THIERRY KUPFERSCHMID « EPECTASE & TRANSMUTATION »
Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)
Mise en ligne : Archives de La Spirale (1996-2008)
À l'instar des rituels chamaniques, le travail de cet artiste suisse investigue les profondeurs les plus secrètes de chaque être en mettant en scène un corps qu'il considère à la fois comme le premier et le dernier territoire à reconquérir.
Propos recueillis par Laurent Courau.
L'épectase, ce mot particulier, a deux significations.
La première remonte à l'époque de St. Jean Climaque, un mystique de l'époque byzantine, mort en 605 après J.-C., qui utilisait ce terme pour décrire : « une tension intentionnelle vers le haut, l'homme aspirant à se dépasser pour s'abandonner, se jeter en Dieu ». Comme une essentielle orientation qui le pousse en avant. La deuxième signification est celle qu'en donne le dictionnaire, et qui parle de "décès pendant l'orgasme" qui il faut l'admettre est d'une troublante analogie à la première explication.
Les deux notions qui en émergent et qui ont retenu mon attention, là où j'ai trouvé percutant d'y poser les yeux, sont le dépassement de soi et l'abandon, se dépasser pour mieux s'abandonner ensuite, à l'inconnu, à Dieu, ou à toute autre chose encore.
Avant de te lancer dans ces séquences d'autoportraits en situation, tu as beaucoup travaillé la matière, notamment le métal, en peinture et en sculpture. Qu'est-ce qui a motivé cette transition ? Comment en es-tu venu à focaliser ta pratique artistique sur cette réinterprétation des pratiques ascétiques et des propos des grands mystiques ?
Il faut diversifier les moyens qui permettent d'appréhender le monde, d'en questionner sa complexité. Après dix ans de peinture, j'ai senti le besoin de travailler sur l'objet et sa présence dans l'espace, je suis donc passé de la surface plane à un travail sur des objets industriels en aluminium que je parasite, que je contamine, à l'aide de différentes techniques. Ces interventions se nourrissent de domaines différents comme le design, l'esthétique industrielle, religieuse, voire même militaire. J'emprunte un peu du "vocabulaire formel" de ces derniers pour hybrider mes tubes et mes barres d'aluminium avec le verre, le silicone, le caoutchouc et différents autres matériaux. L'esthétique comme véritable mode d'appréhension du réel où le minimalisme définit assez bien ma démarche, ces interventions étant discrètes voire furtives, l'identité de l'objet restant difficile à définir.
Mais une part de moi n'était pas comblée, qui réclamait d'aller étudier l'autre versant de la paroi, à côté du travail sur l'objet proche de l'abstraction, il fallait réintroduire la présence du corps, utiliser un nouveau médium : la photographie et la vidéo et soumettre ce corps non plus au minimalisme mais au maximalisme de certains actes, de certaines actions. Le terreau idéal pour nourrir ce nouveau champ d'exploration, je l'ai trouvé dans l'étude des propos et des pratiques des mystiques, ascètes, starets, fols en Christ, stylites de toutes sortes, là où une expérience limite de l'authenticité semble encore véhiculer une terrible promesse.
Quels sont les artistes, tous domaines et toutes époques confondues, qui motivent ton travail ? Je ne fais pas nécessairement référence aux artistes dont tu te sens proches. Il peut aussi s'agir de ceux qui te dérangent, de ceux dont le travail t'interroge et t'a donne envie de répondre.
Répondre sans choisir et la liste serait longue. Toutefois évoquer les déflagrations ressenties lors de trois rencontres majeures me parait important. La première s'est faite à travers une photographie du visage de S. Beckett, j'ai découvert l'oeuvre de Beckett par la beauté foudroyante et animale de son visage. Je n'ai jamais vu une adéquation aussi parfaite et spectaculaire entre la pensée d'un homme et son corps. Toute son esthétique du dénuement, de la nudité jusqu'à l'os, du dépouillement jusqu'à l'absurde, est inscrite dans les traits de son visage, dans les lignes de son corps. L'intelligence rendue visible n'avait jamais été aussi bien manifestée. C'est à la lumière de son regard que j'avance.
