STÉPHANE FRANÇOIS « RÉFLEXIONS SUR L’IRRATIONNEL 2.0 »
Enregistrement : 18/02/2018
Mise en ligne : 18/02/2018
Toujours en exclusivité pour LaSpirale.org, un second avant-goût de l’ouvrage Un XXIème siècle irrationnel ? Analyses pluridisciplinaires d’une pensée alternative, à paraître dans la collection « Alpha » des éditions du CNRS, au printemps 2018.
Sous la direction de Stéphane François, avec des contributions d’Alexandre Moatti, Alain Ghiglia, Jean-Loïc Le Quellec, Julien Giry, Emmanuel Cherrier, Damien Karbovnik, Philippe Rigaut et Laurent Courau.
Illustrations : Urban Shaman de Valerie Bunnell, un « ancien astronaute » de Jack Kirby et Become Something de Cameron Gray.
La révolution 2.0 de l’irrationnel
L’irrationnel, dans ses différentes variantes, se manifeste donc bruyamment dans notre époque à la fois saturée d’information et sujette à une « crise de sens », au point que nous pouvons parler à ce sujet d’un mode de pensée sociale. Il a trouvé un regain grâce à la révolution Internet. Ce média va être en effet un outil indispensable au développement de ce type de discours, de cet imaginaire : les publications à connotation irrationnelle étaient jusqu’à présent confidentielles, très peu lues. La révolution Internet est importante pour comprendre la diffusion de cette forme de pensée. L’Internet est entré dans les foyers dans les années 2000. Aujourd’hui, quasiment tous les foyers occidentaux y sont connectés. Autoroute de l’information, il est devenu le principal lieu de recherche des informations. Il a permis l’accès à une masse, jusqu’alors inconnue, d’informations, mais cela a aussi permis la grande diffusion de certaines théories, restées marginales durant longtemps. En effet, en dématérialisant les supports, il est devenu le lieu de diffusion et de propagation des discours irrationnels et complotistes. La possibilité de démultiplier les sites offre aux promoteurs d’idées irrationnelles un moyen de propagation : une personne peut animer plusieurs sites, voire monopoliser plusieurs forums sous différents avatars.
L’immédiateté et la saturation de l’information font que l’individu cherche les explications les plus rapides, qui sont souvent aussi les plus simplistes et les moins objectives. De fait, les algorithmes des moteurs de recherche jouent un rôle non négligeable dans la propagation des idées irrationnelles contemporaines : les sites « sérieux », solides scientifiques, n’apparaissent que tardivement dans les listes proposées par ces moteurs, ou n’apparaissent qu’en utilisant des portails spécialisés. En outre, Internet, par la multitude des sites, a permis le développement de la relativité des opinions et des jugements, ce qui a entrainé également la montée des particularismes (politiques, religieux, intellectuels, etc.). À compter des années 2000, l’individu s’est retrouvé face à une mosaïques de références.
L’utilisateur d’Internet n’est plus face à un savoir livresques (mais les livres sont aussi parfois très mauvais, il faut bien le reconnaître), et il se retrouve seul, face à des « quantités d’informations », sans personne pour l’aider. Cela a une autre conséquence : la forte extériorisation du savoir par rapport à ceux qui détiennent le savoir : aujourd’hui tout le monde peut se dire expert en quelque chose et développer cette « expertise » au travers d’un blog. Pensons, par exemple, à ces comédiens, à ces peoples, qui sont devenus brusquement des spécialistes de la vaccination, donnant des avis en dépit du bon sens et de la science la plus élémentaire… De fait, le rapport au savoir et aux « sachants » ont évolué. Cela modifie l’idée qu’une partie du public se fait de la recherche. Pensons, par exemple, à ces personnes, connues ou anonymes, qui écrivent avoir « fait des recherches », c’est-à-dire qu’ils ont passé quelques heures à sélectionner des informations grâce à Google, dont on sait que les résultats sont biaisés par les algorithmes qu’il utilise. L’apprentissage, lent et complexe, est, petit à petit, remplacé par un bricolage individuel : l’individu grappille des bribes d’informations sur Internet, lui permettant de se concevoir une ontologie à la carte, en fonction de ses a priori et de ses certitudes.
