MAXENCE GRUGIER


Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)

Cyberculture, musiques électroniques et autres modifications culturelles... Maxence Grugier fut l'instigateur et le rédacteur en chef du mythique Cyberzone, un des rares magazines français consacrés à la cyberculture, avant de prendre la responsabilité des pages culturelles du magazine Coda à l'aube du nouveau millénaire.

Réalisé dans le cadre des célébrations du huitième anniversaire de La Spirale.org, cet entretien nous a donné l'occasion de revenir sur les aventures éditoriales et digitales de Maxence, à commencer par Cyberzone, sur le devenir de la contre-culture et des subcultures, ainsi que sur l'impact du numérique dans notre environnement culturel et social.

Propos recueillis par Laurent Courau.



Peux-tu revenir pour nous sur l'histoire du magazine Cyberzone ?

Tout a commencé dans une société qui produisait du X dans le sud de la France, en 1997. Je cherchais un emploi en urgence et je suis tombé sur une annonce sur le Net. La "firme" qui m'a embauché cherchait un webmaster, je venais de finir une formation. J'ai donc fait mes premiers pas dans le monde du multimédia au sein de l'économie la plus lucrative qu'on pouvait trouver sur le réseau à l'époque. En 1999, j'ai eu la chance d'écrire quelques papiers sur le cybersexe (l'onanisme en réseau) dans leurs magazines (Net Zone 01 & 02). Cela a plu, ils ont alors eu envie de me laisser carte blanche pour créer de toutes pièces un magazine "cyber" à tendance mystico-bodymod-techno-sex.

Cyberzone était né ! Nous n'étions que trois pour le premier numéro, j'écrivais alors 85% du magazine. J'étais épaulé par deux maquettistes enthousiastes. Il n'y a pas eu de numéro zéro, Net Zone suffisait. Ensuite l'équipe s'est étoffée et une équipe de pigistes compétents s'est peu à peu formée, avec des correspondants partout en France. Le magazine a duré un an, la nouvelle équipe de direction n'ayant pas souhaité continuer l'aventure. On vendait pourtant entre dix mille et douze mille exemplaires à la fin? En fait c'est un peu plus compliqué, mais dit comme ça, ça tient la route.

Quels furent tes premiers contacts avec la micro-informatique, les musiques électroniques, la contre-culture, les modifications corporelles et tout le gloubi-boulga cyberculturel ?

Je n'ai pas mis les doigts sur un clavier avant 1995. J'ai appris à développer des sites web au cours d'un stage, ligne par ligne, à l'ancienne. C'était l'idée de réseau informatique global et de "toile d'information" qui m'intriguaient. Pour moi Internet a toujours été un "média littéraire". C'est donc avec la science-fiction que j'ai plongé dans cet univers. J'ai toujours adoré les chroniques d'un futur proche, le polar-SF, les écrivains décalés. J'étais un grand fan de Williams Burroughs, J.G. Ballard et Norman Spinrad. J'adore toujours Blade Runner. J'étais fan des films de Cronenberg comme Videodrome (je signe toujours des articles sous le pseudo Max Renn en hommage au personnage du film) et des pitreries cyberpunk de Shinya Tsukamoto qui mélange futur proche, modifications corporelles, fétichisme sado-maso, violence et technologie. Je me suis donc vite mis à dévorer les auteurs cyberpunk, les Gibson, Sterling, Neal Stephenson, Pat Cadigan et affiliés (Greg Bear, Greg Egan). J'ai découvert la profondeur de cette contre-culture en réseau et la théorie des médias qui l'accompagne en lisant les textes fondateurs de Alvin Toffler, Norbert Wiener, Marshall Mc Luhan, les comptes rendus des conférences de Macy. Ce qui m'a amusé à l'époque, c'est qu'en contrepartie de ces théories très complexes sur nos sociétés technologiques, il y avait de doux dingues comme Timothy Leary, Douglas Rushkoff, Terence McKenna et Jaron Lanier, qui extrapolaient sur le futur sur un ton très libre, en tenant des propos complètement barrés, voir carrément illuminés.

J'étais déjà un acharné de la contre-culture des 60's, même si aujourd'hui je trouve ses idées absolument obsolètes. J'ai toujours aimé les concepts fumeux, sans forcément en partager la philosophie, par curiosité, dans un esprit peut-être (déjà) journalistique. Tout cela me fascinait. Cela rejoignait aussi les utopies cyber de l'époque : l'homme-connecté, augmenté, le "cyborg" et donc les modifications corporelles effectives par la même occasion. Au même moment, en musique, arrivaient sur le marché les productions électroniques estampillées "Brain Dance" ou "IDM" des labels Clear, Warp, Rephlex, c'était un tout pour moi. Une culture globale. Un rêve de futur. L'ensemble a participé à la création d'un sentiment d'émulation autour du phénomène technologique, très fort et très créatif. J'ai souhaité en être.

