AUDREY MULLER & PHILIPPE PISSIER « MOONCHILD »


Enregistrement : 05/04/2022

À la fois roman initiatique et récit d’aventures ésotériques, écrit en 1917 et publié en 1929, Moonchild narre la guerre occulte que se livrent deux factions de magiciens, entre forces de la lumière et partisans des ténèbres. Un duel mystique au cœur duquel se trouve plongée une jeune femme, bientôt pressentie pour la création d’un « moonchild », un enfant de la lune.

Audrey Muller et Philippe Pissier sont les auteurs de la première traduction française de ce roman d’Aleister Crowley, paru aux éditions ANIMA en novembre 2021. Entreprise pharaonique qui nous révèle encore une autre facette de l'excentrique Britannique, à côté de ses écrits sur l'ésotérisme, dont Magick : Libera Aba - Livre Quatre déjà traduit par Philippe Pissier.


Lien : Page officielle de Moonchild sur le site des éditions ANIMA

Propos recueillis par Laurent Courau.






Audrey Muller et Philippe Pissier signant des exemplaires de Moonchild © Photographie de Vincent Capes (décembre 2021).

Qu’est-ce qui vous a motivés à vous lancer dans une tâche aussi pharaonique que la traduction de ce roman d’aventures ésotérique d’Aleister Crowley ? Combien de temps est-ce que ça vous a pris et comment vous êtes-vous partagé ce travail herculéen ?

Audrey Muller : En fait, j’ai offert il y a quelques années l’ouvrage en anglais à un ami, lequel m’a dit ne pas avoir le niveau suffisant pour le lire. C’est dès lors que j’ai décidé de le traduire. Cela a pris quatre ans au total. J’ai effectué un premier jet de l’ensemble, puis Philippe est arrivé et nous l’avons finalisé de concert, avec moult crises et engueulades à la clé.

Philippe Pissier : Je n’avais aucune intention de toucher à ce livre : en général le Crowley narratif me fait profondément chier. Mais bon, je me suis retrouvé dans une situation du genre « tu tombes amoureux d’une fille avec un gosse, et il te faut adopter le gosse ». Et évidemment le gosse est infernal.

Quand on a lu Moonchild, on imagine aisément l’ampleur de la tâche. Néanmoins, pour nos lecteurs qui ne s’y sont pas encore attaqués, pourriez-vous donner quelques indices sur ce qui a rendu cette traduction aussi « infernale » ? D’autant que Philippe bénéficiait d’expériences précédentes de traductions de Crowley, que l’on suppose déjà ardues ?

A.M. : D’une part, il y a des tournures stylistiques très complexes, des renvois à des évènements historiques qui nécessitaient de se documenter sur ceux-ci afin d’élaborer des notes de bas de page conséquentes, sans parler de la ribambelle d’évènements étranges qui se produisent lorsqu’on traduit du Crowley. Philippe, lui, a l’habitude de ces « synchronicités » parfois inquiétantes qui se manifestent dans le quotidien sans crier gare. Deux ordinateurs sont décédés dans le processus, sans explication aucune.

Question annexe destinée à Philippe. Pourquoi est-ce que le « Crowley narratif te fait profondément chier » ?

P.P. : Oh, c’est très simple, il n’arrive pas à me séduire. Il n’impacte pas ma sensorialité comme peut le faire l’écriture d’Ewers, Lovecraft, Augiéras et d’autres.



Illustrations de Beresford Egan pour l'édition originale de Moonchild en 1929.

Que sait-on de la réception publique et critique de Moonchild à l’époque de sa sortie, en 1917 ?

A.M. : Il n’est pas sorti en 1917, il a été rédigé en 1917. Il fut publié en 1929. Moonchild est à la fois une fiction ésotérique et un roman de guerre unique en son genre. Les réactions à sa parution furent mitigées. Le Aberdeen Press déclara : « Il s’agit d’un des romans les plus extraordinairement fantastiques et cependant attrayants que nous ayons lus », l’ouvrage leur rappelant à la fois les humeurs d’Anatole France et les procédés de Rabelais. Tandis que le New Statesman affirma : « Sans doute l’auteur sait-il à quoi riment toutes ces absurdités ». C’était déjà un ovni littéraire pour l’époque.

