LA VIE N'EST PAS FACILE


Enregistrement : Archives de La Spirale (1996-2008)

Le premier texte de fiction publié dans La Spirale ! Vous êtes invités à déguster cette excellente nouvelle agro-alimentario-alarmiste de Fred Romano, écrivain, journaliste et artiste multi-supports française émigrée à Barcelone, dont le premier roman Le Film pornographique le moins cher du monde est sorti aux éditions Pauvert en février 2000.


à Ramon Perez Alonso -

Ca ne vient pas toujours d'un coup. D'abord un fourmillement dans le bas des reins. Puis le frisson rampe le long de la colonne vertébrale. Une sorte de bourdonnement dans les glandes salivaires m'avertit. La musique au-dehors s'estompe. Mon coeur résonne à mes tempes, un son creux et cependant familier. La pression, sourde, s'intensifie au niveau des sinus. Le bout de mes doigts, blanc, froid. Je n'ai plus le contrôle de mes jambes. Je pourrais tomber. La vision se brouillle, la réalité semble projetée sur un plan d'eau où souffle le vent. Je me sens calme comme en apnée, chaque seconde est sûrement la plus belle. Des petites étoiles, des étincelles, parfois bleues, parfois jaunes, plus rarement rouges dansent devant mes yeux. Au climax je disparais. Quelques secondes plus tard, je respire à nouveau. Le vertige est passé, comme une envie de suicide. Je sais pourtant bien ce qui m'advient.La solution à ces crises, c'est de manger des choses sucrées. Sinon je me consacre aux vertiges qui ne me déplaisent pas tant que cela. Je pourrais m'évanouir et rester là des jours entiers voire des semaines sans que personne ne s'en aperçoive. Mais le sucre attaque mes dents trop fragiles. Les fruits frais sont une alternative. Je ne supporte cependant ni la peau des raisins traités aux nitrates, ni celle des abricots irradiés, et encore moins celle des pêches transgéniques, qui me hérisse de frissons incontrôlables. J'essaie toutefois de me dominer. J'ai par exemple réussi à m'habituer à la pellicule des cerneaux de noix, qui, lorsque j'étais enfant, me provoquait de terribles crises d'angoisse. Je ne perds donc pas totalement espoir.Les fruits frais modifiés génétiquement se trouvent au marché, entassés en pyramides soigneuses, luisants, gais. En Espagne, on diraient que les étalages rient, mais de quoi peuvent-ils bien rire, je me le demande. Au marché de la Boqueria, les marchandes, bien mises et maquillées, ont des façons avenantes. Elles apaisent les ricanements des fruits et légumes dans les étalages, me hélant, irrésistibles sirènes, roucoulantes de mots doux. Maja Chata Reína Linda ¡comprámelo! Parfois je me dis que je devrais m'arranger, ne pas laisser mes cheveux pousser gras sur le cou. Me laver plus souvent. Changer de vêtements. Un masque pour la nuit et une crème anti-rides pour le jour. Porter des chaussures brillantes et des culottes propres. Me passer du déodorant à bille sous les aisselles. Epiler les sourcils et raser les jambes. En bref faire toutes les choses que les femmes font pour mériter le titre de femme. D'autre fois, il me suffit d'aller au marché. Par la magie d'une botte de poireaux ou d'un kilo de nèfles pour je ne me sens plus dégradée par mon aspect négligé. Maja Chata Reina ¡qué te vaya bien! Si les marchandes du marché n'étaient soudain plus là, je sens bien que me laisserais vaincre par les vertiges.Je suis cependant toujours surprise par les différences de prix d'un étal à l'autre, d'un jour à l'autre. Il est certaines périodes charnières de l'année durant lesquelles, du jour au lendemain, les fraises par exemple peuvent passer de trois cent pesetas le kilo à cent cinquante puis repasser trois jours plus tard à quatre cent trente, ce qui fait porportionnellement des différences énormes et tout à fait inexplicables. Dans ces moments-là, je suis un peu étourdie par ces changements et je n'ose pas acheter de ces fruits jusqu'à ce que la situation se stabilise. Bien entendu, je sais que les fraises de serre du Sud, ainsi que les cargaisons de fraises sud-américaines qui parviennent à passer les frontières clandestinement, provoquent des soubresauts dans le cours du fruit, mais je souhaiterais que l'ajustement soit plus progressif. Et pourtant je me fais toute une fête des premières fraises, bien que ce n'ait plus trop de sens. C'est ce que les ethnologues devraient nommer un comportement atavique chez l'indigène européen. A l'approche de l'an deux mille, le fruit de saison n'est qu'un archaïsme, qui ne subsiste que dans les magasins de diététique que de huit cent à mille pesetas le kilo, et ce, seulement au printemps.