Comment vois-tu l'aventure de ce magazine aujourd'hui avec le recul ?

Avec un peu de tristesse, bien sûr, et beaucoup d'étonnement (encore !). On découvrait que l'on pouvait faire un magazine lu par l'intelligentsia parisienne, dans un bled paumé du sud de la France et tout ça grâce à ce réseau dont tout le monde parlait. C'était toute l'utopie du "Village Global" qui prenait forme dans la réalité. On a eu beaucoup de chance, cela n'aurait jamais du voir le jour, les circonstances ont été clémentes. Un truc qui me fait énormément plaisir aujourd'hui, c'est que je reçois encore des mails de lecteurs et que les gens qui ont participé s'en souviennent avec bonheur. Tout ça pour à peine 6 numéros... Pour moi c'est carrément "une époque". Comme certains parlent avec nostalgie des 60's, pour ma part, le grand moment d'utopie collective, c'est la "fin des 90's". La charnière 98, 99, 2000 en fait. Une période très porteuse et encore prometteuse. Très naïve aussi?

As-tu le sentiment d'avoir fait partie d'une génération de pionniers, celle des défricheurs des réseaux et de la cyberculture en Europe ?

De pionnier et de défricheur, non, pas vraiment. Il y avait une génération d'activistes du net avant moi, ceux qui ont lu les "cyberpunks" à l'époque de leur sortie. En France, il y avait Sylvie Denis en SF, Cyril Fièvet et son Cyberguide, l'équipe d'Univers Interactif, j'en oublie ? Par contre, j'ai traduit quelques-uns des textes de cette contre-culture "cyberdelique" introuvables en français, comme Vaudou et Cyberespace et l'Abécédaire Cyber qu'on ne connaissait pas à l'époque? J'ai peut-être aussi participé à la vulgarisation de cette contre-culture du net, du fait d'un magazine tiré à 40 000 exemplaires et trouvable partout.

Qu'est-ce que tu as noté comme changements marquants depuis le milieu des années 90 et l'explosion des réseaux informatiques en France ?

Tout d'abord, j'ai eu le sentiment que toute cette émulation futuriste s'est dissipée après le passage à l'An 2000. Ce n'est pas un sentiment personnel, c'est vraiment le fruit d'une constatation de l'évolution de ces "pionniers" et ces premiers enthousiastes du réseau, justement. Pourtant en 2000, Cyberzone existait encore, et nous étions alors au sommet de cette vague d'optimisme et de délire technologique. Mais déjà, des échecs, des semi-dépressions et des pertes de repères chez certains participants anticipèrent l'arrivée du creux de cette même vague. Et puis Cyberzone a cessé d'exister, je me suis recyclé et cela semble avoir été partout pareil. Coups sur coups à deux/trois années d'intervalle, il y a eu le crash boursier de la net-économie, l'explosion de la bulle en Asie, la version imprimée du Monde Interactif a cessé de paraître, deux ans après le magazine Transfert mettait la clef sous la porte? On a commencé à entendre un discours franchement technophobe et pessimiste à l'égard du Net et des nouvelles technologies dans les médias généralistes. OGM, Internet, StartUp, José Bové, Mondialisation, Piercing, tout à été mis dans le même panier. Le message était clair de la part des grands groupes médiatiques : « Ouf ! Internet et toute cette liberté, c'est fini ! Passons aux choses sérieuses ! » Paradoxalement, le monde se transformait en terrain de jeu virtuel pour les gamers en réseau du monde entier, on nous vendait de l'Internet à haut-débit à tour de bras, la téléphonie mobile explosait, puis retombait? J'ai vraiment eu, et j'ai encore l'impression, d'un monde à deux vitesses. D'un côté du high-tech en veux-tu en voilà pour tous et à bas prix (sauvons l'économie !), de l'autre côté un discours apeuré concernant tout ce qui touche de près ou de loin aux nouvelles technologies?