Corrigez-moi si je me trompe, mais il me semble intéressant de rappeler à nos lecteurs que Moonchild s’inscrivait dans une veine de thrillers ésotériques très populaire à cette époque ; quasiment ce que l’on considérerait aujourd’hui comme du « divertissement de masse » ? Je pense à d’autres auteurs comme Dion Fortune, au personnage Thomas Carnacki du romancier William Hope Hodgson, bien évidemment à Sax Rohmer, à Arthur Machen et Bram Stoker - pour ne citer qu’eux, tous liés de près ou de loin à la Golden Dawn ou à d’autres sociétés initiatiques, ce qui souligne en passant l’influence de cette littérature et de ces cercles ésotériques au début du XXe siècle.

P.P. : Je vois un parallèle avec Arthur Machen, en raison de la connexion entre surnaturel et conflit mondial, je songe évidemment à la fameuse nouvelle de cet auteur intitulée The Bowmen (1914), d’ailleurs inspirée par The Lost Legion de Kipling (1893). L’autre parallèle, c’est cette tentative de transmettre des enseignements ésotériques via le support fictionnel, comme ont fait ultérieurement Dion Fortune et Ithell Colquhoun. On ne peut pas considérer Moonchild comme relevant du divertissement de masse, il est bien trop alambiqué pour cela, trop gavé de références ésotériques pour être compréhensible par le lecteur de base, comme le constate le Northern Whig and Belfast Post en date du 22 octobre 1929.

Au-delà des aventures multi-dimensionnelles traversées par ses personnages, Moonchild me semble aussi faire figure de roman initiatique. Pensez-vous que Crowley l’ait envisagé comme un véhicule pour sa philosophie et ses concepts ésotériques ?

A.M. : C’est l’évidence. Il a tenté de transmettre au moins une partie de son enseignement via ce roman. On y trouve nombre de références au Livre de la Loi ou Liber Legis, qui est la pierre angulaire de son système magique, ainsi qu’à diverses pratiques thélémites, telle l’adoration au Soleil consignée dans le Liber Resh vel Helios (présent dans les appendices de Magick, son œuvre maîtresse). Il y est également question, de manière voilée, en raison de la censure de l’époque, de pratiques sexuelles et d’emploi de psychotropes : je pense notamment au Chapitre VII, se déroulant dans « la Chapelle des Abominations ».



Aleister Crowley en 1919, avec les décorations du 33e degré du Rite écossais ancien et accepté © Photographie d'Arnold Genthe.

Outre les aspects déjà évoqués, Moonchild est aussi un livre drôle, sinon sarcastique. Et Aleister Crowley s’en serait donc servi pour régler quelques comptes avec ses comparses de la Golden Dawn, notamment MacGregor Mathers et Arthur Edward Waite qu’il accable avec une cruauté délicieuse ?

A.M. : Il s’agit d’un véritable jeu de massacre, même s’il s’en dédit dans sa « Note de l’Auteur » précédant le texte proprement dit. Waite et Mathers ne sont pas les seuls à souffrir de son courroux, citons également Edmund William Berridge, médecin et occultiste londonien, membre de la Golden Dawn ; le turc Veli Bey ; le poète irlandais William Butler Yeats, lui aussi membre de la Golden Dawn, et rival de Crowley en poésie comme en amour ; William Wynn Westcott, qui fut très proche de Mathers ; Annie Besant qui prit la direction de la Société Théosophique en 1907 ; Vittoria Cremers, théosophe un temps proche de Mme Blavatsky ; et d’autres encore.



Jack Parsons en mai 1938 © DR.

Est-il juste que ce roman ait particulièrement influencé Jack Parsons pour sa série de rituels connue sous le nom de « Babalon Working » ?

P.P. : Oui, c’est exact. Et on sait que Crowley voyait d’ailleurs la chose d’un très mauvais œil. Il faut se souvenir que dans le cadre de cette opération, à la suite d’une série d’invocations, Parsons « reçut » et rédigea Le Livre de Babalon qu’il considérait comme le quatrième chapitre du Livre de la Loi ; ce qui pouvait sonner comme une hérésie aux oreilles de notre mage britannique. De fait, il devint de plus en plus suspicieux vis-à-vis de Parsons.

Le personnage de Simon Iff apparaît dans plusieurs nouvelles d’Aleister Crowley. Ce dernier l’utilisant pour se mettre lui-même en scène, à un âge vénérable. Est-ce que vous envisagez de poursuivre ce travail de traduction de sa production romanesque, par exemple avec The Simon Iff Stories and Other Works ?

