TIM MAUGHAN « AUTOPSIE D'UN FUTUR INCERTAIN »


Enregistrement : 04/11/2018

Coup d'éclairage sur les algorithmes qui contrôlent le monde en lieu et place des humains, pendant qu'un groupe d'architectes explore les soubassements de notre société de consommation. Une zone à l'abri des systèmes de surveillance digitaux, de mystérieux graffitis interactifs qui illuminent la grisaille britannique et les jeunes Cubains qui s'emportent pour des combats de robots bricolés.

Rendez-vous avec l'un des écrivains les plus passionnants du moment :

Originaire de Bristol, la ville de Massive Attack, Roni Size, Portishead et The Pop Group, Tim Maughan s'est fait repérer en 2011 suite à l'auto-édition de Paintwork, son premier recueil de nouvelles qui projetait les cultures de rue dans un futur proche, hanté par les technologies de l'information et la robotique.

Trois histoires en prise directe avec leur époque et son devenir, graffiti, société de surveillance et réalité augmentée, avec à la clé un succès d'estime qui lui vaut d'écrire pour Vice et surtout pour la BBC, l'occasion d'un voyage impressionnant aux confins de l'Asie avec les architectes nomades de l'Unknown Field Division.

Maughan se prépare maintenant à contaminer les linéaires des libraires anglo-saxonnes avec Infinite Details. Un premier roman qui s'annonce déjà passionnant, entre contre-culture et dystopie post-numérique, dont l'atmosphère ne manquera pas d'évoquer le double héritage de William Gibson et de J.G. Ballard.


Infinite Detail
Roman de Tim Maughan, en précommande (sortie mars 2019)

Paintwork
Recueil de nouvelles de Tim Maughan (2011)

Propos recueillis par Laurent Courau.
Traduction par Ira Benfatto.



La dernière fois que nous nous avions échangé, vous viviez encore à Bristol et vous veniez de publier Paintwork, votre recueil de nouvelles. Qu’est-ce qui a motivé votre déménagement aux USA ? Était-ce relatif au parfum d’échec si présent ces jours dans notre bonne vieille Europe ?

À vrai dire, j’ai emménagé aux États-Unis par amour ! Histoire vraie. J’avais quitté Bristol pour Amsterdam et suis tombé amoureux d’une new-yorkaise. J’ai traversé l’Atlantique pour la rejoindre. Nous sommes mariés à présent. New-York est une ville épatante, donc ce déménagement ne fut pas une décision difficile à prendre. Nous nous sommes installés au Canada, il y a un peu moins d’un an, parce que ma femme y a décroché un poste. Mais j’ai passé près de quatre années extraordinaires à NYC et cette ville me manque considérablement.

Malheureusement, je ne crois pas que l’odeur nauséabonde que vous évoquez se limite à la seule Europe. Elle est particulièrement piquante aux USA et, avec les élections de l’année prochaine, j’ai bien peur que cette puanteur souffle par-delà les grands lacs, jusqu’au Canada.



C’est avec un grand intérêt que j’ai lu les articles que vous écriviez pour le site de la BBC, notamment ceux qui relataient votre voyage de trois semaines aux côtés de l’Unknown Field Division. Autant de visions inquiétantes. Est-ce que cette aventure a changé votre manière de voir le monde et d’envisager la vie ?

Oui, ça fait partie de ces expériences qui changent une vie. Sans exagération, ni hyperbole. Depuis mon adolescence, j’avais une vision particulière du monde et, si ce voyage ne l’a pas radicalement changée, il l’a ouverte d’un tas de manières différentes et dirigée sur des voies nouvelles. J’ai maintenant la tête pleine de visions incroyables et d’obsessions. Celles-ci se focalisent à présent sur la complexité et l’automation, sur la manière dont nous faisons tous partie d’un vaste système qu’il nous est impossible de comprendre et encore moins de contrôler. Les chaînes d’approvisionnement et de transport, les marchés financiers, les économies mondiales, internet, les réseaux sociaux, la publicité… la liste est longue. Tous ces réseaux sont vastes, complexes et principalement semi-autonomes. Ils prennent des décisions qui affectent directement nos vies, d’une manière qui nous dépasse, sans jamais nous consulter.