L’immédiateté de l’information pose enfin un dernier problème : celui de l’obsolescence et de la validité de celle-ci. Internet pose implicitement le problème du « savoir libre » : comment valider le contenu des connaissances ? Qui doit le faire ? Par quel moyen ? Comment établir des critères de crédibilité ? Aujourd’hui, le savoir se construit en grande partie à l’extérieur du monde universitaire, Internet ayant révolutionné le marché cognitif. L’encyclopédie en ligne Wikipedia en est un bon exemple : elle offre une masse d’informations à ses utilisateurs. Certaines de ses notices ont été écrites par des personnes extérieures au monde du savoir. Certaines d’entre elles sont excellentes et offrent gratuitement un admirable travail de vulgarisation. Par contre, d’autres, empreintes d’idéologies et/ou de partis-pris divers sont inutilisables, par exemple, celle consacrée au « Mysticisme nazi »… Il faut donc trouver de nouvelles techniques de validation scientifique du savoir.
Enfin, nous devons avoir à l’esprit qu’Internet est un vecteur important de diffusion de la croyance, sous toutes ses formes, de la plus intellectuelle à la plus irrationnelle. Nous trouvons sur le Web aussi bien des sites sur les grandes religions (christianisme, islam, judaïsme, hindouisme, shintoïsme, etc.) que d’autres traitant de Nouveaux Mouvements Religieux (néopaganisme, « magie du chaos », néo-sorcellerie, culte soucoupistes, etc.). D’une certaine façon, Internet est devenu un supermarché de la croyance (religieuse ou non) où chacun picore ce que bon lui semble. Cette massification de l’information, entraîne paradoxalement une « avarice mentale » pour reprendre son expression, c’est-à-dire un repli de la pensée de l’individu sur ses a priori : celui-ci n’accepte plus les explications éloignés de ses certitudes. Il ne cherche qu’à les confirmer, acceptant parfois, les propositions les plus invraisemblables, voire les plus illogiques. La concurrence de l’information, l’immédiateté de celle-ci dessert la connaissance.
Une quête de sens
Dans ces discours irrationnels 2.0, les énonciateurs éliminent l’incertitude, systématisent la méfiance (vis-à-vis des institutions, des scientifiques, etc.) et généralisent le soupçon, pour se construire une vision cohérente, du moins à leurs yeux, de ce qui se passe dans le monde. Surtout, ce type de discours cherche à donner du sens, à donner une signification aux évènements qui arrivent. L’individu le fait en simplifiant les données, en cherchant un fil conducteur aux évènements dont il est le témoin. Si une maladie inconnue apparaît, comme le sida aux débuts des années 1980, c’est parce qu’il y a un complot d’un État (presque toujours les États-Unis d’ailleurs), d’une branche de l’industrie (l’industrie pharmaceutique), ou d’un groupe secret agissant dans l’ombre (les Juifs, les francs-maçons, les Illuminati, voire les trois) qui cherchent à détruire un groupe social, ethnique ou une nation… Cet ennemi à la fois omniprésent et mystérieux est souvent qualifié de « lobby ». La quête de sens se meut en complotisme.
Par cet aspect, ce type de discours est aussi très ambivalent, entre archaïsme et modernité, entre inquiétude et rassurance, entre hypercriticisme et crédulité, entre scientificité et marginalité. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la presse évoluant aux marges de l’écologie et du New Age : nous y trouvons une forte occurrence d’articles condamnant les « élites mondialisées » à la teneur ouvertement conspirationniste, la promotion des médecines alternatives, le rejet des vaccins, la mise en avant de thématiques ésotériques/spirituelles, alterscientifiques ou relevant de l’archéologie romantique, d’autres enfin de contenu écologique. Le tout baigne dans une vision pessimiste du monde. Dans une telle vision du monde, n’importe quel fait, ou non-fait, peut subir une importation au sein de l’explication irrationnelle. Il peut servir à en confirmer la validité. L’indice justifie l’explication autant que celle-ci est justifiée par lui.