Aujourd'hui techniquement, le micro-ordinateur lambda est cent fois plus perfectionné qu'il y a dix ans, mais l'utilisateur lui est toujours sous-informé quand il s'agit de son utilisation. Alors de là à aborder l'impact philosophique et social qu'a eu (et a encore) la technologie sur notre société, c'est encore malheureusement de la science-fiction? Du coup, on se rend compte à quel point finalement les technologies de l'information sont partiales, comme elles ne changent que ce que certains veulent bien changer. L'exemple est flagrant au niveau financier : « L'argent est devenu une donnée comme les autres » disait récemment Bruce Sterling, quant à l'inventeur de la cybernétique, Norbert Wiener qui pensait que « la technologie rendrait la société et son fonctionnement plus transparent », on s'est en fait aperçu que certains savaient l'utiliser pour la rendre plus opaque. Au final j'ai l'impression que TOUT a changé en 10 ans, mais que bien peux en prennent conscience. Du coup, toutes les cyber-utopies restent simplement de la catégorie des possibles. C'est à dire que l'on peut réaliser beaucoup de choses, mais que nous n'avons pas toutes les cartes en main pour le faire, même avec toute la technologie qui nous entoure?

As-tu de la nostalgie pour cette époque ?

Comme je le disais plus haut, oui, bien sûr ! Tout semblait tellement simple. Dans les 90's, Internet était encore une "usine à rêve" - et une usine à gaz. Sans tomber dans la naïveté "technoptimiste", nous pensions vraiment (et Cyberzone en était une bonne illustration) que nous allions pourvoir créer cette "cyber-démocratie" dont on parlait tant, qu'on pourrait s'exprimer à l'échelle mondiale sans contrainte, combattre les monopoles, etc. Mais tout n'est pas perdu, ces changements dont tu parlais nous ont certainement rendus plus sages. Il y a cependant toujours beaucoup de choses à faire, toujours à "l'échelle des possibles"?

Quels sont les artistes, les écrivains ou les médias qui t'ont marqué durant cette période ? Et quelles furent tes plus grandes satisfactions ?

Hé bien, il y a William Gibson et Bruce Sterling, bien sûr. Le tandem de rêve. Deux personnages dont la portée des oeuvres me semble toujours incomprise en France. Gibson en particulier est, ou "fut", le plus médiatisé des écrivains cyberpunk, et pourtant, c'est certainement le plus mal connu, tout du moins dans notre pays où une bonne partie de ses références culturelles sont totalement ignorées. Mieux, le public français retrouve la plupart de ses idées dans de nombreux films ou oeuvres d'art contemporain et ne le sait même pas ! Pour cause : leurs auteurs ne reconnaissent pas le pillage le plus souvent, ou ne prennent même pas la peine d'en citer l'auteur. Les derniers écrits de Timothy Leary et de Burroughs, même si avec le temps, le premier m'amuse plus qu'autre chose, le second reste mon écrivain favori avec Don DeLillo. Ensuite, il y a eu Stelarc, avec qui j'ai passé un grand moment à Avignon en 2000, à l'occasion du Festival Art-Kor organisé par Lukas Zpira, autre artiste que j'admire toujours beaucoup, même si nous nous sommes un peu perdus de vue, mais je tente de suivre ses aventures à travers le monde. J'ai aussi eu la chance de rencontrer Louis Bec, un grand monsieur, spécialiste des sciences du vivants, du BioArt et autres mutations, chez qui la biologie prend le pas sur la machine. Il y eu aussi Mark Dery, bien sûr, Kodwo Eshun, le théoricien de l'afro-futurisme, Jean-Michel Truong, Denis Robert, Geert Lovink, un hollandais spécialiste de la nouvelle vague de cyberculture, Solveig Godeluck notre géopoliticienne d'Internet, Nick Land, fondateur du Cybernetic Center Research Unit, Douglas Edric Stanley, un américain exilé en France, professeur d'art numérique à Aix en Provence, chercheur en esthétique de l'interactivité, artiste digital et militant de la libération par les machines ou encore Annick Bureaud et Nathalie Magnan, co-auteurs d'une somme sur la cyberculture : Connexions. Yann Minh, grand écrivain de genre et même Maurice Dantec, avant son Théâtre des Opérations. J'ai eu la chance de les interviewer, de travailler parfois, avec tous ces gens (du moins les derniers, car je n'ai jamais, hélas rencontré Burroughs, ni Leary) ou de donner des conférences avec eux et je crois que c'est ma plus grande satisfaction.

Comment as-tu réagi lorsque tu as vu Matrix ? N'as-tu pas eu le sentiment de voir la récupération et commercialisation de la cyberculture par l'industrie du divertissement hollywoodienne se dérouler sous tes yeux ?