La conséquence indirecte de cette incapacité à comprendre le monde dans lequel est un vide démocratique. Ne comprenant et ne contrôlant pas plus que nous cette situation, les politiciens s’inventent des narrations et remplissent ce vide de débats sans intérêt, tout au plus du divertissement, ou s’acharnent à stigmatiser des communautés marginales. Je suis convaincu que tout ceci a contribué pour beaucoup à l’élection de Trump, au vote du Brexit, à la montée de l’extrême-droite en Europe, etc.

La contre-culture et les cultures de rue jouent un rôle important dans vos écrits. Pensez-vous que le futur se dessine sur les marges de nos sociétés ?

Ça rejoint ma pensée, bien que je ne crois pas que j’utiliserais cette formulation. L’expression de William Gibson « la rue trouve son propre usage aux choses » s’avère très juste, sans aucun doute. C’est quand la technologie devient accessible au plus grand nombre que nous entrons dans la phase la plus excitante. Les early adopters sont ennuyeux, ces consommateurs défricheurs ne s’intéressent qu’aux symboles de statut social ou à la technologie pour la technologie. Les potentiels et les limites, les bénéfices ou les dangers des nouvelles technologies n’apparaissent vraiment qu’entre les mains d’un public plus large, quand elles se trouvent manipulées par des communautés qui ne constituaient pas leur destination première.

Ce fut longtemps mon sentiment, mais ce qui a changé c’est que je pensais ça irait avec un agencement ou une démocratisation de ces technologies. À présent, je ne suis plus sûr que ce soit vraiment le cas. Clairement, la sensation d’être capable de subvertir ou de détourner ces technologies n’est qu’une illusion. La réalité, c’est que nous leur sommes en fait assujettis et qu’elles nous surveillent. Les réseaux sociaux sont le meilleur exemple de ce que j’avance. Ils pourraient constituer une plateforme de protestation et de rassemblement vraiment puissante, mais il est impossible d’aller dans ce sens sans créer du contenu et générer du trafic pour les réseaux publicitaires qui financent le maintien du statu quo. Je butais sur cette question dans mes premiers travaux, mais c’est quasiment le thème central de mon roman Infinite Detail.



Vous vouez une véritable passion aux musiques électroniques. Quel fut l’impact de la scène techno sur votre adolescence ? Diriez-vous qu’elle a influencé votre écriture, jusqu’à aujourd’hui ?

La techno et la scène rave anglaise du début des années 1990 ont façonné la personne que je suis, mon point de vue sur la musique et la technologie, la contestation politique ou encore la manière dont fonctionnent les communautés. Et oui, elles exercent encore aujourd’hui une influence énorme sur mon écriture, bien que d’un point de vue purement esthétique à présent. J’ai la ferme conviction que l’une des raisons pour lesquelles la science-fiction a rencontré tant des difficultés à critiquer et à communiquer sur le futur, depuis deux décennies, tient à ce que la musique électronique s’y soit aussi bien appliquée, du moins d’un point de vue esthétique. En fait, ce sera le sujet de ma conférence à l’Amsterdam Dance Event, ce mois-ci, aux côtés du DJ techno Matrixxman. Il y a aussi quelques allusions à ce sujet dans mon roman, bien qu’il y soit plus spécifiquement question de jungle et de drum n’bass, mais l’idée fonctionne tout aussi bien.

Où trouvez-vous la motivation pour écrire ?

Les deadlines, et le besoin de payer le loyer, les factures et la bouffe. À défaut de pas être doué pour quoi que ce soit d’autre.

Avec le recul, que pensez-vous de votre expérience d’auto-édition à l’occasion de la sortie de Paintwork ? En d’autres termes, pensez-vous qu’il reste un futur pour l’auto-production à l’ère des mégacorporations ?

