VALI MYERS « L'ESPRIT SAUVAGE DE POSITANO »


Enregistrement : 05/09/2023

Une présentation de Vali Myers, suivie d'un portfolio de peintures et de photographies autour de sa vie et de son oeuvre, puis d'un entretien avec Gianni Menichetti, qui l'accompagna durant de longues années.

L’art de Vali Myers est indissociable de sa personnalité flamboyante. Après avoir quitté l’Australie en 1950, à l’âge de 20 ans, elle s’installe à Paris pour y poursuivre une carrière de danseuse. Mais la vie lui réserve de dures épreuves dans la capitale française. Elle vit souvent dans la rue et passe ses journées à dessiner dans les cafés, mais son esprit libre et hors norme l’amène à nouer des liens d’amitié avec Jean Cocteau, Jean Genet, Tennessee Williams et d’autres grandes personnalités du moment.

À cette même époque, Vali Myers fait la connaissance de l’artiste Mati Klarwein, qui devient son ami pour la vie, et d’Ed van der Elsken, futur photographe de renom, qui la célèbre dans son roman-photo Love on the Left Bank. Plus tard, elle déménage avec son mari Rudi sur la côte amalfitaine, à « Moorish Pavilion », une maison de la deuxième moitié du 18ème siècle située en pleine nature. Dans cette vallée d'Il Porto, près de Positano, elle s’adonne pleinement à l’art, projetant dans ses dessins ses visions oniriques. Habillée comme une gitane, le visage tatoué, Vali Myers est très vite surnommée par les habitants du village « la sorcière de Positano ». Éloignée de la vie turbulente des métropoles, elle y reçoit de nombreuses vedettes telles que Marianne Faithfull, Mick Jagger ou Donovan. Avec le temps, elle partage sa vie entre la nature sauvage de la Vallée, où elle vit avec son compagnon Gianni Menichetti et de nombreux animaux, et le Chelsea Hotel à New-York. Elle est alors l'amie de William Burroughs, Dee Dee Ramone et de Chris Stein, guitariste du groupe Blondie. C’est aussi dans cet épicentre de la contre-culture que Vali rencontre son idole, Patti Smith, qui lui demande de la tatouer, ainsi que Salvador Dali qui apprécie beaucoup ses dessins et lui conseille de les exposer aux Pays-Bas. Et il ne se trompe pas, son travail connait un énorme succès à Amsterdam. Un autre conseil précieux lui est donné par Andy Warhol. Il lui recommande de faire sérigraphier ses œuvres et d'en vendre les multiples tirages. Cela permet à Vali de gagner sa vie, tout en gardant ses originaux.

Vali Myers décède à Melbourne le 12 février 2003, à l'âge de 72 ans, peu de temps après le diagnostic de son cancer.

Cet été, lors de mon voyage à Positano, j’ai rendu visite à Gianni Menichetti qui vit toujours dans leur maison de la Valley. La présente interview est le résultat de cette rencontre inoubliable qui m’a entrouvert les portes de l'univers de cette artiste intemporelle qui continue à inspirer les nouvelles générations. Je remercie énormément Gianni d'avoir partagé avec moi ses souvenirs et de m'avoir autorisée à prendre quelques photos de Moorish Pavilion que j’ai le plaisir de partager ici avec vous.


Propos recueillis par Alla Chernetska. Portraits de Vali Myers en en-tête de page par Ed van der Elsken et par Rudi Rappold. Portraits de Gianni Menichetti par Alla Chernetska.






CRÉDITS DES IMAGES DU PORTFOLIO

Vali Myers, ca. 1949 by Norman Ikin, out of copyright
Portrait de Vali Myers by Ed van der Elsken, © Ed van der Elsken / Nederlands Fotomuseum
Vali et son renard, Foxy (1972), par Rudi Rappold, © Vali Myers Art Gallery Trust
Vali avec le lys, © Mary Ellen Mark Library, (https://www.maryellenmark.com)
Black Sun (1971-1972), par Vali Myers, © Vali Myers Art Gallery Trust
Blue Fox, © Vali Myers Art Gallery Trust
Death in Port Jackson Hotel (1968-1969), collection privée, © Vali Myers Art Gallery Trust
Moby Dick (1972-1974), collection privé, © Vali Myers Art Gallery Trust
Montelepre (1973-1974), © Vali Myers Art Gallery Trust
Opium, by Vali Myers, © Vali Myers Art Gallery Trust
Donovan, Visual Diary September 1972, © Vali Myers Art Gallery Trust
Visual Diary, © Vali Myers Art Gallery Trust
Visual Diary, © Vali Myers Art Gallery Trust
Moorish Pavilion par Marco Bakker, © Marco Bakker
Gianni Menichetti par Marco Bakker, © Marco Bakker
Gianni Menichetti par Vali Myers, © Vali Myers Art Gallery Trust
Vali par Marco Bakker, © Marco Bakker
Gianni Menichetti, Kali Running with Fox (1996) © Gianni Menichetti
Gianni Menichetti, Kali Attendant with Watch Dog (1995) © Gianni Menichetti