A la vision du premier opus j'ai plutôt été agréablement surpris. Nous en parlions d'ailleurs dans Cyberzone comme d'un des premiers blockbusters "cérébraux" de l'histoire du cinéma américain moderne. Bien sûr, les emprunts multiples à l'oeuvre de Gibson par exemple, m'ont immédiatement sauté aux yeux, mais ça faisait partie du jeu, beaucoup en avaient déjà fait autant auparavant au travers de films ou de séries tels que Wild Palms ou Strange Days.
Et puis il y avait eu d'autres tentatives : Blade Runner, le film cyber hard-boiled ultime - qui fut un échec en salle mais un bon produit en vidéo par la suite - et auquel tous les films "cybers" actuels doivent tout (de Cypher à Matrix). Tron, parmi les "bons vieux films" ou pour les autres, Johnny Mnemonic, Le Cobaye qui n'étaient pas terribles mais qui avaient le mérite d'être en avance sur leur époque. Non, vraiment le premier ne me semblait pas si mal, même si la "philosophie" de comptoir et les "clin d'oeil" (mythologique, Lewis Caroll, etc.) étaient quand même bien superficiels. Il donnait autre chose à voir, un rythme nouveau, qui convenait bien à notre époque. La suite semble un peu "réchauffée" à côté et elle s'éloigne d'ailleurs du côté "cyber" pur, pour devenir simplement de la SF, comme la trilogie Alien par exemple?

Le préfixe cyber me semble être actuellement inutilisable tant il est synonyme de compilations techno destinées aux rayons « musique » des grandes surfaces. Quelle est ta vision de cette culture ou de ce qu'elle est devenue aujourd'hui ?

Je ne suis pas du tout d'accord avec l'affirmation selon laquelle « le préfixe cyber est devenu totalement inutilisable ». Pas plus qu'avant en tout cas. On nous reprochait déjà ça à l'époque de Cyberzone ! Et au final, en France, peu de gens ont réellement compris ce que pouvait être la cyberculture ! Il n'y avait qu'à voir les pages homonymes du Monde Interactif, j'ai du en faire bondir plus d'un quand j'ai publié mon premier papier chez eux : un article de quatre pages sur les théories délirantes du CCRU (lémuriens, drum'n'bass, mysticisme biotek) ! La cyberculture en France, c'est : « Comment surfer sur le Net à l'école ? » Les Français en bons rationalistes ont toujours, soit freiné des quatre fers devant la nouveauté de cette culture, d'où le besoin de la rabaisser à un objet de marketing, soit écrasé le potentiel créatif et imaginaire qu'elle recèle.

Je crois plutôt qu'en matière d'étiquette marketing, la Techno justement, a beaucoup plus souffert du syndrome "technomachin" que la cyberculture. Tout simplement parce que la techno pour une majorité du public c'est une bande de mecs qui secouent la tête dans un champ, boom, boom, des gars inoffensifs et utopistes alors que la cyberculture, ce sont des "ingénieurs" un peu dingues mais détenant un certain pouvoir. Ils détiennent l'information, ils savent des trucs sur les machines que tout le monde ne connaît pas, etc. Ils font peur, on veut donc en savoir plus avant de vraiment tenter de les annihiler. On le voit bien à la télévision quand le sujet est traité : on tente d'en faire le tour en négatif, et on se plante à tous les coup.

Mais la cyberculture existe encore ! Elle est même plus vivante que jamais ! Elle s'exporte actuellement à travers le monde, elle participe des conflits idéologiques, sociaux, économiques et politiques contemporains. Dans Uncanny Network, un livre du M.I.T. qui regroupe une série de dialogues électroniques entre Geert Lovink et la « virtual intelligentsia » mondiale, on se rend compte que sous la pression des évènements internationaux, les chercheurs, penseurs et philosophes du monde virtuel réagissent, confrontent leurs idées dans la réalité. On l'ignore en France car on ne traduit plus les textes qui la concerne. Ce n'est plus tendance. C'est même has-been. Pourtant quand on en parle intelligemment, les gens tendent l'oreille, ils sont souvent étonnés de la profondeur du sujet ! Nous vivons une époque cybernétique, au sens Wienerien du terme, mais personne ne s'en rend compte. Peut-être parce qu'en France, ces théories n'ont jamais été étudiées convenablement, ni vraiment comprises?

