JESSICA RISPAL « LE BATEAU, DES PIRATES ET AUTRES AVENTURES EROTIQUES »


Enregistrement : 13/03/2021

De la créativité, un zeste d'humour et surtout de la chair, de l'érotisme. À force de tensions sociales et pandémiques, on en oublierait l’essentiel. Ce que Jessica Rispal se fait un plaisir de nous rappeler aux commandes de son Bateau, épatante revue d'art sur le corps et les sexualités qui atteindra bientôt son dix-huitième numéro, avec la « métamorphose » pour thème.

Ou comment sortir, encore et encore, des sentiers (re)battus pour proposer une autre vision, joyeuse et savoureuse, de notre humanité. Loin des clivages et des clichés, un geste tant artistique que politique que l'on ne saurait trop soutenir en cette période de repli narcissique. Prétexte parfait pour cet entretien libre et abondamment illustré, bien que déconseillé aux pudibonds.

En parallèle de cette interview, La Spirale vous propose un portfolio des photographies érotiques, insoumises et volontiers mystérieuses de Jessica Rispal.


Propos recueillis par Laurent Courau.

Portfolio, image de frise et illustrations : Romy Alizee, Frederic Arditi, Stéphane Blanquet, Human Chuo, Louise Dumont, Ekii, Musta Fior, Bambi Fontaine, Amaury Grisel, Julien JDM, Lobbiaz, Louleloup, Franck Omer, Pillepopp, Gaspard Pitiot, Jessica Rispal, Stéphanie Sautenet, Yan Senez, Vanda Spengler, Alain STHR, Vince, Sadie von Paris.






Comment en es-tu venue à te focaliser ainsi sur le corps, l’érotisme et les sexualités ? À choisir cette thématique, plutôt qu’une myriade d’autres thèmes, et à t’y tenir ? De quelle manière est-ce que ça t’interpelle, au-delà des apparences et des préjugés, à la fois en tant qu’éditrice et en tant qu’artiste, au point d’y consacrer ton temps et ton énergie sur une période finalement longue ?

Je crois que ça remonte à l'enfance. La sexualité m'a intéressé très tôt, le rapport à mon corps et à celui des autres. Pour moi l'enfance était très érotique et j'ai vite compris que les adultes ne voulaient pas que ça en fasse partie. J'étais très pudique et le sujet était plutôt tabou, mais en filigrane il y a eu les clips de Madonna, Canal +, l'imagerie de la pub des années 1980, les Rita Mitsouko, les revues porno...

En 1997, en suivant mon cursus Littéraire Arts Plastiques, la pratique artistique est devenue un prétexte et un moyen pour aborder ce sujet. J'ai travaillé sur la censure pour mon projet de Bac Arts Plastiques et j’ai choisi l’objet fétiche comme projet de fin d'études à L.I.S.A.A.

Même si je n'y connaissais pas grand-chose, sinon les classiques appris en classe, j'ai compris de suite que c'était un sujet que j'allais explorer longtemps.

J’ai commencé la photographie en prenant en photo une amie qui est arrivée un matin en cours le crâne rasé. Je trouvais que c’était un message fort en tant que femme, et personne ne faisait ça à l'époque. On ne parlait pas encore de féminisme à l’école, d'empowerment, de place de la femme, etc. J'avais des références plutôt classiques, J.L. Sieff, H. Newton, B. Rheims, N. Araki...

Le corps est ma préoccupation première et je ne change pas de sujet depuis tout ce temps car j’ai l’impression de ne pas en avoir encore fini l’exploration. De plus, j'ai commencé le nu masculin très tard, en 2013. Je suis loin d’avoir fait le tour du sujet. Il y a autant de façon de l’appréhender que d’humain. L’édition me permet en ce sens de dévoiler ce que je ne peux de mon seul point de vue. J’aimerais que le corps soit moins sacralisé.



Et en effet, on voit bien ce que le corps concentre comme enjeux de pouvoir économique, religieux, politique ou encore égotique. Mais j’aimerais surtout savoir ce que tu entends par « sacralisation du corps » ?