© Alla Chernetska

UN ENTRETIEN AVEC GIANNI MENICHETTI

Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes arrivé pour la première fois dans la Vallée ? Avez-vous eu alors le sentiment que vous y resteriez toute votre vie ?


J'ai toujours dit que c’est « la main du destin » qui m'a mené ici . Lorsque je suis arrivé à Naples dans les années 1970 (je suis originaire de Toscane, né près de Sienne et j'ai vécu à Florence entre 4 et 18 ans), j'ai voulu étudier à l'Institut Oriental de l'Université de Naples. J'étais passionné par la culture tibétaine. J'ai suivi quelques cours sans m'inscrire. Je n'avais pas un sou en poche, j'ai vécu ici et là tout un hiver, comme un chien errant. À l'Institut Oriental, j'ai rencontré un Lama tibétain, Namkhai Norbu qui, plus tard, s'est élevé au niveau de Rinpoché (ce qui signifie « joyau »). Sachant que j'étais absolument végétalien à cette époque, il m'a présenté à un joaillier napolitain, ami de Vali, qui m'a amené à elle au mois de février 1971. Il faisait nuit noire dans la Vallée, et un tonnerre d’aboiements nous a accueilli à la porte du jardin ! Cela a changé ma vie pour toujours. Ce fut une courte rencontre. Vali était très ouverte et accueillante. Je ne veux pas dire que cela m'a époustouflé, mais ce moment marqua la fin d'une époque pour moi. Peu de temps après, alors qu'elle se rendait à New-York, j'ai reçu une lettre de son ami napolitain me demandant si je pouvais venir garder les animaux. J'ai reçu cette lettre à 10:00 du matin et à 11:30, j'étais à la gare.

Je suis resté dans la Vallée deux semaines, entre les mois de mars et d’avril. Après quelques voyages, je suis revenu en mai, et j'ai vécu dans une grotte pendant un mois. Après prés d'un demi-siècle, je dis que j'aime cet endroit plus que moi-même et j'espère qu'un jour, je me transformerai en falaise. J'appelle cet endroit la Vallée de Vali  et je suis marié à sa nature sauvage. Vous ne pouvez pas raconter l'histoire de votre vie en cinq minutes, mais c'est ainsi que je suis arrivé ici et me voici, 51 ans plus tard.

Dans votre livre, vous racontez que la vie de Vali à Paris n'avait rien de romantique, que ce fut une période très difficile, mais qu’elle y a rencontré des gens incroyables comme Jean Cocteau, Jean Genet et Mati Klarwein. Pensez-vous que, malgré ces difficultés, il y a quelque chose qui a inspiré Vali à Paris, quelque chose qui a influencé sa vie future ?

J'ai toujours dit que les moments les plus difficiles de la vie sont les plus importants. Quand tout va bien, on n'en tire rien. Vali a eu la vie dure au début des années 1950. Souvent, elle n'avait pas d'endroit où aller. Ce n'était pas comme dans la chanson La Vie en Rose, mais une vie des rues difficile à imaginer. Mais, malgré cela, elle a rencontré des gens remarquables. Quand elle n'avait pas d'endroit où dormir, elle devait lutter contre le sommeil dans les cafés, sinon elle aurait été mise à la porte. Quand elle est arrivée d'Australie, elle avait très peu d'argent sur elle et elle l'a dépensé dés les premiers jours dans un billet de train Marseille-Paris. Vali était absolument ruinée à cette époque. Elle voulait poursuivre sa carrière de danseuse, mais au lieu de cela, elle a mené une vie d'errances. Et pourtant, elle a commencé à dessiner dès sa première année à Paris.

Vali commence à dessiner dans les cafés parisiens. Selon vous, qu'est-ce qui l’a incitée à créer ses premiers dessins ?