Quitte à paraître extrémiste, je me demande s'il ne faudrait enterrer l'idée même de contre-culture. Ne vaut-il pas mieux disparaître et échapper à toute tentative d'étiquetage pour échapper au joug du marketing ?

Difficile question ! « Is Cyberpunk A Dead Culture ? » demandait récemment Jon C. Grimwood, un représentant de la nouvelle vague cyberpunk anglaise. Je n'irais pas jusqu'à cet extrême, bien que je partage ton goût pour un certain « isolement », Cyberzone étant né il y a cinq ans à mille kilomètres de Paris? Je garde tout de même à l'esprit que pour cent cinquante piercings du nombril, il y aura toujours un adepte du branding, des scarifications, de choses plus fortes et plus profondes. Il y a toujours des contre-cultures actives, en musique par exemple. Il y en a encore beaucoup dans l'art contemporain qui est une sorte de contre-culture, au sens qu'elle ne concerne qu'un très petit nombre. Le Net Art en est une, le Bio Art aussi. Sans oublier que toute contre-culture est appelée à devenir "mainstream" avec le temps, et heureusement ! Ceci dit, pour reprendre le modèle d'une contre-culture contemporaine, il est vrai que la cyberculture puisqu'on en parle, nécessite une petite remise en question, histoire de dénoncer les révisionnismes et les récupérations (parfois) volontaires.

Du nouvel espace de contestation numérique des origines, au vaste outil de merchandising d'aujourd'hui, mais surtout comme outil de publicité personnelle, on sait bien que si l'Internet est ce qu'il est aujourd'hui, c'est en fait pour une bonne partie aux pionniers, et non pas seulement aux "cyber-marchands du temple", qu'on le doit. Personnellement, je suis totalement revenu sur l'influence soit-disant bénéfique des Leary, Lanier, Mc Kenna et consort. Il ne faut pas ignorer que cette "contre culture" est née dans la Silicon Valley, d'une fusion anachronique de l'esprit bohème de San Francisco avec les industries "high tech" aux idées pas vraiment libertaire. Le spiritualisme des années du "Flower Power" s'est transformé, en idéologie new-age, avec son cortège d'idées abracadabrantes, où techno, raves, ésotérisme, scientologie, cyberculture et drogues se mêlaient pour le bénéfice d'une poignée d'anciens hippies opportunistes dont la soif de pouvoir et les manipulations médiatiques participèrent à l'élaboration d'une culture marchande mondiale. Pire, elle se mua rapidement en isolement volontaire, écartant celui qui à l'origine devait profiter de leurs expériences de piratage de l'univers informatique : ceux qui n'ont pas accès à ces technologies. C'est ce qu'explique le journaliste Richard Barbrook dans son article L'idéologie californienne : c'est une philosophie qui combine l'esprit de liberté et d'indépendance des hippies et le zèle entrepreneurial des yuppies. Cet amalgame de contraires est rendu possible grâce à une foi profonde dans les nouvelles technologies de l'information. Dans cette utopie digitale, chacun doit être à la fois anticonformiste et riche (?) mais cette vision de la Californie repose sur un aveuglement volontaire face aux autres caractéristiques - fort moins positives - de la vie sur la Côte Ouest : isolement, racisme, pauvreté et dégradation environnementale.

Comme tu le vois, il y a beaucoup de chose à dire sur le sujet, tout n'est pas aussi rose qu'on a bien voulu nous le faire croire. Notre avantage en France est peut-être de pouvoir prendre du recul et de revoir tout ça à la lumière des faits et non pas des mythes véhiculés par une génération qui a aujourd'hui le pouvoir économique et celui des idées.

Que penses-tu de l'évolution actuelle de l'Internet ? Il me semble que le réseau a tristement fini par intégrer notre quotidien au sens le plus morose du terme...

Je pense qu'il s'agit juste d'un phénomène typique des sociétés favorisées. Nous sommes blasés, en bons occidentaux. Si tu étudies l'histoire des médias, tu constateras le même phénomène à propos de la radio, de la télévision et aujourd'hui d'Internet. Il est normal que nous nous y soyons habitués. Pourtant il y a toujours de bonnes choses sur le réseau. On cherche moins sans doute et quand on trouve, on est moins enthousiaste, mais encore une fois, il y a toujours des choses intéressantes. Le phénomène des Blogs par exemple. Certains y voient, ni plus ni moins, le futur de la communication en réseau, d'autres carrément le déclin d'Internet, c'est dire ! Les plus critiques y voient le besoin de nos contemporains de se mettre scène, jusque dans l'intimité.