J’ai failli développer. (sourire) J’entends par là que le corps est porteur d’un enjeu lié à une idée de ce qui est naturel ou ne l’est pas et de ce qu’il doit véhiculer. Il est sacralisé et il est bien difficile d’en changer les représentations. Se détourner des bonnes mœurs, des bonnes pratiques, de la pudeur, des normes de représentations héritées, c’est un tabou, voire un interdit.

C’est pourquoi j’aimerais qu’il soit désacralisé, pour que le corps qui aujourd’hui est extrêmement politique le soit un peu moins, non pas pour taire les luttes, mais parce que les luttes auraient abouti à une vie plus douce. Je n’y crois pas une seconde malheureusement, mais j’essaie de tendre à cela à la hauteur de mes moyens.

Comment t’est venu le très joli titre de ta revue, Le Bateau, suivi bien sûr de ses « pirates » ?

Quand j’ai créé la revue, je voulais que ce soit un laboratoire expérimental. L’idée était de publier une équipe fixe, un équipage donc, qui travaillerait sur différents thèmes avec pour objectif de s’amuser à expérimenter pour sortir de sa zone de confort et aboutir à des projets vraiment spécifiques dans ce support qui serait donc un bateau.

Les photographes pourraient aussi bien peindre ou dessiner et inversement. Je pensais que ces images uniques déclencheraient de nouvelles idées et productions, auxquelles, aussi bien les artistes que les lecteurs, ne s’attendraient pas.

En réalité, l’exercice ne convenait pas à tous et la plupart des artistes ont gardé leur médium et leur style, et le laboratoire-bateau imaginé n’a pas pris forme. Au bout d’un an, la revue est devenue répétitive dans sa forme, puisque les contributeurs fixes avaient chacun leur esthétique et j’ai décidé de l’ouvrir à des participations extérieures pour que ce bateau devienne non pas un laboratoire pour quelques artistes, mais un support pour tous ceux qui explorent le thème du corps et des sexualités, et ont des difficultés à être publiés.



Les initiés retrouvent ta trace jusque dans les documents de l’excellent cabinet photographique de Reed013, réalisé à l’occasion des soirées Alien Nation du tournant des années 1990 et 2000. Période qui m’évoque une grande créativité et une grande liberté, probablement encore teintées d’insouciance. Sans nécessairement tomber dans une ornière nostalgique, comment perçois-tu l’évolution de ces scènes artistiques souterraines ou parallèles depuis lors et jusqu’en ce début des années 2020 ?

Je suis un peu nostalgique, car quelques personnes ont tout fait pour créer une contre culture riche et créative et cela s’est essoufflé certainement faute de moyens. La communauté française n’était pas très grande et la France avait du mal à proposer des soirées aussi grandioses qu’à Londres. Mais j’ai retrouvé un renouveau avec les spectacles proposés au Cirque Électrique par exemple, en retrouvant quelques figures de l’époque.

J’ai l’impression que le milieu fétiche/bdsm est un peu empêtré dans ses clichés vieillots. Les gens vont dans les grands rassemblements annuels bien connus faute de mieux. Je rêve du retour d’un cabaret rouge flamboyant.

Par ailleurs, j’ai l’impression que la créativité a repris des forces après un temps de jachère mais elle n’est simplement pas jouée de la même façon. Toutes les déconstructions portées par les acteurs de l’underground des années 1990/2000 sur les sexualités et les codes de genre étaient un entre soi que l’on ne retrouvait qu’en soirée ou dans la mode. Aujourd’hui une génération très militante poursuit ce travail et déconstruit codes et comportements d’une façon plus publique. Il ne s’agit pas que de créer des espaces communautaires, mais aussi d’agir sur la politique globale. Les groupes underground queer d’aujourd’hui sont présents autant dans la création de soirées, que de lieux culturels, dans le fooding, la rue, les médias et la politique. C’est une évolution qui a ses écueils, mais qui est très intéressante, en plus d’être moteur de progrès social.