Elle aimait dessiner quand elle était petite. Elle a toujours eu la passion du dessin. Puis à 14 ans, elle a arrêté l'école et a commencé à travailler pour payer ses cours de danse. Mais lorsque la Melbourne Ballet Company a su qu'elle devait travailler pour suivre leurs cours, ils ont supprimé ses frais de scolarité. Vali a toujours dit qu'elle était partie à Paris en 1949, mais j'ai trouvé un article daté de 1949 où elle dansait avec la Melbourne Ballet Company, donc ça devait être l'année suivante. Je dois dire que sa mère l'a toujours encouragée dans tout ce qu'elle voulait faire. Son père avait une moralité quasi victorienne. Quand elle avait 14-15 ans, il lui disait : « tu cours les rues comme un chien ! » Et, quand elle s’est embarquée pour l’Europe, son père lui a serré la main en lui a disant : « si tu as des ennuis, n'écris pas à la maison à ce sujet ».

L'un des meilleurs amis de Vali était Mati Klarwein. En 1972, ils se sont rendus dans le désert du Niger pour le tournage du film Milk and Honey, avec la tribu Wodaabe. Que s'est-il passé avec ce film ? Je ne trouve aucune information à ce sujet.

La première fois que Vali est venue à Positano, c'était au début de l'été 1952 avec Mati Klarwein et une amie de Vienne. Vali et Mati se sont rencontrés à Paris ou il a été l'un de ses premiers amis. Plus tard dans leur vie, ils se sont recroisés au gré du destin. Le projet de film a été un échec absolu.

Et Mati Klarwein a été la première personne à l'appeler Vali…

Oui, c'est vrai, car en Australie, on l'appelait Val. Le film qu'ils devaient faire au Niger n'est jamais sorti. Leur voiture a fait une sortie de route et tout s'est mal passé. Elle y a passé trois semaines, au printemps 1972, avec un indigène Wodaabe prénommé Jibo. Seules deux personnes ont tatoué Vali sur le visage : Jibo, de trois points sur une joue, et moi-même, avec le même motif sur l'autre joue. J'ai aussi tatoué ses mains, ses pieds, et plus que ça. C'est elle qui m'a appris. Vous savez, en Inde, on croit que quand on meurt, l'âme garde les tatouages. Quand Vali était dans le désert, avec les Wodaabe, j'ai fait un cauchemar, et ça a coïncidé avec le moment où la voiture conduite par Mati est sortie de la route. A bord se trouvaient Didier Léon, Vali, Catherine Milinaire et d'autres de la troupe. Heureusement, ils n'ont souffert que de quelques blessures mineures. Le portfolio de Vali s'est envolé à vingt mètres, mais il n'a pas été endommagé. Vali considérait ses dessins comme ses bébés et les emportait partout où elle allait. Certains pensent qu'elle a fait beaucoup de dessins mais de toute sa vie, des années 1950 à la fin, leur nombre ne s'élève qu'à environ 130. La plupart sont de petits dessins, souvent inachevés. Elle pouvait travailler des années sur le même petit dessin. Par exemple, Lammas Tide lui a pris six ans, et Death at Port Jackson Hotel deux ans.

Mati Klarwein a présenté Vali au photographe et cinéaste underground Ira Cohen. J'ai vu Vali sur une de ses photos psychédéliques. Pourriez-vous nous parler de leur amitié ?

Ira Cohen était un bon ami à elle. Il est venu ici une fois. Quand Ira lui a présenté R.J. Reynolds, patron de la compagnie de tabac R.J. Reynolds, Vali lui a montré ses dessins et il les a adorés. Quand il a choisi le dessin Foxy, elle en a demandé 1500 dollars en lui disant : « Est-ce que je demande trop ? ». Il a répondu : « Non, vous demandez trop peu ».

Vali admirait les héros hors-la-loi, comme le bandit sicilien Salvatore Giuliano (représenté avec Gaspare Pisciotta dans son dessin Montelepre), le hors-la-loi sarde Graziano Mesina (dans son dessin Teresa), le célèbre membre de l'IRA, Bobby Sands, le hors-la-loi australien Ned Kelly, le poète samouraï Saigo Takamori. Elle était une amie proche d'Abbie Hoffman, l'activiste et leader yippie poursuivi par le pouvoir américain pour ses protestations contre la guerre du Vietnam. Pourriez-vous parler de leur amitié, ils avaient des modes de vie assez différents ?