Pourtant ce média populaire recèle plus que ça. Il rend vain toute polémique sur l'aspect panoptique de l'Internet comme outil de surveillance informatique et autre débat sur la préservation de la vie privée (polémiques obsolètes à l'époque des Spywares et autres Trojans). Personnellement, j'y vois la nouvelle façon de communiquer d'une génération qui a enfin assimilé l'outil de communication informatique, son univers de pouvoir, de partage et d'échange horizontal et pour qui cela n'a plus rien à foutre, pour qui tout cela s'est banalisé. Ensuite il y a le Wireless Internet et ses nouvelles promesses. Tout va très vite, alors peut-être avons-nous tout simplement moins le temps pour suivre toutes ces nouveautés?

Ce début de millénaire me semble assez correspondre aux fantasmes sombres des écrivains cyberpunks de la fin des années 70. Qu'en penses-tu et comment le vis-tu ?

C'est vrai ! Tout y est ! Le meilleur comme le pire. Internet et le cyberespace, le passage continuel de nos vies de la dimension macroscopique à la dimension microscopique (l'effet "particules élémentaires"), les sursauts géopolitiques, religieux, sociaux et économiques à l'échelle du monde. L'omniprésence des médias dans toutes les sphères de la vie publique et privée, les mouvements undergrounds étranges (les "nouveaux sauvages" tatoués et piercés inspirés des "primitifs modernes", les rassemblements "tribaux-techno" du type Burning Man ou Survival Laboratory Research), les piratages informatiques en tous genres, la banalisation de l'utilisation des biotechnologies, l'opacité des flux financiers, les trafics d'organes, le pouvoir invisible, la prépondérance du Darwinisme social...

Je le vis comme tout un chacun. Ai-je le choix ? En fait j'ai un peu honte de l'avouer mais j'éprouve toujours une fascination morbide pour la façon dont cette dystopie incontestablement cyberpunk se met en place. Ceci dit, on est encore loin des intelligences artificielles toutes puissantes ou des nanotechnologies, hein ! Je suis donc à la fois fasciné et inquiet, même si en général, ce n'est pas l'évolution technologique qui me trouble, juste l'utilisation qu'en font ou qu'en feront les différents pouvoirs et l'instabilité géopolitique actuelle.

Comment vois-tu le futur ? Optimiste ou pessimiste ?

Je ne suis sûrement pas optimiste. Comment pourrais-je l'être dans l'état actuel des choses ? Je suis toujours curieux de ce que l'avenir nous réserve. Curieux mais sans illusions. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que nous sommes à une époque charnière, que tout ne fait que commencer. Nous mettrons certainement des centaines d'années à assimiler l'accélération technique et scientifique ? qui est, je le rappelle, le principal paradigme de notre époque et la principale caractéristique de notre espèce ? et surtout les retombées bonnes ou mauvaises (forcément bonnes ET mauvaises, d'ailleurs) qui en découlent. Mais aurons-nous la patience d'attendre ? C'est plutôt à ce niveau que je suis pessimiste ?

La Dream-team de Maxence Grugier pour mieux vivre les cinquante ans à venir :

William Gibson
Don DeLillo
Michel Foucault
William Burroughs
David Cronenberg
Wong Kar Wai
J.G. Ballard
Will Self
Michael Marshall Smith
Yves Adrien
James Flint
Milles-Plateaux (le label et le livre)
Et (peut-être) l'intégral de Plastikman?


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A propos de cet article


Titre : MAXENCE GRUGIER
Auteur(s) :
Genre : Interview
Copyrights : La Spirale.org - 1996-2008
Date de mise en ligne :

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Maxence Grugier - Une interview tirée des archives de La Spirale.

A propos de La Spirale : Née au début des années 90 de la découverte de la vague techno-industrielle et du mouvement cyberpunk, une mouvance qui associait déjà les technologies de pointe aux contre-cultures les plus déjantées, cette lettre d'information tirée à 3000 exemplaires, était distribuée gratuitement à travers un réseau de lieux alternatifs francophones. Sa transposition sur le Web s'est faite en 1995 et le site n'a depuis lors cessé de se développer pour réunir plusieurs centaines de pages d'articles, d'interviews et d'expositions consacrées à tout ce qui sévit du côté obscur de la culture populaire contemporaine: guérilla médiatique, art numérique, piratage informatique, cinéma indépendant, littérature fantastique et de science-fiction, photographie fétichiste, musiques électroniques, modifications corporelles et autres conspirations extra-terrestres.

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