MAXENCE GRUGIER « AFRO-FUTURISME : ELECTRONIQUE DIASPORA »
Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)
Mise en ligne : Archives de La Spirale (1996-2008)
Un article de Max Renn, alias Maxence Grugier, initialement paru dans la revue Coda au début des années 2000 et depuis amplifié sur l'eZine des Mutants Digitaux pour les générations émergentes. À compulser en parallèle de nos nombreux articles sur l'Afrique du futur, dont le premier numéro d'HyperZone au Bénin.
Partant de l'idée initiale selon laquelle il existe beaucoup plus de liens qu'on ne le croit entre science-fiction et musique noire, Eshun écrit « une étude des visions successives de l'avenir de la musique noire, de Sun Ra à 4 Hero ». De l'histoire de la science du breakbeat (qui naît quand Grandmaster Flash, DJ Kool Herc et tous les Dj visionnaires des débuts du hip-hop, innovent en utilisant le disque vinyl comme un instrument à part entière) jusqu'au moment où la mélodie et l'harmonie s'effacent pour laisser place aux rythmes (le scratch et l'electro) et que le son des pionniers de la techno de Detroit rencontre la pop minimaliste et répétitive (Tanzmusik) de Kraftwerk.
En ce sens, Eshun est l'un des premiers à insister sur la « modernité » dont les diverses cultures noires ont sans cesse fait preuve [2] tout en traitant l'histoire de la diaspora noire anglo-saxonne sous un angle totalement inédit.
Pourtant, comme il le fait remarquer dans Motion Capture [2], le concept lui même n'est pas nouveau. Avant lui, le critique Greg Tate [3] inspira le journaliste Mark Sinker [4], qui, lui même, incitera l'observateur de la contre-culture Mark Dery à traiter le sujet sous un angle nettement plus littéraire, dans son célèbre article Black to the Future [5] paru en 1993. Mark Dery fut le premier à employer l'expression « afro-futurisme » au cours d'un entretien qui réunissait la critique Tricia Rose, l'écrivain de science-fiction Samuel Delany et Greg Tate (encore lui !), autour d'un des thèmes récurrents de la science-fiction : l'enlèvement des humains par les extra-terrestres - ou alien abduction. Thème qui semble se rapprocher de l'histoire même du peuple noir puisque les Afro-américains en tant que descendants d'un peuple enlevé à des fins esclavagistes, par des êtres « extra-terrestres », (dans le sens d'« étrangers à leur propres terres »), en l'occurrence les hommes blancs, se sentent eux-mêmes comme des aliens au sein de la société occidentale.
Loin de remporter un franc succès dans le milieu littéraire noir anglo-saxon comme le constatera Dery, l'afro-futurisme trouvera par contre son moyen d'expression privilégié dans la musique. Déjà le musicien de jazz prospectif et visionnaire Sun Ra, puis les dub-masters jamaïcains, tel Lee Scratch Perry, et enfin George Clinton, initiateur de Parliament et de Funkadelic, développeront dans leurs travail et dans leurs discours provocateurs, un aspect typiquement futuriste et surferont sur la vague de l'imagerie de la science-fiction populaire. Les musiciens participant de l'afro-futurisme, de Sun Ra à Kool Keith, sont d'ailleurs obsédés par l'idée de retour au source. Pas dans le sens afrocentrique du retour aux racines de l'Afrique, berceau originel de l'humanité, mais plutôt dans un grand élan science-fictionnaire, de retour vers les étoiles. « People of hearth, I was born in Jupiter » dit Kool Keith quand il joue le rôle de Dr Octagon, détournant Sun Ra, saturnien convaincu, se déclarant le plus sérieusement du monde : Ambassador to the Emperor of the Omniverse.
À la fin des années 1970, le monde des transports motorisés devient de plus en plus rapide, rendant les destinations lointaines de plus en plus accessibles et permettant de découvrir des environnements culturels nouveaux. Ce qui a un impact très important sur de jeunes musiciens new-yorkais, comme Afrika Bambaata, Grand Master Flash ou à Detroit, Juan Atkins, amplifiant du même coup le mouvement, né dans les 60's. Pour les Djs afro-américains, l'idée même, représentée par des albums comme Trans Europe Express de Kraftwerk, était très excitante, très exotique. Les sons même, très « blancs », de groupes comme Kraftwerk, ou ceux de la new-wave naissante (Human League et Depeche Mode en tête) étaient un dépaysement total au pays de la soul reine et de Motown. Le culture clash entre ces deux univers donnera la techno visionnaire des pionniers de Detroit. En ce sens, on peut dire que la techno est pratiquement le seul genre de musique populaire à puiser dans les racines blanches de la musique et à s'être vu adapté par des Djs noirs. L'inverse étant plus communément admis, comme ce fut le cas pour le rock'n' roll dont les racines plongent dans le blues noir américain. En empruntant les rythmes froids et mécaniques de la musique pop européenne, les Djs provoquèrent l'avènement d'un genre dont Kevin Sauderson, Derrick May, Juan Atckins et Stacey Pullen représentent la genèse.