Oui, elle a toujours aimé les honorables hors-la-loi, comme ceux que vous avez mentionnés. Les lois humaines peuvent changer en très peu de temps et ce qui était absolument contraire à la loi peut en un rien de temps devenir « normal ». Mais les hors-la-loi sont « hors la loi » de toute façon, ils ont leurs propres lois et éthique. Ils peuvent être violents mais avoir leurs principes, comme Robin des Bois qui a volé les riches et donné aux pauvres. Puis il a volé les pauvres, devenus riches, pour donner aux riches devenus pauvres. (rires) Cette drôle de bêtise ne vient pas de Vali, bien sûr.

Carole Ramer, qui était le bras droit d'Abbie Hoffman, a fini en prison pour lui. Elle est venue ici, dans la Vallée, et y est restée plusieurs jours. Une personne adorable. Une fois, Abbie et Vali traversaient le quartier de Chinatown à New York et Vali a vu deux canards suspendus à l'enseigne d'un restaurant, qui n'étaient de toute façon pas de vrais canards. Vali a dit : « Pauvres canards ! » et Abbie a répondu: « Pourquoi t'inquiètes-tu pour les canards ? Tu devrais t'inquiéter pour les gens ! » Ce que j'ai toujours admiré chez Vali, c'est son attitude de grande déesse des animaux. Si elle voyait une petite abeille tombée dans l'eau, elle la sauvait et lui donnait du sucre ou quelques gouttes de miel, ce qui était un luxe autrefois. Avec les humains, elle pouvait être la personne la plus généreuse, la plus extravertie, incroyablement belle comme extrêmement impitoyable et dévastatrice. J'ai connu les deux...

Parmi les amis de Vali figuraient Marianne Faithfull qui est venue dans la Vallée avec Mick Jagger, et Donovan qui, en 1967, a demandé à Vali de danser pour lui lors de son concert au Royal Albert Hall de Londres.

Oui, une fois, Marianne Faithfull est venue avec Mick Jagger. Vali était comme toujours, dans sa « cage » près du lit mezzanine. Mick Jagger était très bien élevé et aimait la littérature, en particulier la poésie classique. Vali, à cette époque, ne suivait pas les nouvelles et elle savait à peine qui il était. Elle lui dit : « Et toi, tu fais quoi, tu joues de la guitare ? »

Marianne Faithfull est venue ici à la fin des années 1960, mais plus jamais après cela. Puis elle a invité Vali à l'un de ses concerts, en Australie. La première fois que Donovan est venu ici, vers la seconde moitié des années 1960, Rudi, l'époux de Vali à l'époque, a ouvert la porte alerté par l'aboiement des chiens. « Je suis Donovan », a-t-il dit, et Rudi a répondu : « Je suis Rudi, va te faire foutre », car il ne savait pas qui il était. Mais après, ils sont devenus amis. Un jour, il s’était vu refuser une chambre dans un hôtel célèbre de la ville voisine pour voir les cheveux longs. C'était trop pour « le bon vieux temps ». Lorsque Donovan invita Vali à danser au Royal Albert Hall, elle n'avait pas voyagé depuis plusieurs années, sauf pour aller au festival Gypsy de Saintes-Maries-de-la-Mer. Donovan a envoyé à Vali un billet pour Londres, pour une seule représentation et ne danser que sur une seule chanson, The Season of the Witch.

Vali avait une personnalité très forte et, en même temps, on peut voir de nombreux symboles de protection dans sa vie. Elle aimait s'asseoir et dessiner dans sa « cage », à l'étage près de son lit mezzanine, car la cage protège le cœur. Son maquillage était une sorte de peinture de guerre qui protège aussi. De quoi avait-elle besoin d'être protégée ?

C'est drôle, parce qu'elle sortait des phrases comme celle-ci : « La cage thoracique est la cage qui protège le cœur ». Ses phrases étaient incroyables. Elle était très vulnérable alors qu'elle se remettait de l'opium au cours de ses premières années dans la Vallée. La cage est associée à la prison mais, ne sommes-nous pas tous prisonniers de notre destin ? C'est de moi, mais beaucoup de ma sagesse vient d'elle. La cage est quelque chose qui peut être affreux, mais aussi quelque chose qui protège. Si le cœur n'avait pas de cage thoracique, laisse tomber.

