ne me concernait pas.

Sauf que, le samedi c’est la distribution de mon Amapp (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne de proximité) et que pour aller à mon Amapp, y’a un rond-point. Et sur ce rond-point dans mon bled (une commune nouvelle où on a groupé 12 communes pour arriver péniblement à 2000 habitants pour situer le niveau de Ruralité dont on parle), y’avait des #GiletsJaunes. Ça interpelle quand ni #Occupy, ni les Indignés, ni Nuit Debout n’étaient arrivés là. Et on laisse passer le truc.

Mais le week-end suivant, ils sont toujours là. Là, j’ai cherché dans les médias qui disaient qu’ils étaient moins nombreux (déjà), qu’ils étaient insurrectionnels et que c’était des fachos. La Révolution c’est rien que le truc que j’ai espéré toute ma vie, alors j’allais pas laisser « ma » révolution aux fafs.

Du coup, je suis allée au rond-point. J’y ai trouvé de l’humain, le peuple dans sa diversité d’opinions. J’y ai retrouvé cette solidarité de la merde que j’avais trouvé au Quartier, avec une volonté d’agir, de reprendre son destin en main.

Alors je suis restée.

Au-delà des clichés sur les manifestants ou sur le peuple des rond-points, que peux-tu nous dire de tes rencontres parmi les gilets jaunes ? Et de la manière dont tu as toi-même été reçue ?

Le sourire, c’est ce que je peux dire des amis en Jaune.

Les jaunes, quand ils sont entre eux, ils sont heureux : sur un rond-point, sur un blocage, sur un péage libéré, dans une marche, dans les lacrymos, dans une assemblée.

Quoiqu’il arrive le jaune, sourit et rit. On se marre de tout. Y’a une vivacité d’esprit et une créativité sans fin dans ce mouvement.

Après l’histoire du homard de De Rugy, y’avait des homards partout dans les marches : des homards géants, des gens déguisés en homard, des homards sur les pancartes et même des gens qui distribuaient des homards en origami !
Je ne croyais pas à l’intelligence collective avant d’avoir l’occasion de l’expérimenter dans ce mouvement et elle n’en finit jamais de m’étonner, de m’impressionner.

Avec tous nos cerveaux, on fait des choses extra-ordinaires.

J’ai pas été accueillie chez les jaunes.
On fait pas ça, nous. Horizontalité, mon amour.

Tu viens, on te prend comme tu es, on t’intègre au groupe sans poser de questions. Et après on aura le temps de se connaître devant un feu de palettes, sur un blocage, dans une assemblée ou dans les lacrymos.

Parmi les critiques que l’on a largement entendues à l’encontre des gilets jaunes, il y a l’absence de revendications claires et unifiées. Que réponds-tu à ces commentaires ?

Bah, c’est cliché mais : faut arrêter BFmerde, ça salit la tête. Voilà, ce que je réponds.

Nos revendications sont clairement posées et affichées. Nous avons différents organes (Assemblée des Assemblées, courant Constituants, etc.) qui produisent ou ont produits des textes expliquant nos revendications. C’est facile pour les médias dominants de se focus sur une supposée absence de revendications pour appuyer sur l’aspect insurrectionnel et salir le mouvement.

Alors que y’a pas plus bisounours dans ses revendications qu’un gilet jaune, qui ne demande qu’une société plus juste en appuyant sur quatre leviers : justice sociale, justice fiscale, justice environnementale et démocratie directe.

Que peux-tu nous dire, en tant que témoin direct, de la violence policière lors des manifestations ? Ce que tu as vu ou subi ?

...

J’en parle rarement et jamais en termes directs, sinon ça me demande de faire remonter les souvenirs. Et je ne veux pas me souvenir. La première fois que j’ai vu des blessés ensanglantés au visage, je suis restée plusieurs semaines avant d’être capable de dire seulement que j’avais vu des blessés sans plus de précision.

Je voudrais juste rectifier la question. La violence policière et la répression, je ne les ai pas seulement vues dans les marches. Hors du mouvement, les gens le limitent soit aux marches, soit aux rond-points, au mieux aux deux. Mais le mouvement des #GiletsJaunes, c’est des manifestations, des blocages, des assemblées. Des milliers de façons d’agir de dix-mille façons. Et la répression, nous la subissons en permanence, de la plus anodine de nos actions à la plus dure, c’est juste la tonalité de la répression qui se module en fonction de la tonalité de notre action.

Avec la convergence pour les retraites, je fréquente, malgré moi, pas mal de syndicalistes depuis de longues semaines et une chose est claire : ils vivent pas sur la même planète que nous, que ce soit en terme de détermination ou en terme de répression. Après, sur les violences policières, spécifiquement, j’ai fait des choix de vie qui font que, de toute façon, j’ai jamais eu des relations « faciles » avec les FdO (forces de l’ordre). Avec les Gilets Jaunes, j’ai juste la sensation que beaucoup de personnes ont basculé de mon côté et voient désormais les FdO comme un ennemi.

Faut bien voir que le profil de base du #GiletJaune c’est Monsieur et Madame tout-le-monde, des personnes qui pensaient sincèrement que les FdO étaient là pour les protéger. Et ces gens-là, ces milliers de gens-là, ils ont définitivement switché leur avis sur les FdO. Je parle pas de personnes à la marge, comme moi, mais de personnes qui ont jusqu’ici bien suivi toutes les règles du système en place. Et d’un coup, leur voile s’est déchiré.