Excellente question, je ne suis toujours pas certain de comprendre comment tout ça fonctionne. Je pense qu’il est bon que l’on puisse produire un travail spécifique et ciblé, en le rendant disponible à l’attention d’une audience bien spécifique, même réduite. Mais je ne suis pas sûr que ça fonctionne vraiment bien et qu’il soit possible de vivre de l’auto-édition, à l’écart des grandes corporations et à l’exception de quelques superstars. J’ai auto-publié mon recueil de nouvelles Paintwork parce que personne n’a voulu s’en charger. Aucun magazine de science-fiction n’en a voulu.

Paintwork ne s’est pas beaucoup vendu. Ou, du moins, ne m’a pas rapporté beaucoup d’argent. Mais il m’a permis de me faire connaître par des personnes qui ont apprécié mon travail. Ce qui m’a également convaincu qu’il existait un intérêt pour le genre d’histoires spéculatives que j’écris dans le grand-public, hors de l’infinitésimale et insulaire communauté des lecteurs de magazines de science-fiction et de ceux qui votent pour les Hugo Awards. Je suis passé assez vite d’une incapacité à vendre mes nouvelles à des commandes d’écriture. Donc je suppose que ça s’est plutôt bien fini pour moi ? Simplement, d’une manière bien différente de ce que la mode du Kindle nous laissait espérer, sept ans en arrière.



Votre prochain roman Infinite Details met en scène la fin de l’Internet, soit la fin du monde tel que nous les connaissons, par le biais d’un acte de cyber-terrorisme qui a définitivement coupé le réseau. Pensez-vous que nous devrions souhaiter une coupure de l’Internet ? Plus sérieusement, est-ce que vous vous préoccupez de la confidentialité de vos données et que faites-vous pour vous protéger du gaspillage de temps sur les réseaux sociaux ?

Doit-on couper l’Internet ? Vous devrez lire le livre pour le savoir ! Plus sérieusement, c’est le thème principal de mon roman. Si nous sommes devenus dépendants des réseaux, au point qu’ils nous contrôlent, sommes-nous encore capables de survivre de prendre soin de nous-mêmes, sans eux ? Je ne prétends pas, pas plus que les personnages du livre, disposer de la réponse à cette question. Je ne suis certainement pas expert sur les méthodes pour déjouer la surveillance numérique ou protéger notre intimité à tout prix. Et je suis aussi coupable que tout un chacun pour m’être laissé asservir et exploiter par les réseaux. D’avoir été obligé d’acheter et d’installer une application sur mon téléphone pour limiter mon usage quotidien de Twitter, dont j’étais accro au point que ça affecte mon humeur et ma santé mentale, en dit long.

Entre l’engouement pour les théories de la conspiration, en constante augmentation, l’intérêt croissant des classes sociales supérieures pour le transhumanisme, la rencontre des cultes apocalyptiques avec les survivalistes, la tendance globale au narcissisme digital, comment voyez-vous la culture populaire de notre époque ?

Ha ha ! Et bien, comment dire ça ? Mon prochain roman, celui que j’essaie d’écrire en ce moment même, tente de répondre à cette même question. Quasiment au mot près. Il y sera question des relations entre les théories du complot, le journalisme, les inégalités et la pop culture. Pour vous répondre brièvement : c’est le bordel, personne ne peut prédire ou comprendre quoi que ce soit. Peut-être que Jean Baudrillard était plus dans le vrai que nous n’avons voulu l’admettre.



Au centre de votre prochain roman, trône le Croft, un no man’s land coupé des réseaux de surveillance, de la dépendance au big data et de ce fait devenu un point de ralliement pour la contre-culture la plus créative. Quelque chose d’une « zone d’autonomie pas si temporaire ». Est-il encore possible d’exister à l’écart des réseaux de surveillance ?

Question difficile et, comme pour l’avant-dernière, je ne suis pas sûr de pouvoir y répondre. Infinite Detail a plus pour ambition de mettre en exergue ces questionnements que d’y apporter des réponses. Peut-être s’agit-il là d’un échappatoire. Je pense qu’il est possible de se déconnecter au point d’échapper aux multiples tentacules de la surveillance capitaliste, mais ça nécessite de prendre une telle distance du reste de la société que je me demande si cette expérience reste pertinente ou même intéressante. Ça pose aussi la question de savoir quel niveau de privilège est requis pour se retirer ainsi. Plus vous êtes riche, moins vous dépendez de la sphère technologique et plus il semble facile d’échapper à sa surveillance. Peu d’entre nous peuvent se le permettre, nos moyens de subsistance dépendent des réseaux. De plus en plus, ce sont eux qui nous maintiennent en vie.