Vali a adoré le livre Moby Dick d'Herman Melville. Elle portait en pendentif une petite baleine qu'elle avait taillée dans l'os. S'identifiait-elle à une baleine, forte et puissante, mais qui était toujours obligée de se battre pour sa vie ?

Vali a réalisé plusieurs dessins inspirés de Moby Dick. Elle s' identifiait à la baleine. Elle aimait quand finalement la baleine entraînait tous les chasseurs avec elle, dans les abysses. Pour moi, Moby Dick symbolise le pouvoir intérieur. Quand tout le monde est contre toi ou n'accepte pas ta manière d’être, si tu suis ton pouvoir intérieur, tu survis malgré tout, comme l'a fait Vali, ou tu meurs d'orgueil. Il y a une belle citation au début de Moby Dick : « Je vais goûter d'un ami païen, pensais-je, puisque la bienveillance chrétienne n'est que vide civilité… ». Achab, descendant dans les abysses avec la baleine dans sa folle chasse, représente pour moi la folie du monde humain.

Les gens veulent détruire ce qui leur fait peur ou ce qui les dérange. Vali était aussi une personne très forte, très flamboyante, mais elle dérangeait certaines personnes. L'administration municipale locale a voulu se débarrasser d'elle à cause de son apparence et de son style de vie. Elle a été poursuivie aussi, comme Moby Dick. Ce qui est intéressant, c'est que ce genre de personnes, différentes et rejetées par la société, si elles restent comme elles sont, malgré tout, deviennent plus tard un phare pour les autres…

Vous savez, « La vie, c'est la guerre ! » Mais il faut savoir qu'en plus de tous les combats qu'elle a menés dans les années 1960, les gens ont voulu spéculer sur la Vallée et la faire partir. Mais Vali s'est battue, c’était un sacré combat. Elle a dit : « Cette forêt ne sera pas coupée ! »

Et maintenant, est-ce une zone protégée ?

Sur le papier, c'est protégé, mais j'ai peur que « après moi, le déluge ! ». J'espère que non… J'ai aussi combattu seul après le décès de Vali, pendant prés de cinq ans, contre des projets fous qui auraient ruiné la Vallée. Mais j'ai été aidé par W.W.F. et la presse, notamment par la journaliste Maria Rosaria Sannino qui a écrit pour un grand journal. Elle a été merveilleuse ! Alors que j'avais perdu tout espoir, elle m'a dit : « Tu verras, on va gagner ! ». Et nous l'avons fait !

Vous dites dans votre livre que Vali aimait être toujours habillée, jamais nue. Quels autres tabous avait-elle ? Elle n'a pas accepté les règles de la société, mais elle a mis en place ses propres tabous… Comment expliquez-vous ces interdits personnels ? Voulait-elle créer son propre monde avec ses propres règles ?

Elle était incroyable, mais en même temps imprévisible. Elle portait toujours des robes longues et des guêtres. Elle allait pieds nus, mais sinon on ne la voyait jamais nue. Je pense que les gens vont aujourd'hui à un autre extrême, mais se promener en slip ne veut pas dire être libre. La liberté d'esprit est quelque chose de complètement différent. Il y a une merveilleuse histoire avec John Lennon ! C'était en 1970, il y avait une émission intitulée Up Your Legs Forever, où certaines personnes montraient leurs jambes nues. A cette occasion, Vali les a montrées, mais avec ses guêtres. Quelqu'un a dit : « Non, tu dois enlever tes guêtres ». Vali a répondu : « Pas question ! », et puis Lennon a dit : « Non, laissez-la tranquille ! ». Elle pouvait être très extravagante, mais elle avait ses propres tabous.

Elle avait toujours besoin d'être habillée pour se protéger ou parce que ses vêtements faisaient partie de sa personnalité, comme les tatouages ?

Vous ne pouvez pas parler de Vali de manière logique. Elle avait ses propres principes, ses propres croyances, et elle était très sauvage d'esprit. Elle a appris à tatouer chez un mexicain de la Rive Gauche à Paris, je ne me souviens plus de son nom. Et elle a tatoué son propre visage, à l'exception des points sur ses joues. Elle avait beaucoup d'autres tatouages sur son corps, comme les noms de ses animaux préférés que j'ai faits.

D'une part, Vali voulait s'isoler, créer son propre monde, et d'autre part, elle a fait la connaissance de beaucoup de gens fabuleux, comme si elle avait besoin de deux vies parallèles. Comment pouvez-vous expliquer cela ?