Ils ont là toutes les informations démontrant que les fraises du marché sont traitées de toutes les façons qui soient. Certains vont même jusqu'à affirmer que l'on peut les voir briller dans l'obscurité, preuve irréfutable qu'elles ont été traitées aux rayons gamma, afin que leur mûrissement ne dépasse pas ce qui est admis comme appétissant. Le bombardement aux rayons gamma brise toutes les molécules des vitamines et les recompose d'une façon nouvelle, créant ainsi un fruit amusant dont on ignore les possibles conséquences, mais une fraise qui se tient bien dans l'assiette, restant impeccablement rouge, croquante et insipide pendant au moins dix bons jours.

Les fraises des magasins de diététique n'ont pas si bon aspect, elles se détériorent rapidement, et, en dépit de leur goût savoureux, ce n'est pas toujours l'image de la fraise resplendissante qui reste en mémoire. Les vendeuses ne se maquillent pas et ne portent même pas de bijoux. Quant à la phosphorescence des fraises du marché, je les ai toujours mangées avant d'avoir pu me livrer à un test réellement probant dans le cadre de la méthodologie scientifique en rigueur. Je n'ai cependant pas constaté de phosphorescence de ma propre personne. La phobie des modifications me paraît quelque peu déplacée.

L'inachèvement est la véritable nature de l'homme. Pour un requin, je suppose qu'il serait dangereux de consommer des fraises modifiées, parce que le requin n'a pas évolué depuis trois milliards d'années. Mais pour un être humain, refuser de consommer du soja transgénique, des fraises modifiées ou des colorants E-225, c'est comme aller à contre-sens de la loi naturelle qui le gouverne. Il faut voir les trusts agro-alimentaires comme les jouets de la Nature, les aveugles émissaires de l'Evolution. L'humain est pré-disposé aux changements génétiques, c'est ce qu'il faut se répéter afin de consommer des fraises pas chères qui présentent bien dans l'assiette. Des fraises dont on se dit, après les avoir avalées: "J'ai mangé une fraise, je me souviens très bien de sa forme et de sa couleur.". On ne peut plus trop compter sur le goût, dans les villes. Ce n'est qu'à partir de mille huit cent mètres d'altitude que l'on peut re-découvrir le goût des choses, à condition bien entendu d'avoir conservé amygdales et végétations dans son enfance. De toute façon, même pour ceux qui n'ont pas été mutilés, la pollution atmosphérique, ainsi que les pollens des cultures extensives de céréales transgéniques, ont déjà profondément modifié la perception du goût. Et je ne parle ici que de ceux de ma génération. Les enfants d'aujourd'hui croient que le poisson est carré. La canelle les effraie, l'aïoli les écoeure. Ces enfants sont préparés au monde de demain. L'humain est censé être un animal doué pour l'adaptation. Je me force donc à manger des fraises probablement modifiées pour ne pas me retrouver seule dans une humanité au génome modifié.

Même les fraises biologiques n'échappent pas aux changements. Et ce malgré elles, il faut bien le reconnaître, à cause des vents et insectes porteurs de pesticides et de pollens de plantes travaillées génétiquement. La solution ce serait de trouver un fraisier dans une fôret perdue à au moins mille huit cent mètres d'altitude et le faire se reproduire sur place. Venir chercher la récolte à pied, après avoir observé huit jours de jeûne purificateur dans un refuge de haute altitude où l'on aurait changé de chaussures et où l'on se serait lavé tous les matins à l'eau de source. Là on saurait ce qu'est une vraie fraise. Mais c'est tout de même plus facile au marché, où de plus les vendeuses sont avenantes en dépit mon aspect négligé. Je peux bien leur acheter leurs fraises en dépit de tous les dangers que cela comporte.

Maja Chatona Guapísima ¿no me compras mis fresones hoy? Une légère touche de reproche dans la voix chantante. Ce doit être parce que je n'arrive pas à me décider à acheter toujours au même étal. Je souhaiterais être plus constante mais souvent, devant tous ces changements de prix subits, entre les ricanements des anônes ou de la pastèque, je perds un peu l'esprit et j'achète ce que j'ai sous les yeux avant de filer au plus vite. Je maintiens ainsi malgré moi un état de désir larvé qui crispe tout le marché dès que j'y pénètre. Ca s'en ressent dans l'agressivité de leurs compliments. Dulçón pupilla de mis ojos vida mía. Elles ne disent pas ça aux autres clients, je l'ai remarqué. Le plus inquiétant, c'a été une marchande chez qui je n'allais jamais et à qui j'ai brusquement acheté une cagette de physalis. Avec un sourire en coin, elle m'a rendu la monnaie en m'appelant flor de azáhar. C'était acide, brusque et surprenant, comme la saveur de ce fruit. Je me suis donc rabattue sur un demi-kilo de clémentines que j'ai acheté dans la panique à sa voisine. L'écriteau disait "clementina" mais en réalité, je suis sûre que ce sont des tangerines. Je n'ai pas osé l'expliquer à la marchande, j'ai eu peur qu'elle ne croie que je l'accuse de fraude. Les tangerines ont cependant bel et bien supplanté les clémentines sur le marché. Il y a des guerres larvées qui ne pardonnent pas, elles se déroulent sous nos yeux et nous n'en avons même pas conscience. Les tangerines, comme les enfants d'aujourd'hui, sont préparées au monde de demain. Elles sont plus sucrées, sans pépins et présentent bien, une belle couleur orange vif évocatrice. La clémentine à la saveur incomparablement plus fine a pour sa part presque disparu des étals. Les marchandes veulent l'ignorer, comme si elles faisaient partie elles aussi du complot pour en finir avec le sens du goût chez l'Homme. Il n'y a que l'ail pour ne pas changer au marché, ni de prix, ni d'aspect, ni d'odeur. C'est toujours le même ail rose à trois cents quatre-vingt dix-neuf pesetas le kilo toute l'année. On ne peut compter que sur l'ail. C'est bien dommage qu'il ne contienne pas de sucres.