A.M. : C’est une possibilité, mais qui n’est aucunement à l’ordre du jour. Pour le moment, nous peaufinons une anthologie introductive à l’œuvre de Crowley, scindée en deux volumes d’environ 400 pages. Production romanesque ? Ses deux uniques romans sont d’ores et déjà parus en français. C’est plutôt l’univers des nouvelles, assez vaste, qu’il conviendra d’approcher lorsque le temps sera venu. Et cet univers réserve bien des surprises : il s’y cache parfois des clés, des arcanes, insoupçonnables pour beaucoup. En effet, la plupart de ses lecteurs s’attachent à sa production « formellement » magique, oubliant que chez lui littérature et ésotérisme sont, en règle générale, intimement mêlés.

Moonchild est donc paru en 1929, période troublée de l’entre-deux-guerres. Selon vous, quelle aurait été l’attitude d’Aleister Crowley vis-à-vis de notre début de XXIe siècle et de sa multiplication de crises environnementales, énergétiques, économiques, géopolitiques et sociales ? Comme l’imaginez-vous à notre époque ?

P.P. : Je n’aurais pas trop de peine à l’imaginer anarchiste et toxico. Peut-être verrait-il dans le merdier actuel l’influence grandissante du dieu Horus dont c’est censé être l’éon. Il ne supportait guère le mercantilisme, ni le lavage de cerveaux imposé aux masses (il en parle dans Magick without Tears), je suppose donc que la fin de la progression du nouvel ordre mondial lui ferait chaud au cœur. C’est sans doute le bon moment pour traduire et publier son poème The City of God, décrivant son trajet ferroviaire jusqu’à Moscou, publié pour la première fois dans The English Review en 1914. Un autre texte, The Heart of Holy Russia, est une véritable déclaration d’amour à la capitale de la Russie. Publier ces textes serait en effet assez amusant, un peu punk sur les bords – et au milieu. Mais, dans tous les cas, ce qui est certain, c’est qu’il vivrait sa sexualité, aujourd’hui, sans subir les contraintes sociales dont il fut victime, et sans les nécessaires dissimulations dont il usa dans l’Angleterre d’alors.



Couverture de Détective, le grand hebdomadaire des faits-divers, revue sensationnaliste créée par Gaston Gallimard en 1928.

Le nom de Crowley continue de produire de nombreux fantasmes, particulièrement à l’âge des réseaux sociaux et du conspirationnisme triomphant. Qu’auriez-vous à répondre à ceux de nos lecteurs qui vont encore s’émouvoir de sa présence dans nos pages ?

P.P. : Vous savez, depuis quarante ans que je le connais et trente ans que je le traduis, j’ai entendu à son sujet tout ce qu’il est humainement possible d’entendre. Lorsqu’on connaît ne serait-ce qu’un peu sa pensée, où la liberté individuelle joue un grand rôle (liberté individuelle qui n’est d’ailleurs aucunement censée s’exercer aux dépens de celle des autres), il est particulièrement irritant de voir des personnes l’imaginer faire partie d’un complot visant à l’asservissement de l’humanité via la mise en place d’un nouvel ordre mondial. La plupart des gens, de nos jours en France, en parlent sans le lire. De plus, au vu de la dégringolade du niveau intellectuel dans notre pays depuis 40 ans, le liraient-ils qu’ils n’y comprendraient rien. C’est pour cela qu’il ne saurait être ici un succès de librairie. Il n’a qu’un petit lectorat, vous savez. Contrairement à Anton LaVey et son « satanisme » au ras des pâquerettes, véhiculé par des éditeurs sans scrupules.



Moonchild © Mail-art d'Audrey Muller (août 2021).

Outre l’anthologie introductive à l’œuvre de Crowley évoquée plus haut, quels sont vos projets respectifs, maintenant que vous en avez terminé avec Moonchild et que le livre est disponible aux éditions ANIMA ?