Quelques années plus tard j'ai croisé les pas d'une autre forte personnalité, A. Tarkovski. Des sept films essentiels qu'il a tourné j'ai en mémoire une scène terrible et folle de son sixième long métrage, Nostalgia, une scène d'immolation par le feu au milieu d'une place publique pour protester contre l'absurdité et la violence d'un monde hors de contrôle. Des images qui synthétisent en quelques secondes le sublime et le ridicule, l'émouvant et le grotesque de toute destinée humaine. C'est angoissant et somptueux à la fois et ça place très haut la barre de l'exigence. Après Tarkovski je n'ai plus pu regarder un film comme avant, il y a un avant et il y a un après Tarkovski.
Pour terminer, évoquer les traités de Zeami, fondateur du théâtre Nô qui au XVème siècle, au japon, consacra 18 ans de sa vie à écrire ces livres. Comme la forme ultime d'une éthique de vie, apprendre à être entre raffinement, mystère et sublimité.
Peux-tu nous expliquer le titre Another Type of Ambiguity que tu utilises pour ces séries d'autoportraits ?
Je ne parlerai pas d'autoportraits pour ce travail, j'ai eu besoin d'une présence, d'un corps, d'un visage, j'ai pris la première personne que j'avais sous la main, moi-même. J'accomplis ces actions avec la présence d'une photographe, Ilaria Albisetti, sans elle le travail serait impossible.
Ma présence devant l'objectif est comme une absence, je suis transparent dans le sens ou je n'exprime pas mes sentiments, je ne fige pas l'horizon à ma propre personne, j'essaie plutôt de faire apparaître des choses qui ne m'appartiennent pas.
Ces 23 séries de photographies sous le titre Another type of Ambiguity traitent de l'ambiguïté, de sa nature suggestive, de l'espace de trouble qu'elle crée et qui laisse entrevoir d'autres dimensions. C'est un vecteur de fantasme, d'étonnement, d'étrangeté qui permet à ces images d'être ouvertes aux projections de l'esprit. Un voyage mental dont l'interprétation est laissée à l'entière liberté de celui qui regarde.
Pourquoi avoir réalisé spécifiquement vingt-trois séries d'images ? Un nombre rattaché à Eris, la déesse grecque de la discorde, notoirement chargé en symbolique selon les discordiens, Aleister Crowley ou William Burroughs pour ne citer qu'eux ?
Je n'ai jamais voué une grande importance à la symbolique des chiffres, néanmoins une chose amusante s'est produite ces derniers temps. Nous nous sommes effectivement arrêtés à 23 séries mais depuis peu s'impose à mois l'idée d'une 24ème séance. Je n'ai fait aucune recherche particulière et j'ai récemment découvert un lieu surprenant qui mérite d'être utilisé et investi, accompagné d'une nouvelle performance. Comme la sensation intuitive de boucler une première boucle ce qui de 23 nous fait passer à 24 séries. Je constate que ce chiffre semble indiquer la double harmonie du ciel et da la terre, la combinaison de l'individualité consciente avec le cosmos et qu'il est très fréquent dans les contes de fées orientaux et occidentaux. Tout ceci correspond peut être mieux, de façons tout à fait non planifiée, aux désirs qui sont à la racine de ce travail.
Tu connais certainement la fameuse phrase attribuée à André Malraux : « Le 21ème siècle sera spirituel ou ne sera pas. » Certains observateurs ne manquent pas de noter une résurgence du mysticisme chez nos contemporains, parfois sous des formes pour le moins inattendues. Penses-tu toi aussi qu'il y ait actuellement un regain d'intérêt pour la spiritualité et si c'est le cas, comment l'expliques-tu ?
De tout temps l'homme a cherché des réponses à sa condition, à la transcender, à donner du sens à la vie, à donner un sens à sa présence ici bas.
La spiritualité est une possibilité qu'à l'homme de scruter profondément le réel au lieu de n'accepter que le sens extérieur des choses. L'ontologie est nécessaire. Nous cherchons tous à être rassurés, réconfortés, raffermis, nous sommes travaillés au corps par la notion du sens qu'a notre vie, fracassés par de telles interrogations nous cherchons un nouveau moyen d'éclairer la situation. La spiritualité est souvent cette opportunité.
J'aime cette phrase d'Antonin Artaud : « Se soulever, se dresser, augmenter de vie et de fermeté, être accompagné par le vertical, en état d'arbre-corps qui suggère l'ascendant impérieux et nécessaire d'une certaine force. » Où ira-t-on chercher cette force pour surseoir à son incarnation ?