Ce serait peut-être plus simple d'aller seulement au supermarché. La nourrriture semble plus inoffensive sous cellophane. Mais dans ce cas, je ne peux pas me permettre de flâner. Il faut que je mentalise très précisément les produits dont j'ai besoin et le parcours que je dois effectuer. C'est la raison pour laquelle je dois toujours aller dans un supermarché que je connais. Sinon, ça devient très vite le cauchemar. Toutes les marchandises me sautent à la gorge alors que j'erre dans des allées inconnues. Cherchant le chocolat aux noisettes devant lequel je viens de passer trois fois, une sauce aux champignons amers, des brosses à dents ergonomiques, des panty strech ultra-lycra et autres falafels sans cholestérol s'offrent à moi. L'évidence de tous ces produits me met à la torture. Le pire ce sont les promotions charcuterie, parce que je ne peux pas m'empêcher d'imaginer les grandes cuves palpitantes d'une bouillie rose où sont mélangés toutes sortes d'ingrédients, plus ou moins éloignés du porc. Il faut que je me cramponne aux rayonnages, parfois si perdue qu'il m'advient de lire les compositions des produits comme pour y chercher une aide. Je n'ai alors plus du tout faim. Il faut que je sorte très rapidement sinon il se pourrait que je n'arrive plus du tout à manger durant quelques jours. Même si c'est contraire à l'Evolution, j'ai du mal à me faire à l'idée de me sustenter de protéines hydrolysées, de graisse végétale hydrogénée et d'antioxydants alors ce que j'imagine dans mon assiette, c'est une soupe aux légumes.

Dans les supermarchés que je connais, je peux me déplacer pratiquement les yeux fermés. Je n'achète jamais plus de quatre ou cinq articles. Je peux donc faire les courses presque sans respirer. J'évite ainsi les malaises. Je ne souffrirais pas d'en être la proie entre les offres spéciales et les chariots hostiles. En dépit du soin extrême que j'apporte au choix de l'heure à laquelle je pénètre dans le supermarché connu, je n'ai jamais pu éviter un choc frontal avec au moins une ménagère. Je sais le nombre de pas exact que j'aurais à effectuer entre chaque rayon, mais il s'en trouve toujours au moins une sur mon chemin, occupée à déchiffrer une boîte de coquillettes ou du sashimi en conserve. Je suis obligée de faire un détour, et à partir de là, je m'embrouille dans mes calculs de pas. Je m'aperçois alors que je ne repère plus précisement le bac des congelés. Ce n'est brusquement plus du fox-trot disco mais du classique-musette qui résonne dans les hauts-parleurs. Ils ont changé les huiles d'olive de place. Le sucre ausssi. Une sueur froide m'envahit. Haletante, je me précipite à la caisse mais souvent la ménagère m'a devancée. Poussant son chariot plein, elle me regarde d'un oeil torve comme si elle savait. Si je regarde devant moi, tout va bien. C'est très lentement, jalousement, qu'elle installe ses marchandises sur le tapis roulant. Elle se contorsionne pour dissimuler à mes regards ses sachets, préparation pour flan, raviolis premier âge, sauce béchamel instantannée... Je m'efforce de fixer un point dans le vide de la sortie tout en respirant par le ventre. Mais la caissière impatiente me regarde de travers, comme si j'étais la cause de la gaucherie de l'autre. Je me sens alors obligée, je n'ai pas d'autre solution, que de regarder derrière moi, pour détourner l'attention. C'est le moment qu'attendent toutes les marchandises pour me sauter dessus depuis le fond du supermarché et me rappeler criantes hurlantes que je n'ai que quatre ou cinq articles dans les bras alors que la retorse a un chariot plein. Parfois je laisse tout en plan et je m'enfuis en courant. Après je dois trouver un autre supermarché et apprendre à le connaître. Sinon, dès que les caissières m'aperçoivent, elle se font des signes entre elles. Il ne me reste donc d'autre solution que les ricanements des fruits et légumes irradiés. Ou encore les vertiges.

La vie n'est pas facile.

Fred Romano


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Titre : LA VIE N'EST PAS FACILE
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La Vie n'est pas facile - Une nouvelle de Fred Romano tirée des archives de La Spirale.

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