P.P. : L’anthologie est déjà assez lourde à porter. Après sa finalisation, je crois que nous allons surtout nous orienter vers une période de repos. Cela dit, il me reste, pour ma part, des choses à traduire pour le Volume III et dernier des Œuvres d’Austin Osman Spare, à paraître là encore chez Anima. Et puis, après cette période de repos, je pense que je m’attaquerai à une nouvelle édition, plus exhaustive que celle parue en 2004 aux Éditions de la Maison Close, de l’œuvre littéraire de Diana Orlow. Peut-être traduirai-je un nouveau livre de Lara Owen, je l’ignore. Celui paru l’année dernière (aux Editions Oxus) a reçu un bon accueil, il s’agit de Femme, ton sang est de l’or, qui traite des menstruations, de leur aspect sociologique, métaphysique, etc., et qui ouvre des perspectives sur l’emploi magique de ladite substance.

A.M. : Pour ma part, après la phase de « farniente », j’assisterai Philippe dans les travaux qu’il vient de mentionner. Je compte également me pencher sur la poésie de Crowley, qui me semble mériter une certaine attention. Je l’ai découverte par la lecture du dit de Rodin, recueil poétique d’Aleister illustré par le célèbre sculpteur, traduit par Philippe et paru aux Éditions de l’Arachnoïde en 2018. Il y a de fortes chances que je fasse des choses avec l’ami Kazim, fondateur des Éditions Hexen Press. C’est une nouvelle structure très prometteuse, qui a déjà sorti le premier numéro d’une revue nommée Alraune (ce premier numéro est consacré à la magie sexuelle), une traduction de La Synagogue de Satan du polonais Stanisław Przybyszewski, ainsi qu’une réédition du Journal d’un Sorcier du macumbeiro Paul Gregor. Je compte aussi continuer mon travail de mail-artiste.



SydSydSyd © Collage de Philippe Pissier.

Question désormais traditionnelle sur La Spirale et qui rejoint mon interrogation précédente sur l’attitude qu’aurait pu avoir Aleister Crowley face à notre début de XXIe siècle, comment ressentez-vous notre époque et comment imaginez-vous l’avenir ? À la fois à un niveau personnel et général ?

A.M. : Pour ce qui est de l’avenir collectif, je ne suis pas d’un optimisme débordant. Pour ma part, je compte m’investir dans un travail acharné, et cultiver mon jardin. Le travail de la terre est primordial.

P.P. : Lavilliers dit, dans une vieille chanson (« La Peur », 1979) que « l’avenir est un chien crevé sous un meuble ». C’est assez direct. Bon, soyons clair, l’époque est infâme. Il y a une ambiance pré-apocalyptique tout à fait pesante. On voudrait être optimiste. Mais comme l’affirme une vieille blague du renseignement russe : « Qu’est-ce qu’un pessimiste ? Un pessimiste, c’est un optimiste à qui nous avons donné TOUTES les informations. »

L’introduction au catalogue des éditions ANIMA mentionne une volonté de « décoloniser l’Imaginaire » et de « créer un contre-sort face à la Société du Spectacle ». Finalement, est-ce que vos travaux communs et respectifs ne participeraient pas d’une forme de guerre « occulte » contre la mainmise des pouvoirs en place sur nos intellects et nos imaginaires ? Ce qui rejoindrait d’une certaine manière la trame narrative de Moonchild

A.M. & P.P. : Ce n’est pas pour rien que nous traduisons du Crowley et du Spare. Le langage est le premier terrain de la guerre. Nous pensons qu’il convient en effet de faire gonfler le fleuve souterrain qu’est l’ésotérisme, et ce jusqu’à provoquer un changement qualitatif brusque dans le monde visible. Peu importe d’ailleurs que nous le voyions de notre vivant ou non. Nous œuvrons sans « convoitise du résultat », pour reprendre l’expression du Liber Legis.



Exemplaire de Philippe et Aurore B © Photographie de Philippe B.



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Titre : AUDREY MULLER & PHILIPPE PISSIER « MOONCHILD »
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Audrey Muller et Philippe Pissier sont les auteurs de cette première traduction française du roman Moonchild d’Aleister Crowley, paru aux éditions ANIMA en novembre 2021. À la fois roman initiatique et récit d’aventures ésotériques, écrit en 1917 et publié en 1929, Moonchild narre la guerre occulte que se livrent deux factions de magiciens, entre forces de la lumière et partisans des ténèbres. Un duel mystique au cœur duquel se trouve plongée une jeune femme, bientôt pressentie pour la création d’un « moonchild », un enfant de la lune.

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