Dans L'Art à l'Etat Gazeux, son essai sur le triomphe de l'esthétique, Yves Michaud constate la fréquence très élevée des références au corps dans la production artistique contemporaine. Je cite : « Corps documenté, corps diminué, corps augmenté ou artificialisé, corps magnifié ou rabaissé, corps stigmatisé ou ornementé, portrait ou autoportrait, postures banales ou forcées, visages anonymes ou singularisés : la recherche de l'identité passe visiblement par la hantise du corps. » Etant concerné au premier chef par ces propos, j'aimerais savoir comment tu te situes dans cette déferlante de corps humains livrés au voyeurisme des amateurs d'art ?
Le corps est le premier et le dernier territoire à conquérir. Je l'utilise comme l'un des matériaux d'une investigation des profondeurs les plus secrètes de chaque être, comme une poétique de la découverte de soi. Je m'inscris forcément dans cette déferlante de corps humains dont tu parles mais j'aimerai le faire avec sobriété et retenue, avec la qualité du silence et d'une certaine pudeur, car ce n'est pas en agressant qu'on comprendra davantage.
Pouvoir substituer à toute l'esthétique de la cruauté, qui fit le cinéma moderne par exemple, une esthétique de l'apaisement, de la suture, capté dans un même souffle la souffrance et sa cure, être à la recherche du miraculeux. Même si dans certaines séances, le corps est meurtri, il me semble qu'au même moment il devient un corps apaisé, réconcilié avec l'univers, en quête d'un instant de grâce. Et si cet instant est situé hors champs, je veux toujours croire en sa présence.
La majorité des artistes contemporains s'arrêtent à reproduire et mettre en scène les travers de notre société. Travailler sur l'apaisement et la cure me semble donc relever de l'excentricité la plus débridée. Comment positionnes-tu cette démarche dans une époque gagnée par la pornographie, au sens le plus classique du terme (« représentation de choses obscènes destinées à être communiquées au public » selon Le Petit Robert) ?
Aharon Appelfeld un écrivain qui a du lutter pour survire à la déportation, dans un de ses livres écrit « en ces jours enfiévrés, son langage commença à prendre forme. Un langage sans mots, une langue qui n'était qu'écoute, tension des sens et impressions, en proie aux affres de l'incertitude, il déployait une prodigieux énergie en intériorisant sa colère... » J'ai toujours été frappé par ceux qui ont tutoyé l'enfer et qui désirent autre chose mais sans hurler. Je suis plus ému en entendant le Velvet Underground ou Spain cherchant la voie de le rédemption en susurrant le nom de Jésus que par l'acharnement de bruit que font certains pour crier leur colère.
Mais ce qui a le plus fortement marqué mon rapport au monde et donc ma position face à, je te cite, une époque gagnée par la pornographie, et l'histoire du blues, ces chants de chagrin qui subjuguent la mort elle-même. Dans un monde souvent illisible je pense à la terreur métaphysique d'un Robert Jonhson, ce besoin d'extase et de confiance de l'esclave qui trouve la beauté pour l'asseoir à la droite de Dieu, cette beauté distillée à partir des déchets et du fumier, comme seul rédemption.
Je ne sais plus qui a écrit : « Devant un tel jugement dernier, quelle autre réponse sinon la grâce. » Pris dans une tempête, je préfère partir à la recherche d'un abri pour la nuit...
Lors de l'une de nos conversations, tu m'avais fait part de ton étonnement devant la réaction d'un professionnel de l'art qui avait parlé de sado-masochisme à propos de ton travail. Où situes-tu la frontière entre le corps en souffrance et le sado-masochisme, dans l'absence d'éléments sexuels ou de plaisir physique ?
Il y a des mots stéréotypés qui parasitent les images, voire qui les salissent et qui retirent toutes forces aux actes. Certains mots ne sont pas adaptés. Certes il y a deux ou trois séries qui visuellement pourraient s'apparenter à une certaine imagerie SM mais l'écart se creuse tout de suite au niveau du contenu. Il n'y a pas d'érotisme hyper ritualisé, il n'y a pas de comportement sexuel qui passe par la soumission et la domination, il n'y a pas de rapport de pouvoir ni d'accord passé entre deux êtres, ni négociations, ni jeux de rôle. Il n'y pas de recherche de la jouissance, c'est plus en résistance que ça, parce que l'on est pas dans la consommation du plaisir. Oui le corps et parfois comme un champ de bataille, il se fragmente mais il est en quête d'unité.