Sans aller jusqu’à faire de grande théorie sur la question, il me semble que nos sociétés évoluent selon des cycles d’expansions et de contractions, principe immanent tant qu’universel. L’insouciance et l’optimisme du début des années 2000 m’évoquant donc une dynamique d’expansion, dans un grand brassage polymorphe. Alors que la période actuelle semble mieux se prêter au communautarisme et au repli identitaire, jusque chez certains groupes de l’underground queer. Et justement, j’imagine que ton poste d’observation aux commandes du Bateau te permet de flairer certains courants en formation, de ressentir de nouvelles dynamiques en gestation ? Est-ce que tu sens, est-ce que tu anticipes déjà certaines mutations ou métamorphoses artistiques, érotiques et sociétales, thème du prochain numéro du Bateau ?

Je suis assez observatrice depuis le pont du Bateau. J’ai vécu des années qui m’ont semblé très ouvertes et créatives, tant dans les raves que dans le milieu bdsm, mais je suis persuadée que la génération précédente la trouvait déjà étriquée ou en voie d’extinction. Dès lors, je fais attention à ne pas tenir une parole désabusée ou nostalgique. La dynamique du moment est intéressante et le repli communautaire du moment, je le vois plutôt comme une jeunesse essayant de discuter avec ses aînés. C’est un grand repas de famille du dimanche, c’est animé, ça gueule parfois, ça va loin, mais je suis persuadée qu’il n’y a qu’en rentrant dans le lard qu’on fait bouger les lignes. La subtilité, attendre d’avoir la parole, ça ne fonctionne pas dans un système capitaliste, patriarcal, normatif et hétérocentré, comme celui dans lequel on évolue.

Avec cette lutte qui plante beaucoup de graines pour un monde plus inclusif, ouvert et libre, je vois émerger une nouvelle forme de censure. C’est la part problématique de tout changement, il va falloir ajuster, modérer, une fois que les bases seront à peu près acquises. Mais on en est encore assez loin.

Je crois que beaucoup d’artistes et auteurs commencent à s’autocensurer. C’est très bien de penser ses images et ses textes à la lumière des questions qui nous traversent aujourd’hui. Par contre, les sujets de lutte dans le cadre de la vie réelle ne doivent pas brider la fiction. Je ne pense pas qu’il faille brûler les livres déjà publiés. En faire une lecture éclairée, éduquer nos enfants à la maison ou à l'école, ça me semble essentiel.



Le Bateau regroupe des artistes, des auteurs et des oeuvres d’une grande variété. Et de fait, doit en avoir publié quelques centaines au fil de ses 19 numéros. Comment arrives-tu à effectuer une sélection parmi l’afflux sans doute très important de propositions artistiques, en réponse à tes appels à participation ?

Effectivement il y a près de 300 artistes publiés au fil de tous ces numéros. La sélection je la fais seule selon plusieurs critères assez variables. D’abord, il y a des évidences esthétiques, des œuvres qui frappent, qui sonnent juste. Ce sont des coups de cœur personnels car le thème et la réalisation sont parfaitement associés. Ensuite, il y a des œuvres dont l'esthétique ou le style d’écriture ne me parle pas forcément, mais dont je sens qu’elle est qualitative et parlera à la sensibilité d’autres personnes. Il y a aussi celles qui me dérangent, il y en a peu mais ça arrive. Et là je suis intéressée parce qu’elles soulèvent des questions intéressantes. Il y a aussi une part de laboratoire là-dedans. Des propositions parfois un peu faibles mais qui méritent d’être publiées pour créer une dynamique pour l’auteur qui en prenant confiance persévère et propose des choses de plus en plus abouties au fil des numéros et dans ses productions personnelles.

Il y a aussi des images qui fonctionnent très bien seules, hors revue, mais qui sont hors sujet ou s’intègrent mal à la maquette. Il faut parfois sacrifier des images ou des textes car une revue c’est une alchimie qui tient sur un fil et raconte une histoire, propose un voyage. Le lecteur ne s’en rend pas forcément compte. Parfois c’est une évolution chromatique qui se déroule sur les 100 pages, parfois c’est un rythme créé par la taille des images et la place des textes.