Dans le fameux film de Iara Lee : Modulations, Kodwo Eshun raconte la fusion de l'univers froid et industrialisé de l'Europe du krautrock et de la new-wave avec les pulsations rythmique et la vision romantique qu'en ont les jeunes Djs de l'époque : Juan Atkins, Derrick May et Carl Craig, célébrant ainsi la naissance de l'afro-futurisme « moderne ». Dans un interview, Juan Atkins raconte : « les gamins de l'époque étaient très impressionnés par tout cet aura romantique du voyage en train à travers l'Europe. Comme dans Autobahn, cela leur semblait totalement futuriste et en même temps, très proche de la réalité urbaine de Detroit » [7].
Un genre parallèle, le hip-hop, petit fils de l'electro utilisera lui aussi beaucoup d'images futuristes. En tant qu'art utilisant une technologie détournée, tout comme le dub, le hip-hop pourrait même se targuer d'être l'unique représentant d'un genre musical radicalement cyberpunk. Une théorie que ne renierait pas le rappeur Rammelzee, l'une des figures les plus éminentes de l'afro-futurisme. Autant dans ses morceaux (Lecture) que dans ses textes, Rammellzee tente, en « mathématicien », de dégager la machine abstraite du hip-hop - c'est-à-dire ce qui sous-tend les techniques du scratch, du graffiti... Ses concepts d'« ikonoklast panzerism » (la machine de guerre typographique, ou art du graffiti, hérité du wild-style des années 1970 - le panzer était un blindé allemand du temps de la seconde guerre mondiale, Ndlr) et de « gothic futurism » (retrouver, par le graffiti, le script germano-gothique - ou enluminure - des médiévaux - Fab 5 Freddy parle lui de « calligraffiti ») sont à la jonction entre les systèmes de signes occidentaux et noirs. De même que le scratch, pour Rammelzee, n'est rien d'autre que le principe de l'enluminure, appliqué au son. « La lettre brodée doit devenir le langage secret des guerres à venir - au Moyen Âge, les moines ont ornementé les lettres pour cacher leur signification au peuple », dit-il. « Le scratch et le graffiti sont ainsi appelés à devenir les machines de guerre secrètes du futur » [8] .
Relecture original des cultures noires, l'intérêt de l'afro-futurisme, outre sa richesse conceptuelle, tient principalement à la façon dont les diverses cultures noires sont représentées comme profondément innovatrices, auscultant aussi son influence profonde sur la culture de notre génération. Car les thèmes abordés par l'afro-futurisme « vont bien au-delà de la relecture de cette seule histoire : ils concernent d'une manière très concrète, le futur de la planète, un futur où les hommes et leurs productions s'entrecroiseront sans cesse - mouvement déjà entamé, mais qui n'en est encore qu'à son commencement ». Si tout le monde connaît aujourd'hui le rôle central joué par la technologie dans les productions humaines, peu ont compris, notamment en France, l'importance du devenir minoritaire et de ses expressions (artistiques autant qu'intellectuelles) [9].
Aujourd'hui, on retrouve l'esprit afro-futuriste dans tous les champs de la musique électronique noire contemporaine, du dub au drum' n' bass, en passant par le nu-skool hip-hop et même le jazz. Les labels Wordsound et Baraka sont de grands dispensateurs de théories afro-futuriste (Dubology), le groupe New Flesh For Old nous offrait l'année dernière un album sous influence Vidéodrome, s'inspirant du Rapture de l'ex-Blondie, Debora Harry, où les termes « nanotechnologies » et « biotechnologies » se fondent dans le flot des lyrics. Quant à Carl Craig, il nous livrait il y a peu, une oeuvre qui fit date dans l'histoire de la fusion noire homme/machine avec la production du sublime Innerzone Orchestra, dont le titre lui même était un hommage appuyé à Sun Ra, grand prophète afro-futuriste.
Maxence Grugier
Chaleureux remerciements à Scott Bartleby pour son travail de fond sur le sujet, ainsi qu'à Mark Dery, Kodwo Eshun, Laurent Diouf (afro-futuriste, malgré lui), Dj Spooky, The Baraka Foundation, la Wordsound Poss, Juan Atkins, Carl Craig et tous les artistes impliqués dans le mouvement afro-futuriste, pour leur constante source d'inspiration...
Lecture : Octopus n° 10, dossier afro-futuriste
[1] Kodwo Eshun, More Brilliant Than a Sun, Quartet Book, London, 1998.
[2] Scott Bartleby, Les aliens ont-ils des dreadlocks - Les fictions soniques de l'afrofuturisme. In Octopus # 13.
[3] Kodwo Eshun, Motion Capture, in Nomad's Land # 03
[4] Greg Tate, Miles électrique in Nomad's Land # 04
[5] Mark Sinker, Loving the Alien in The Wire, n° 96, février 1992)
[6] Mark Derry, Black to the Future, Flame Wars. The Discourse of Cyberculture, Duke University Press, Durham & London, 1994.
[7] Iara Lee, Modulations, Caipirinha Production, 1998
[8] Ramellzee, The Lecture, sur Missionaries Moving, Gee Stret/Island Records, 1987
[9] Scott Bartleby, Les aliens ont-ils des dreadlocks - Les fictions soniques de l'afrofuturisme. In Octopus # 13.
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