Si quelques fois il y a souffrance dans mon travail elle est calquée sur la vision qu'en avait Dostoïevski : doublée d'une souffrance morale, que la souffrance reste purement physique le désolait. C'est ainsi que l'on renforce son aptitude à vivre, dans une mécanique à transformer la douleur brute en ouverture sur autre chose, et dans mon travail actuel elle ne passe pas par la sexualité.
La présence de la nature, notamment enneigée, dans tes photographies associée aux références que tu fais à la spiritualité évoque immanquablement le chamanisme. Est-ce que tu t'intéresses à cette forme de spiritualité ?
Je suis attiré par les lieux où l'on perçoit le vide et le silence, la nature de surcroît enneigée, permet cette rencontre. De nombreuses séances ont été faites en forêt, par tous les temps, à toutes époques de l'année, ce qui a aiguisé ma perception, approfondi mon regard sur le relation qu'entretien l'homme avec la nature. C'est à ce moment là, alors que le travail d'actions corporelles avait déjà été entrepris, que j'ai découvert certains aspects du chamanisme. Il a permis d'amener une dimension nouvelle à certains gestes, à certaines actions que j'accomplissais de façons très intuitives et de voir que ces gestes presque innés recelaient un certain mystère archaïque, primitif et sauvage. De considérer l'univers comme un tout, comme un seul corps, chaque élément relié aux autres, traitant chaque forme de vie comme essentielle, qu'elle soit minérale, végétale ou animale, permet un acte de résistance extraordinaire qui va à l'encontre de nos sociétés qui s'ennuient : réenchanter le monde.
Nous sommes toujours et encore devant la densité de ses silences de ses mystères et de son étrangeté.
Acte de résistance? Tu viens d'utiliser un terme dont je guettais justement l'apparition dans tes réponses. Comment justifies-tu ta volonté de résistance et qu'entends-tu par nos sociétés qui s'ennuient ?
Je suis continuellement à la recherche de cet espace de liberté, en opposition à toutes les formes de pouvoir, à la recherche de la formule magique qui transmute le dégoût et la colère en création, la frustration en résistance.
Rester intrigué et passionné est un acte de résistance. Choisir la robe de bure au lieu des paillettes aussi, ce qui empêche nullement de s'éclater (on peut la choisir haute couture sa robe). De garder un rapport sacré à l'art au lieu de n'y voir que du divertissement pour ados décérébrés. De garder le regard toujours porté vers une ligne d'horizon invisible, d'avoir envie, de désirer. Garder intact le désir c'est peut être ça le plus bel acte de résistance qui soit.
Surtout qu'actuellement nous ne sommes pas vraiment motivés pour voir les choses ainsi, dans un monde où l'on dépense, de façon très décontractée, 350 millions de dollars pour des films de pur divertissement mais ou le 5% de cette somme n'est même pas accordé à des projets plus exigeants. Est-ce que l'on s'ennuie à ce point pour rechercher avec un tel acharnement à se divertir à tout prix ? Fascinés par les jouets multicolores qui clignotent de tous leurs feux, on continue à se gaver de bonbons jusqu'à la nausée.
Comment perçois-tu le rôle de tes images dans un monde déjà noyé sous une avalanche d'images pour la plupart vides de sens ? Pour rebondir sur ce que tu disais plus haut, s'agit-il de sorts visuels ayant pour but de ramener un peu de magie et de surnaturel dans notre monde ?
C'est peut être l'orientation que j'aimerai donner à mon travail, plus poétique que spectaculaire, qu'il ne soit pas une concession de plus à nos sociétés du spectacle. La force d'une image s'épuise très vite, même les très grandes images perdent le pouvoir de leur contenu rapidement, j'aime l'idée qu'il y a une histoire cachée dans l'image, plus on la regarde, plus on comprend qu'elle a l'air de ce qu'elle est pour d'autres raisons qui apparaissent au premier coup d'oeil.
Pour citer Beckett : « De tout temps le bruit court ou encore mieux l'idée a cours qu'il existe une issue. » Je cherche de toutes mes forces dans ce sens.
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