Je me demandais comment, après avoir vécu ici, dans le désert, entourée de ces hautes falaises, elle pouvait aller à New York et vivre parmi tant de monde… Sa réponse fut : « Quelle est la différence ? Au lieu de hautes falaises, j'ai les gratte-ciel, et au lieu de chiens, il y a les gens ». Mais, croyez-moi, elle aimait beaucoup plus ses chiens et ses animaux.

Il y a beaucoup de spirales dans ses dessins. Quelle signification symbolique donnait-elle à ces spirales ?

Vali n'aimait pas les lignes droites. Elle adorait les spirales parce que c'est entrer et sortir de soi, je dirais.

Death in the Port Jackson Hotel est un film portrait de Vali Myers par Van der Elsken. Il la filme alors qu'elle se remémore des souvenirs en regardant des photographies qui lui sont montrées en 1972. Le film s'appelle comme son dessin réalisé en 1969. Y a-t-il une histoire derrière ce dessin énigmatique ?

C'est une sorte de suicide qui a provoqué le changement de sa vie. Elle a fait ce dessin avant que je vienne ici, elle y a travaillé pendant deux ans. Vali elle-même explique ainsi son dessin, dans un des livres sur elle : « Avant de quitter l'Australie pour la France en 1949, j'ai passé la dernière semaine dans ma ville natale de Sydney, au Port Jackson Hotel. Ce dessin, qui m'a pris deux ans, c'est le suicide d'une jeune fille de 19 ans mais aussi une renaissance flamboyante. Au-dessus d'elle, se trouve le visage d'une reine portant des boucles d'oreilles de crapaud et, des deux côtés de son lit, se trouvent des scènes de la Vallée. Je dédie ce dessin à un grand chasseur esquimau appelé Little Seagull (Rasmussen Greenland Stories) et à Tiluwiga, une Chukchi de Sibérie qui, après des années de souffrances, est passée d'homme à femme et est devenue la grande chamane de sa tribu (W. Bogoras, Chukchee Tales). Sagesse qui n'est plus, partie vers l'au-delà et au-delà de l'au-delà ».

Dans les dessins de Vali, on voit des personnages allongés dans une position de rêve, ou en train de mourir. Sont-ils inspirés de sa vie à Paris lorsqu'elle fumait de l'opium dans sa chambre ?

Eh bien, à cette époque, elle a vécu une vie de recluse…

Il y a souvent des crânes dans ses dessins, comme dans Dream within a Dream, Mexican Afternoon ou Vera Petrovitch. Quelle était l'attitude de Vali par rapport à la mort ?

Vali n'a pas informé sa famille qu'elle était en train de mourir, ils l'ont appris aux nouvelles à la télévision. J'étais l'une des rares personnes à pouvoir l'appeler. Vali avait une très bonne amie, Grazyna Bleja, « Misiu », qui lui a été fidèle jusqu'au bout. Vali lui a donné un de ses dessins, mais elle l'a rendu à la Fondation. Une belle personne vraiment honnête, elle ne voulait rien acquérir d'elle. Elle m'a dit que, lorsque Vali était à l'hôpital, une amie l'a appelée et, quand elle a appris que Vali allait mourir, elle a dit : « Oh non ! » et Vali répondit : « Ne t'inquiète pas, bébé ! Mourir est beau, j'aimerais pouvoir le faire encore quelques fois ». Et quand elle m'a dit : « Eh bien, je suis à l'hôpital, je vais mourir ici », J'ai aussi dit : « Oh non ! » et elle a répondu : « Qu'est-ce que tu pensais, que je vivrai éternellement ? »

Bien qu’étant très flamboyante et portant des vêtements colorés, Vali était attirée par le côté obscur des choses, comme vous le dites dans votre livre. Voulait-elle amener la lumière à travers les ténèbres ou se sentait-elle à l'aise dans le côté obscur de la conscience ?

Je peux citer quelques vers d'Edith Sitwell que Vali aimait beaucoup, déjà à Paris : « Il repose embaumé par les abeilles / la douceur qui l’envahit / seulement avec les Ténèbres comme un amant. » (original : “He lies embalmed by bees / the sweetness lapping over him, / with only Darkness for a lover.”) Cela venait des jours parisiens, calmes, immobiles et sombres. Mais elle disait souvent : « La lumière brille dans les ténèbres ». Pouvez-vous imaginer qu'elle vivait dans le sud de l'Italie et qu'elle détestait les beaux jours ensoleillés. Elle aimait quand la nuit tombait.