Maureen Kincaid a écrit dans Paper Knife que votre recueil de nouvelles Paintwork s’attachait à la création artistique et à ce qui rend celui-ci authentique. Encore une fois, l’art et la créativité semblent occuper une place tout à fait centrale dans Infinite Details. Pensez-vous que l’inventivité, l’imagination, l’originalité et la créativité artistique pourraient nous sauver ?

Tout dépend de ce que vous entendez par « sauver ». J’aimerais croire que l’art peut changer le monde, je suis même convaincu qu’il peut y arriver en certaines occasions. Mais le mieux qu’il puisse faire, c’est déjà de sauver notre humanité, de nous aider à prendre les meilleures décisions morales et esthétiques face à l’adversité et l’oppression À regarder le monde autour de nous et à nous poser les bonnes questions. Je pense que c’est là que l’art se montre le plus utile et le plus important, aujourd’hui.

Question traditionnelle sur La Spirale, comment voyez-vous le futur ? À la fois d’un point de vue individuel et global ? Est-ce que vous vous définiriez plutôt comme optimiste ou pessimiste ?

On demande souvent mes prédictions pour l’avenir et personnellement, je n’en ai aucune idée. Je n’ai aucune stratégie ou méthodologie particulière pour prédire l’avenir. Et à vrai dire, je suis hautement méfiant de toute personne qui prétendrait le contraire, surtout si cette personne croit que ça marche. Il m’arrive de tomber juste, à certaines occasions, mais je pense que ça vient simplement de mes réflexions, de mes lectures et d’avoir écouté les autres. Être attentif au reste du monde et au plus grand nombre de personnes. Comprendre l’histoire, garder les yeux ouverts. Quelque part, au milieu de tout ça, une forme de schéma préconçu se dessine, depuis lequel vous pouvez voir émerger des tendances. Je ne pense pas ce soit une aptitude particulière, nous le faisons tous à différents niveaux.

J’établis une distinction entre un optimisme et un pessimisme inutiles, tout comme je le fais entre l’utopie et la dystopie. On me traite souvent d’écrivain dystopique et pessimiste, ce à quoi je réponds en plaisantant que je me vois comme un réaliste. Je plaisante, mais ce n’est pourtant pas si faux. Une part importante de ce que j’écris, et qui se voit taxé de pessimisme, existe déjà. Juste ailleurs dans le monde et pas sous les yeux de mes lecteurs. J’ai visité des usines en Chine dans lesquelles 10 000 adolescents travaillaient et habitaient sur place, en passant la quasi totalité de leur vie entre les murs de ces vastes complexes. Mais si je prends cette situation pour la déplacer au centre des États-Unis, on me dit qu’il s’agit d’une dystopie. Si je prends précisément la même technologie qu’Amazon utilise pour surveiller et contrôler les travailleurs de ses entrepôts, et que je l’implante dans un environnement de cols blancs du secteur tertiaire, on va encore me dire qu’il s’agit d’une dystopie.

Nous sommes très bons pour ignorer les dystopies qui nous entourent et desquelles nous dépendons, celles-là même qui nous fournissent les services que nous apprécions tant. Jusqu’à ce que quelqu’un pointe du doigt à quel point elles s’insinuent dans nos propres vies. Et là, bien sûr, c’est taxé de pessimisme. Mais à ce moment là, il est souvent trop tard pour le pessimisme ou l’optimisme. C’est déjà là, ça s’est déjà produit.





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Titre : TIM MAUGHAN « AUTOPSIE D'UN FUTUR INCERTAIN »
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Genre : Interview
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Originaire de Bristol, la ville de Massive Attack, Roni Size, Portishead et The Pop Group, Tim Maughan s'est fait repérer en 2011 suite à l'auto-édition de Paintwork, son premier recueil de nouvelles qui projetait les cultures de rue dans un futur proche, hanté par les technologies de l'information et la robotique.

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