Puisque tu viens de l’évoquer plus haut, quel type d’images ou de propos peuvent te déranger ? Où places-tu tes limites, puisqu’il me semble que nous en avons toutes et tous ? Est-ce qu’il y a des sujets qui ne t’intéressent pas ou que tu refuses d’aborder au travers du Bateau et de ton travail personnel ? Je me souviens, par exemple, d’une rapide discussion que nous avions eu à propos de Stu Mead.

J’ai plusieurs cordes sensibles. C’est assez compliqué pour moi qui souhaite être la personne la plus ouverte possible.

D’abord le rapport à l’enfant. J’ai de vraies réticences à publier des images qui mêlent sexualité d’adulte et représentation d’enfants dans une image. Effectivement le travail de Stu Mead illustre bien ce fil du rasoir. Pour autant, je ne suis pas pour la censure de ses images. Mais je ne pourrais en publier certaines.

Ensuite, il y a le rapport animaux/sexualité en photographie. Ça peut sembler logique, mais je sais que certains flirtent avec ce type de représentations.



Notre regretté Jacques Noël du Regard moderne m’évoquait régulièrement ses problèmes avec la censure, notamment au niveau de ses commandes saisies par les douanes françaises. Est-ce que tu as toi-même eu à subir ce genre de tracas, ne serait-ce qu’en terme de difficulté de distribution du Bateau et de tes autres productions érotiques ?

La censure je l’ai connue sur différents niveaux. D’abord les réseaux sociaux bien sûr. Communiquer a été et reste extrêmement compliqué. Je ne peux quasi rien montrer de la revue. Au début de l’aventure, lorsque je suis allée à La Poste demander un compte professionnel pour obtenir les tarifs de timbres préférentiels, ils m’ont sorti le contrat et m’ont dit qu’ils ne prenaient pas en charge une revue pornographique... Il y a eu le Maire de La Rochelle, aussi, qui en passant devant la vitrine de l’Hybridarium a fait retirer la revue jugée trop explicite (c’était le numéro 7).

Il y a eu aussi des imprimeurs qui n’ont pas voulu imprimer la revue à cause de son contenu, des librairies qui n’ont pas voulu la vendre. C’est un joli parcours du combattant lorsqu’on est indépendant et que l’on parle de corps et de sexe, de manière aussi libre.

Outre Le Bateau, tes photographies et tes dessins, tu t’investis encore dans d’autres projets éditoriaux tels que les livres-jeux de My Own Story, des tirages à part, tels que les 100 exemplaires du Coffret, signés et numérotés par Le Capitaine, ou encore d’autres formats narratifs, voire évènements, à venir. Peux-tu nous toucher un mot de ces activités parallèles ou en gestation ?

J’ai beaucoup d’idées en gestation depuis longtemps, mais les moyens sont limités. Je fais donc les choses patiemment. En ce moment, un projet éditorial ludique est en cours d’écriture par deux auteurs habitués à naviguer dans les pages de la revue. Ce sera une aventure sur plusieurs mois. J’ai vraiment hâte de le présenter, ça va être vraiment sympa.

Je m’attèle à la publication de livres d’artistes aussi, sans me limiter au sujet érotique ou pornographique. Je veux qu’ils soient qualitatifs et mettent en valeur le travail de photographes et dessinateurs. J’ai commencé à travailler avec une artiste dont j’apprécie les photographies.

J’adorerais publier un nouveau livre dont vous êtes le héros, mais les auteurs sont assez frileux, car c’est un exercice très fastidieux ! Si j’ai le temps, je voudrais ouvrir un appel à publication de romans de science fiction et érotiques/pornographiques.

Il y a un projet incluant de la vidéo, un autre une revue parallèle... Bref, de quoi remplir mille vies.





Commentaires

Vous devez vous connecter ou devenir membre de La Spirale pour laisser un commentaire sur cet article.