On voit parfois dans les dessins de Vali une sorte de double de ses personnages, comme un humain et son âme (Chelsea Hotel, 1971-72, Death in the Port Jackson Hotel, 1968-69). D'où est ce que ça vient ? Est-ce lié à ses rêves ou cela signifie-t-il le voyage intérieur ?

Comme vous le dites, c'est lié à ses rêves et à son voyage intérieur. Elle citait souvent le poème d’E.A. Poe, Un rêve dans un rêve .

Vali était très proche des gitans, elle se rendait année après année au Festival de Madonna dell'Arco, près de Naples, pour les y rencontrer. Il y a quelques dessins dédiés aux gitans, comme Madonna dell'arco, Fuiente. Elle était elle-même habillée en gitane. Y a-t-il un événement crucial lié aux gitans dans sa vie ?

Elle a toujours admiré les gitans. Au début des années 1950, elle rencontre Django Reinhardt dans sa famille en Belgique. Dans les années 1960, elle se rend à Saintes-Maries-de-la-Mer pour leur festival de musique, où tant de gitans viennent de partout.

La statue de la Vierge Noire dans la cage de Vali était très importante pour elle. Pouvez-vous nous parler de cette sculpture ?

Elle lui a été offerte par un ami canadien au début des années 1960, un antiquaire qui a trouvé cette fabuleuse Madone dans le sud profond de l'Italie.

Vali a-t-elle décoré la Madone elle-même ?

A part le noir autour des yeux, les colliers et les pierres précieuses, pas grand-chose. Je crois qu'à l’origine, elle avait déjà son beau manteau brodé noir et or, sa couronne et le cœur avec les sept poignards. Le plus drôle, c'est que la Madone avait un visage si pâle ! Maintenant, elle a l'air si sombre à cause de la fumée des feux de cheminée ces 60 dernières années.

En fait, la Vierge est appelée « noire » à cause de ses chagrins, c'est pourquoi elle est souvent vêtue de noir.

C'est exact. Très rare doit être la Madone au visage sombre, je crois, parce qu'elle venait des églises chrétiennes du Moyen-Orient. C'est un vrai mystère sur le culte de la Vierge Noire…

Il y a toujours beaucoup d'animaux dans les dessins de Vali. S'agit-il d’ animaux qu'elle avait ou y a-t-il aussi des animaux qui avaient une signification symbolique ?

Les animaux que vous voyez dans ses dessins appartiennent à sa propre « famille » d'animaux, ou bien ce sont des animaux sauvages vivant dans la Vallée. Le renard représente sa propre âme. Vous savez, Foxy a vécu la vie la plus longue qu'un renard puisse vivre, quatorze ans.

Foxy était comme sa fille naturelle. Elle était le seul animal que Vali ne voulait pas voir enterrer. Les autres animaux, je les ai enterrés dans le jardin et tout autour. Quand Foxy est morte, Vali l’a enveloppée dans de beaux draps et je l'ai mise sur un arbre pendant neuf mois, elle a été embaumée naturellement. Une boîte a été fabriquée dans la ville voisine et le charpentier qui l'a fabriquée n'a pas voulu être payé pour ce beau sépulcre en bois de châtaignier. Je suis allé à Naples et j'ai fait graver une plaque avec l’épitaphe que Vali voulait y inscrire: « Foxy (1965-1979) Fille unique bien-aimée de Vali Myers ». Et quand une amie australienne de Vali, Julia Inglis, est venue me voir, elle m'a apporté une pincée de cendres de Vali. Maintenant, dans la boîte de Foxy, mère et fille sont à nouveau réunies.

Et vous, quand avez-vous commencé à dessiner ? Qu'est-ce qui vous a inspiré ?