Cette quête de sens peut avoir d’autres aspects, en fonction des modes du moment, car il y a des modes dans l’irrationnel et dans le complotisme. Ainsi, entre les années 1950 et la fin des années 1990, des centaines de personnes ont expliqué leurs problèmes de santé et leurs divers déboires par des enlèvements par des extraterrestres qui leur auraient fait subir des examens médicaux avec l’accord des différents gouvernements et sous la surveillance de certains services spéciaux, les fameux MIB (Men In Black). Ce discours ouvertement complotiste n’avait que peu d’aspects antisémites. En France, l’un de ses fameux propagateurs fut l’écrivain de science-fiction (mais il s’intéressait aussi à l’ésotérisme) Jimmy Guieu. Aujourd’hui, ces thématiques tendent à disparaître, laissant la place à une thématique datant des années 1960 : la théorie des « Anciens Astronautes ». Selon ses promoteurs, la Terre serait visitée par des « Anciens Astronautes » depuis la Préhistoire, pour aider l’Humanité. Ils seraient d’ailleurs mêmes nos concepteurs, l’humanité étant née de manipulations génétiques. Depuis, ils nous aideraient à aller sur le chemin de la connaissance et de la sagesse. Cette thématique a connu une période de succès dans les années 1960 et 1970. Elle a disparu dans les années 1980, au profit de l’ufologie complotiste. Elle réapparaît depuis quelques années. Une émission télévisée, Ancient Aliens (en français Alien Theory) lui est même consacrée. Là encore, nous retrouvons un mélange d’irrationalisme, de croyance, d’éloge de l’ésotérisme et des « sciences alternatives ».
Le pouvoir de l’imagination
Les différents auteurs de cet ouvrage ont insisté sur les aspects négatifs de l’irrationnel. Cependant, nous devons reconnaître à certains tenants de thèses irrationnelles une forme de logique, bizarre et biaisée certes, mais une forme de logique néanmoins. Pensons, par exemple à cet Américain qui a construit une fusée cherchant à démontrer que la Terre serait plate. Pour démontrer une position intenable scientifiquement, cette personne a mobilisé un savoir scientifique et technique, bref une rationalité scientifique, en contradiction avec le but de son projet. Pourtant, les deux sont étroitement liés : la rationalité technicienne est née de la désacralisation du monde à l’époque des Lumières, les Encyclopédistes étant très durs contre toute forme de superstition, d’irrationnel ou de foi. Cette personne distingue donc, inconsciemment, utilité technique (construction d’une fusée) de la croyance (certitude que la Terre serait plate). Cela montre que l’irrationnel, quand il se transforme en croyance, est hermétique aux faits. Les deux cohabitent.
La croyance est également inévitable dans la mesure où l’irrationnel relève de l’imagination : il faut en effet avoir beaucoup d’imagination pour concevoir certaines de ces théories. En effet, l’imagination a une importance et un pouvoir qu’il ne faut pas minorer : elle permet de se représenter des réalités. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, les « pères fondateurs » du projet spatial américain étaient des personnes à l’imagination débordante. Parmi elles, deux figures se détachent : Franck Molina et Jack Parsons. Le premier, qui était un scientifique brillant, abandonna sa carrière pour devenir un peintre abstrait ; le second était adepte d’une forme de magie, le thélémisme (il avait transformé sa maison en temple) et a côtoyé le fondateur de l’Église de Scientologie, Ron Hubbard. L’irrationnel peut, parfois, avoir des effets positifs, s’il reste confiné aux domaines artistiques et littéraires.
Si la montée de l’irrationnel peut être considérée comme un danger pour les démocraties occidentales, favorisant dans une certaine mesure les populismes, elle l’est également d’une autre façon, moins politisée. C’est le cas des campagnes médiatiques, voire des prises de positions individuelles contre la vaccination. Elles ont l’approbation d’une partie de la population, mais il ne faut pas oublier que l’absence de vaccination tue, en Europe, aux États-Unis comme en Afrique. Enfin, cet irrationalisme doit être mis en parallèle avec un autre phénomène, en essor également depuis le début des années 2000, qui est le rejet des Lumières, analysé implicitement dans plusieurs contributions de ce livre. Cet antimodernisme ce caractérise à la fois par un rejet des Lumières politiques (la démocratie libérale et la société ouverte) et par le rejet des Lumières scientifiques. Toutefois, s’il est encore tôt pour parler de retour de l’obscurantisme comme mode dominant de pensée, il ne faut pas nier qu’il se tient en embuscade, se nourrissant des scandales sanitaires et alimentaires, des informations sensationnalistes et des spéculations mystiques. Dans un sens, cette montée de l’irrationalisme signe la fin de l’idéologie du progrès. Un progrès qui était parfois vu comme un ersatz de religion…
Stéphane François
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