Tu parlais de rencontre.

Une rencontre, une nuit de fin d’été, M me regarde avec une intensité dans le regard et me dit avec le timbre de voix qui tremble : « tu sais Sand, j’ai eu honte, quand j’ai compris, je me relevais la nuit et j’arrêtais plus de lire en ligne et j’ai eu tellement honte de pas avoir compris avant ». M a été blessée à l’arcade par un LBD. Chez M, il s’est passé quelque chose qui est de l’ordre du passage à l’acte. D’ailleurs, M a complètement changé de vie.

Elle prend tellement de formes la violence de l’État. Alors oui, la plus visible, la plus honteuse, celle qui se sera jamais ni oubliée, ni pardonnée, c’est celle de nos morts, celle de nos mutilés et de nos blessés.

Mais la violence, c’est aussi nos embastillés, autant que c’est M, rongée de culpabilité quand elle a compris.

De quel ordre sont tes relations avec la direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) ou les services de renseignement, de manière plus générale ? Comment ça se passe ? Est-ce que tu ressens une pression, alors même que la question d’une surveillance constante et généralisée inquiète de plus en plus.

Ah, ça... C’est ce que j’appelle répression. La pression qu’ils nous mettent parfois peut être lourde à porter.

Au tout début du mouvement, j’ai été sous surveillance (la diversité des jaunes et de leurs sympathies fait qu’on peut vérifier ce type d’information), ça a duré quelques jours, mais je l’ai plutôt mal vécu, avec un sentiment d’injustice et de danger. Pour ce qui est des RT en local, au moins à force, on les connaît et on connaît leurs méthodes.

Quand ils identifient l’un d’entre nous, ils aiment bien le saluer par son identité civil genre « on-sait-qui-tu-es », pour bien se poser en dominant qui sait. Y’a aussi un moment où ils sont allés voir les jaunes de mon groupe pour leur dire que j’étais une extrémiste qui importait des méthodes parisiennes et que j’allais leur attirer des ennuis et que de toutes façons, j’ai une droguée, qu’il fallait pas me faire confiance, etc.

Je les aime pas, j’ai pas confiance en eux, c’est rien qu’un prolongement des FdO en civil, je leur parle à minima et uniquement si j’en ai besoin. Et oui, clairement, je ressens une pression et encore plus quand je suis pas en local. Parce que chez moi, à force les RT, je les connais. Ailleurs, c’est pas toujours évident, on peut pas supposer que tous les types isolés avec portable et oreillettes sont des RT.

Maintenant, on vit dans un monde où on te vend de la sécurité en la payant avec ta liberté, c’est une évidence et à être sur le terrain, tu banalises le truc comme la violence ou la répression. C’est comme ça, ça va avec le Gilet Jaune. Tout le monde dit que c’est normal parce qu’on assume d’être insurrectionnels...

Comment vois-tu l’avenir du « mouvement » ? Ou peut-être, plutôt, des mouvements de contestation dans leur ensemble ? Il me semble que nous sommes définitivement coincés dans une ère de contestation permanente. Conséquence d’une situation de blocage, avec des pouvoirs en place qui ne tentent plus même de faire illusion et d’entretenir une illusion de dialogue, alors que la pression sociale et climatique monte.

Y’a une colère qui monte, qui n’en finit pas de monter par vagues. Chaque vagues est plus grosse que la précédente et pourtant chaque vague se fracasse sur les digues du système en place.

Je sais pas où ça va aller.

Perso, je suis dans l’urgence climatique et ma date limite est en 2020 (encore que ça va sans doute se rallonger puisque mon avocate est en grève - que je soutiens - et donc demande le report de mon procès de vendredi).

Je ne sais pas, je suis plusieurs lignes de stratégies qui m’apparaissent cohérentes, de ce que j’en vois et j’en comprends. Mais j’ai peur que ces stratégies ne soient pas au même niveau d’urgence que moi.

Et puis surtout y’a ces moments où je ne suis pas en entre-soi et où je percute le monde de dehors, les « influençables » de Cambridge Analytica et je me dis que c’est déjà perdu et depuis tellement longtemps.

J’aime bien rappeler à quel point les groupes punks de la seconde vague, celle du « punk not dead » des années 1980 se sont avérés prophétiques. (sourire) Après tout, un groupe parfois aussi méprisé que The Exploited avait à peu près tout annoncé, depuis la société de surveillance jusqu’au chaos climatique. Est-ce que tu rejoins cette analyse ?

Pour moi, le 21e siècle a commencé le 11 septembre 2001.

À partir de là, on est entré progressivement dans les pires prédictions du cyberpunk de mon adolescence : l’intelligence artificielle, les puces, les virus, les terroristes, tout y est ! Et franchement, je trouve ça passionnant. C’est encore mieux à vivre qu’à lire.

J’attends avec impatience la suite du chapitre Covid-2019 (mais ça part bien, la rumeur parle de pénurie de masques jusque dans ma ruralité ^^).


Commentaires

Vous devez vous connecter ou devenir membre de La Spirale pour laisser un commentaire sur cet article.