J'ai commencé assez tard. Dans les années 1970 et 1980, la famille des animaux était si grande que je n’arrêtais jamais de travailler. J'ai commencé à dessiner en 1990. Mon premier dessin a été un auto-portrait avec un petit faucon, une crécerelle que j'avais sauvée. La créature a sûrement été blessée à l'aile par un maudit chasseur du village d'en haut. Et c'est comme ça que j'ai commencé à dessiner. Ma première exposition remonte à 1991. La vie est tellement imprévisible. Environ trois semaines avant l'ouverture, on m'a donné du vin pourri au festival de musique à proximité, et en rentrant le soir, je suis tombé à l’entrée de la Vallée et me suis cassé plusieurs côtes. Mais l'exposition a eu beaucoup de succès et, le premier soir, je suis revenu les poches pleines d'argent. J'ai appelé Vali pour lui annoncer la nouvelle, mais elle n'arrivait pas à prononcer correctement ses mots. « Qu'est-ce qui s'est passé, ma chérie ? », je lui ai demandé. Elle avait eu trois convulsions, quelques jours auparavant. C'est ainsi que les choses se passent dans la vie. Vous avez un succès, et puis tout semble être juste une blague. J'ai trouvé quelqu'un pour venir nourrir les animaux et je suis allé la voir à New-York pendant dix jours. Sur le chemin du retour, je suis resté une journée à Londres pour y voir les œuvres de William Blake, mais je n'ai pas pu à cause d’un black-out à la Tate Gallery. Alors, je suis allé au British Museum voir d'anciens manuscrits enluminés.

Pourriez-vous me parler de vos voyages en Inde ? Quand y êtes-vous allé pour la première fois ? Que cherchiez-vous et quel genre d'inspiration y avez-vous trouvé ?

C'était pendant ce que j'appelle « mon exil ». La première fois que je suis allé en Inde, c'était en 1993. J'y ai trouvé mon âme et une grande inspiration pour ma poésie. Un recueil de mes poèmes s'intitule ainsi The Land of Kali.

Vali était souvent associée à la philosophie hippie, même si elle a anticipé le mouvement hippie de près de 10 ans, et elle a inspiré de nombreuses personnalités connues des années 1960. Mais lorsqu'elle vivait au Chelsea Hotel de New-York, c'était l'époque du punk, tout à fait à opposé, voire hostile aux valeurs hippies. Mais elle était une très bonne amie avec Dee Dee Ramone, Debby Harry et Chris Stein de Blondie (ce dernier a nommé sa fille Vali, en son honneur), Eileen Polk qui a fait beaucoup de photos de personnalités punks et a travaillé à la boutique punk Revenge (elle y a rencontré Vali ), Patti Smith qui a demandé à Vali de la tatouer… Comment a-t-elle perçu les changements de société ? Que pourriez-vous dire de son intemporalité ?

Vali n'a jamais appartenu à aucun autre mouvement ou courant dans sa vie, autre que le sien. Elle se décrivait elle-même comme « celle qui court devant le vent ».

J'ai rencontré deux types d'artistes. Certains sont plutôt humbles ; ils extériorisent leur univers dans leur art. Les autres, comme Vali, créent non seulement des œuvres d'art, mais se constituent aussi eux-mêmes comme des œuvres d'art vivantes. Leur art se reflète dans leur façon d'être, de leurs vêtements à leurs comportements extravagants. Vali s'est créée comme une œuvre d'art.

C'est ce que j'ai toujours dit d'elle, qu’« elle était une œuvre d'art vivante ». Pardonnez-moi si j'ajoute ceci. Je ne me soucie pas trop de l'expression courante « créer ». Elle « était ».

Et les journaux intimes de Vali sont aussi des œuvres d'art.

C'est vrai, je les adore ! Dés la seconde moitié des années 1990, elle a commencé à emporter un journal après l'autre en Australie. Je suis très fier d'être mentionné si souvent dans ses journaux, surtout dans ceux des années 1970 et 1980. Et je suis très heureux que le Vali Myers Art Gallery Trust ait enfin fait donation de tous les dessins de Vali restés en sa possession et tous ses cahiers (notebooks, c'est ainsi qu'elle les appelait), à la State Library Victoria, à Melbourne.

Pensez-vous qu'un jour ses notebooks pourraient être publiées ?

Cela a toujours été mon souhait, car je les trouve si beaux ! La calligraphie est si belle, mais aussi les images ! J'adore ses cahiers, surtout à partir de la fin des années 1960. Au début, elle recopiait beaucoup de poèmes qu'elle aimait. La Galerie Outré a sorti un livre de dessins de Vali, Night Flower. Un autre a été publié par La Trobe University Museum of Art, intitulé Between the Dusk and Dawn (le titre d'un de ses dessins). Je me souviens avoir écrit une lettre au conservateur. Je n'ai pas été très politiquement correct en lui disant que Vali serait contente de voir sortir un livre sur ses dessins, mais que je trouvais le texte qu'il avait écrit sacrément affreux, trop intellectuel. Vali n'était pas comme ça.



© Alla Chernetska



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